Traître ou gardien de la mémoire?

par Nicolas Masuez

Mireille HADAS-LEBEL, Flavius Josèphe : Le Juif de Rome, Paris, Fayard, 1989.

Du somptueux Second Temple de Jérusalem que plusieurs générations avaient rebâti à grand effort, il ne reste plus aujourd’hui que ce qu’on appelle « Le Mur des Lamentations ». Ce lieu, central pour le culte juif, fut, au terme d’une guerre acharnée des Juifs contre Rome, détruit par les légions romaines en 70 ap. J.-C. Sans l’oeuvre et le témoignage de Flavius Josèphe, essentiels à qui veut connaître l’ancien royaume de Judée et le Proche-Orient au premier siècle de l’ère chrétienne, on saurait peu de choses de ce conflit tragique, dont l’issue détermina le devenir du judaïsme. Et pourtant, Flavius, qui fut aussi acteur de cette histoire tumultueuse et joua sa partie dans la guerre des Juifs contre Rome, incarne, dans la mémoire juive, la figure du félon.
Ce traître, honni non sans raison durant des siècles, ne laisse cependant pas d’intriguer. La biographie écrite par Mireille Hadas-Lebel, sans être une apologie ou même une réhabilitation de ce personnage équivoque, permet de le situer dans son époque et dans la société juive de son temps. Elle esquisse des  réponses mesurées et dénuées de parti-pris aux questions suivantes : Qui est vraiment Flavius Josèphe ? N’est-il que le traître qu’a retenu une tradition qui lui fut hostile ? Peut-il être considéré, ce grand historien des Juifs, comme un gardien de la mémoire juive ?

Judaea capta /Fait partie de la série de pièces commémoratives émises par l’Empereur Vespasien pour célébrer la capture de la Judée et la destruction des Juifs du Second Temple par son fils Titus en 70 ap. J.-C/La femme, assise au pied du palmier et en deuil représente la Judée.

Les choix de vie d’un aristocrate judéen

Yosef ben Mattityahou naît à Jérusalem, vers 37 ap. J.-C., soit la première année du règne de Caligula et en l’an 3797 du calendrier juif. Il est issu d’une famille de très haute ascendance.
« Si Josèphe s’était adressé à ses coreligionnaires, il lui eût suffi de dire qu’il était un Cohen » (p. 17). Cette origine aristocratique construit l’identité du jeune homme. À l’appartenance à la tribu de Lévi, s’ajoute une parenté avec la famille royale de la lignée hasmonéenne. Son grand-père a en effet épousé une fille de Jonathan Maccabée (p.19). En cela il se détache de la famille des Hérodiens, perçus comme des « usurpateurs » (p.21) par toute une partie de la société juive. 

En tant qu’aristocrate de rang sacerdotal, Flavius Josèphe reçoit une éducation religieuse basée sur l’étude de la Torah (p.23). Il forge son identité culturelle, éthique et sociale dans un milieu religieux et privilégié. C’est un élément fondamental pour comprendre son personnage et son œuvre. A travers son exemple, Mireille Hadas-Lebel décrit et restitue l’éducation traditionnelle des jeunes enfants juifs. 
Flavius Josèphe n’est pas exempt de vanité ; la modestie ne semble pas son fort. Dans son autobiographie, il n’hésite pas à rappeler à son lecteur qu’il a été un brillant élève (p. 29), qui est consulté comme un « docteur », p.29. 
Le cursus de Flavius Josèphe, son appétence pour les études et son origine aristocratique l’amènent à opter pour l’un des trois principaux courants spirituels de son époque. Son origine le destine plutôt au courant conservateur des Sadducéens (p.38). Or, depuis les premiers Hasmonéens, il y a une montée en puissance du courant pharisien. Enfin, il existe un troisième courant, plus « sectaire » au sens moderne du terme (p.40) et dont la spiritualité ascétique l’attire : celui des Esséniens. Le jeune Josèphe chemine au sein de ces trois mouvements et opte, probablement par pragmatisme, et peut-être par effet de mode, pour les Pharisiens affirmant que ces derniers lui semblent proches de la philosophie stoïcienne (p.37). 
Le témoignage détaillé de Flavius Josèphe sur ces trois principales mouvances religieuses du judaïsme contemporain du Second Temple est précieux pour l’historien des religions. 

Mireille Hadas-Lebel, en suivant Josèphe dans son « voyage initiatique » présente deux autres tendances spirituelles. Elle évoque les ermites du désert (pp. 46-48) et la « quatrième philosophie », qui désigne les Zélotes, irréductibles réfractaires à l’autorité romaine. Là encore le témoignage de Flavius Josèphe est fondamental  : il permet de comprendre les évolutions politiques et religieuses à venir.

L’entrée en politique

La carrière politique du jeune Flavius Josèphe commence réellement lorsqu’il est envoyé en 64 ap. J.-C., dans le cadre d’une ambassade à Rome pour obtenir la libération de Juifs captifs (des prêtres notamment) (p. 58). Ce voyage est donc son premier contact avec la puissance hégémonique du Bassin Méditerranéen. 
Dans quelle langue accomplit-il cette mission ? Les langues naturelles du jeune Josèphe sont l’hébreu et l’araméen. Or, la langue diplomatique, la langue de culture, la langue des élites dans l’ensemble du Bassin Méditerranéen au Ier siècle, reste le grec. Josèphe a dû apprendre cette langue et en maîtrise les rudiments ; de son propre aveu, il la pratique avec un « accent oriental » (p. 63).
Le témoignage de Flavius Josèphe sur sa visite à Rome permet d’évoquer la communauté juive de la capitale de l’Empire. Il donne un bon nombre d’indications sur les moeurs et coutumes des Juifs de Rome ; il écrit par exemple, qu’à Rome les rabbins « déconseillaient tout spectacles romains : les jeux d’amphithéâtre en raison de leur cruauté, les représentations théâtrales en raison de leur futilité », p. 69.

Le commandant en chef

Rome est militairement présente en Judée depuis que Pompée, en 63 av. J.-C., est intervenu dans les affaires internes du royaume juif suite à la querelle intestine, au sein de la dynastie hasmonéenne, entre Aristobule II et Hyrcan II (de 67 à 63 av. J.-C.). Or cette présence est de plus en plus mal vécue par beaucoup de Juifs de toutes conditions sociales. Incompatibilité de moeurs, brutalité de l’impérialisme romain, malentendus culturels, litiges arbitrés par l’autorité romaine en défaveur des Juifs, montée des extrêmismes et refus par des réfractaires sans concession de toute allégeance à une puissance étrangère – tout concourt à accroître les tensions.
Mireille Hadas-Lebel propose au lecteur de mieux cerner la perception de l’influence romaine et des incompréhensions qui en découlent. Un véritable choc entre deux civilisations se prépare qui aboutira à ce que l’on a appelé la Grande Révolte juive (66-73 ap. J.-C.). 
Sous Néron, la Judée avait vu se succéder une série de procurateurs cruels et véreux. Avec un art consommé du récit et dans un style vigoureux nourri à l’étude des Lettres Classiques, l’historienne raconte cet épisode qui, selon Flavius, fut décisif pour déclencher l’incendie.
« À Césarée, le grand port moderne fondé par Hérode, les relations entre les Juifs et les Grecs, depuis longtemps difficiles, n’avaient fait que s’envenimer. Un arbitrage rendu par Néron (…) donnait gain de cause aux Grecs. Le procurateur de Judée, Florus, trancha dans le même sens, au mépris de la plus élémentaire justice. Toujours appâté par le gain, il ne se contentait pas des pots-de-vin qu’il extorquait aux suppliants et alla jusqu’à puiser dans l’or du Temple. Le peuple de Jérusalem réagit avec un humour méprisant : il fit la quête pour le malheureux procurateur! La répression suivit immédiatement : charge des soldats dans la foule, massacres, pillage », p.78.
Dans cet épisode dramatique, on peut voir tous les éléments du conflit qui menace : un enchaînement d’actions et réactions qui, déclenché par un simple litige, s’aggrave par la conduite d’un fonctionnaire romain qui, abusant de ses privilèges, discrédite sa fonction et répond à des railleries méprisantes du peuple par l’intervention d’une force aveugle.
Malgré la volonté du roi de Judée Agrippa II de préserver la paix entre les deux entités, le bellicisme l’emporte.

Un commandant devenu témoin

Flavius Josèphe devient commandant en chef de la Galilée (p. 85-88). Là encore il existe un profond écart entre le récit de Josèphe et la réalité de son action. En effet, comme l’écrit fort justement sa biographe, les capacités de commandement de Flavius Josèphe s’avèrent très limitées, ses actions militaires et politiques aboutissent à  un véritable échec. Une commission d’enquête est même envoyée de Jérusalem pour contrôler son action en Galilée (p. 95-101). 

Flavius Josèphe se révèle donc être un piètre commandant militaire, très condescendant avec ses compatriotes. Mais il sut tirer avantage de la mauvaise situation où il s’était fourvoyé.
Sa rencontre avec Vespasien, appelé à devenir empereur, est le tournant de la carrière, et même de la vie, de Flavius Josèphe.
C’est dans l’affrontement que les deux hommes se découvrent ;  à Sepphoris, au sud de Tibériade en Galilée en 67 ap. J.-C., les troupes de Vespasien affrontent pour le première fois celles de Josèphe (p. 111). 
Cet événement donne l’occasion à l’historien judéen de s’intéresser au fonctionnement de l’armée romaine (p.113). La Guerre des Juifs décrivant de façon très précise l’organisation militaire romaine, fournit un témoignage très important sur le fonctionnement et la structure de l’armée en campagne.
La supériorité des légions romaines est flagrante, Flavius Josèphe se doit de battre en retraite et de subir un siège à Jopatapa. Cette citadelle « imprenable » (p.117), tombe finalement, et l’ensemble des assiégés doivent faire un choix : mourir ou se rendre. Mireille Hadas-Lebel analyse cette situation inextricable et permet au lecteur de saisir dans toute sa complexité complexité de la réflexion qui le conduit à refuser le suicide. Alors que tous les assiégés font ce choix fatal, Josèphe lui, au contraire de ses camarades, décide de ne pas franchir le pas de la mort, en justifiant sa décision par la Torah et qualifiant le suicide de « crime » (p. 126-128). Il se livre aux Romains.

De la prédiction à la citoyenneté romaine, le cheminement d’un historien juif

Ce choix de Flavius Josèphe conditionne la seconde partie de sa vie, et même sa postérité. En effet, cet opportuniste dont on peut comprendre les ressorts, apparaît comme un véritable traître. 
Flavius Josèphe n’est pas un prisonnier sans distinction : il est le commandant en chef de la Galilée, c’est un aristocrate de haut rang, proche des plus hauts cercles politiques et religieux. Ne compte-t-il pas parmi les Romains un certain nombre d’amis, dont le tribun Nicanor (p. 130). Il se rapprochera même, ultérieurement, du fils de Vespasien, Titus, celui même qui fit détruire Jérusalem en 70!
Lorsqu’il est fait prisonnier par le général Vespasien, alors qu’un sort funeste l’attend, il demande à le rencontrer.
Flavius Josèphe sait pertinemment qu’il risque d’être envoyé, comme prisonnier de guerre, à Rome, auprès Néron. Mais au lieu de plaider sa cause, et donc tenter de sauver sa vie, Josèphe se concilie les bonnes grâces de Vespasien en lui prédisant – épisode crucial – son futur accès à l’Empire (p. 133).
Ainsi Flavius Josèphe passe d’un statut de prisonnier de guerre, dont la vie ne tient qu’à un fil, à celui de véritable membre du cercle de la future dynastie flavienne. Son choix est dicté par ses  seuls intérêts personnels. C’est un tournant majeur dans la vie du dignitaire juif qui, jusqu’ici, parlait et agissait au nom des siens. Malgré tout, et le temps de voir se concrétiser sa prophétie, il reste prisonnier à Césarée (p. 140-167).
De ce fait, il suit l’évolution de la guerre des Juifs contre Rome derrière le front et dans le camp romain.

À partir du temps de sa captivité, Flavius Josèphe devient le véritable chroniqueur de la guerre des Juifs, même si c’est du côté ennemi, désormais. Il entreprend l’écriture de son premier ouvrage qu’est la Guerre des Juifs. Tel un reporter, il suit l’avancée des troupes romaines vers Jérusalem. M. Hadas-Lebel analyse cette situation et montre comment Flavius Josèphe par amitié pour Titus et par choix en faveur du camp romain,  oppose à l’ « l’ordre romain » ces révoltés, qu’il ne voit que comme des « factieux » (pp. 174-177). Elle met en avant la volonté de l’historien, qui a pourtant participé au début du conflit du côté juif, de choisir une paix négociée avec Rome, plutôt qu’une guerre qui ne mène qu’à la défaite et à la destruction. Au-delà du conflit, Flavius Josèphe est un tenant de l’ordre établi ; il a une haute vision de son rang et rejette tout ce qui peut remettre en cause la structure religieuse, politique et sociale fortement hiérarchisée qu’il incarne. 

L’amitié avec Titus n’empêche pas ce dernier d’utiliser Flavius Josèphe comme un instrument politique. Il en fait un acteur d’une « guerre psychologique » en l’envoyant en contrebas des remparts assiégés pour tenter de convaincre les insurgés, les moins véhéments, de mettre fin à la guerre (p. 180-181). Ainsi Josèphe devient un agent des Romains.
Il assiste à la lente agonie de la ville, à la destruction du Temple… mais il continue de faire du judaïsme le cœur de sa vie. Le Contre Apion qui dénonce les discours anti-judaïques en est un témoignage évident (p. 193-206).
Enfin, Jérusalem tombe. Le Temple est en ruine.

Josèphe part à Rome, s’y installe et adopte les tria nomina latins : Titus Flavius Josephus. M. Hadas-Lebel évoque cependant le deuil et le chagrin dc ce « Juif de Rome » devant le triomphe de Titus (p. 209-210). 
Toute le reste de sa vie, il se voudra un défenseur du judaïsme et un passeur de mémoire. La destruction du Temple lui cause, comme à la majorité des Juifs, un traumatisme profond. Vivant dans l’ancienne résidence de Vespasien, il consacre la fin de sa vie à l’écriture de ses ouvrages : la Guerre des Juifs, les Antiquités Judaïques, son Autobiographie, et le Contre Apion (p. 245-257).

***

Le travail de Mireille Hadas-Lebel, qui se signale par la grande aisance avec laquelle elle manie les sources aussi bien juives que romaines, propose un voyage dans ce royaume de Judée bouillonnant, où exigences de la Torah, les prescriptions de la Halakha, les ambitions politiques et les sentiments patriotiques font valoir leur droit. Le contrôle de ce petit territoire conduit Rome à une guerre très difficile. 
Cette biographie permet de saisir le parcours de Josèphe… et les raisons de sa triste réputation. En effet, il est apparu pendant de nombreux siècles comme un véritable félon pour la plupart des Juifs, et aussi, symétriquement, comme un « Cinquième Évangile » pour certains auteurs chrétiens qui ont vu, comme son traducteur français au XVIIème siècle Arnaud d’Andilly, un exemple pour édifier et confirmer par le malheur juif la prédication chrétienne (p. 262-269).


Sa destinée posthume est trouble, et il faut attendre le XIXème siècle pour qu’enfin son œuvre retrouve un certaine place dans l’historiographie juive. Le grand savant « israëlite » Théodore Reinach, lorsqu’il dirige l’édition critique des œuvres de Flavius Josèphe sous le patronage de la Revue des Études Juives, participe à cette réhabilitation. 

Mireille Hadas-Lebel démontre que Flavius Josèphe, malgré sa trahison, malgré son mépris pour ceux qui se sont insurgés, reste avant et malgré tout un Juif, attaché aux valeurs et à la tradition. Il aurait fait, finalement, pour reprendre la formule paradoxale (et indulgente) de Pierre Vidal-Naquet,  « bon usage de la trahison ». Pourtant, cette trahison n’a jamais été effacée et reste comme une marque indélébile. Ce n’est pas un hasard, si dans la France de 1941, de jeunes résistants Juifs, sionistes, imaginèrent un procès de Flavius Josèphe et le condamnèrent à mort à l’unanimité pour avoir collaboré avec l’ennemi (p. 279). 

Flavius Josèphe, historien du peuple Juif? un fervent défenseur du judaïsme resté proche du courant pharisien qui avait opté pour un judaïsme déterritorialisé?… En tout cas, son riche témoignage nous est parvenu presque entièrement, qui a perpétué le souvenir de ceux qui furent massacrés ou réduits en esclavage pour avoir refusé de se soumettre. Il demeure, de fait, un gardien de la mémoire des Juifs, sinon de la mémoire juive. En dépit de son indéniable trahison.


Bibliographie

Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, Traduit du grec par P. Savinel, Précédé du « Bon usage de la trahison » par P. Vidal-Naquet, Paris, Éditions de Minuit, 1977.

H. St. John Thackeray, Flavius Josèphe, l’homme et l’historien, Paris, Cerf, 2000, Collection « Josèphe et son temps ».
Traduction des six conférences que le savant anglais prononça en 1928 à New York devant le public du Jewish Institute of Religion. Elles sont consacrées à un portrait de l’historien grec et à une évaluation de son œuvre, à une présentation de la Guerre des Juifs et des Antiquités judaïques et à un examen des relations complexes de Josèphe avec le judaïsme, de ses rapports avec l’hellénisme où est évoqué le rôle des assistants grecs de Josèphe) et avec le christianisme qui a transmis son œuvre.

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