Lire Le Complot contre l’Amérique,

roman de Philip ROTH (4/5)

par Didier Pourquié


Cours dispensé en CPGE (Scientifiques),

Lycée Montaigne de Bordeaux (2019-2020).


LES MENACES POUR LA DÉMOCRATIE


Philip ROTH, Le complot contre l’Amérique, Titre original : Plot against America (2004), Traduit de l’anglais par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2007, Collection Folio, N°4637.


1. Fragilités structurelles

1.1. Fragilités démocratiques face au monde des apparences
Le poids de l’image et du discours
Poids de l’image
On ne croise qu’assez peu Lindbergh dans le roman, et pourtant il est omniprésent. La rareté de ses apparitions publiques, loin d’affaiblir son image, tend au contraire à la renforcer. Cela n’est pas sans conséquences, parce que le peuple américain choisit son président en fonction de son apparence au moins autant qu’en fonction des valeurs qu’il défend. Il est, au sens propre, le représentant du peuple parce qu’il est à l’image de ce à quoi le peuple voudrait ressembler. Nous avons montré qu’il était l’antithèse physique de Roosevelt. Sa jeunesse, son allure sportive, son goût du risque ont fait plus que tous les discours. En se rendant à ses différents meetings en avion, en prenant la parole en tenue d’aviateur, Lindbergh entretient l’image flatteuse d’un homme énergique et assez fort pour protéger l’Amérique. Sandy, le frère de Philip, symbolise le peuple fasciné par le miroir embellissant que lui tend son président ;

Lire l’extrait p. 45-46 : « Quelques jours seulement après l’émission (…) me semblait un tel handicap. »

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Charles Lindbergh/Mars 1927, San Diego.

Sandy peint trois portraits de Lindbergh. Sur deux d’entre eux, l’homme figure en aviateur ;  sur le troisième il est nu-tête. Philip et Sandy (lequel sait mieux que personne que ces dessins ne sont que des coups de crayons tracés sur une feuille) restent saisis par la puissance de l’image : « nous demeurâmes muets, devant le pouvoir d’intimidation des trois portraits ». Leur réaction est celle de tout un peuple littéralement captivé par cette icône. Ce que leur dit cette image : « C’était un héros viril, un courageux aventurier […] : tout sauf un traître de mélodrame ou un danger pour l’humanité. », p. 46. Cette observation montre bien que l’image est en mesure de neutraliser à elle seule les menaces contenues dans le discours – antisémitisme, accointance avec Hitler, perspective d’un gouvernement totalitaire, etc. Les institutions démocratiques sont faibles face au pouvoir de l’apparence, et encore plus face à une mise en scène concertée. En effet, quand l’opposition s’organise après l’invitation faite à von Ribbentrop à la Maison-Blanche, notamment avec les émissions de Winchell et les discours de FDR, la réponse de Lindbergh se borne à voler au-dessus du pays avec son Lockheed Interceptor, et à faire de courtes allocutions qui n’évoquent même pas ses adversaires.

Lire l’ extrait p. 260 : « La riposte de Lindbergh (…) son casque en cuir. »
Citation : « À la moindre menace de crise, sa démarche était la même ; il survolait tout le pays pour atterrir dans les villes, cette fois-là jusqu’à quatre ou cinq fois par jour grâce à la vitesse phénoménale de l’Interceptor », p. 260.

Poids du discours
L’exemple précédent nous rappelle cependant que la démocratie permet aussi le discours. Mais, s’il ne s’agit pas de débattre par l’invective, comme à l’agora, le discours le plus efficace n’est pas nécessairement le plus élaboré. 

Lire l’extrait p. 260-261 : « Et à chaque escale (…) ni aux accords d’Islande. »
Citation : «Il n’en disait pas plus, ce n’était pas nécessaire. Jamais il ne prononça le nom de von Ribbentrop ou celui de FDR, et il ne fit pas davantage allusion au Bund germano-américain ni aux accords d’Islande  », p.261.

La démocratie est fragilisée par l’indigence des discours. Ce que le peuple désire, ce sont des solutions simples à des problèmes qu’il juge simples et qui ne le sont pourtant jamais. Le discours de Lindbergh est efficace parce qu’il est bref, qu’il redit sa confiance en la sécurité qui règne en Amérique, qu’il rappelle sa promesse de ne pas entrer en guerre. Omettre les noms de ses adversaires est aussi efficace : en les ignorant, Lindbergh leur dénie l’ existence et, surtout, il permet à ses auditeurs de se concentrer exclusivement sur son bilan.
On pourrait objecter que les discours de Winchell et de FDR sont aussi des armes efficaces pour dénoncer les mensonges d’État. Winchell appelle de nombreux auditeurs auprès de la TSF (transmission sans fil : elle désignait à l’époque les récepteurs radio), et FDR a encore de nombreux partisans (p.37-39). Mais la parole du premier séduit d’une manière ambiguë. Les outrances de langage de Winchell plaisent parce qu’elles amusent, divertissent, scandalisent. Ceux qui partagent ses opinions sont séduits par la pugnacité de sa parole, mais ils peuvent aussi être agacés par ses excès formels. De ce point de vue,Winchell est l’anti-Bengelsdorf.
Mais surtout, son discours est invalidé auprès d’une majorité d’Américains au simple prétexte qu’il est juif. C’est ainsi qu’au restaurant, alors qu’Herman évoque le cran de Winchell auprès du guide Taylor, un inconnu s’invite dans la conversation : « Winchell est un Juif, annonça l’homme, à la solde du gouvernement britannique. » (p. 118), et : « S’il y a une grande gueule de Juif avec trop de pouvoir… » (p. 119).

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Walter Winchell

FDR, lui, n’est pas soupçonnable d’être juif. Il a derrière lui un excellent bilan. Son discours n’est pas emphatique ni même extravagant, même si, comme nous l’avons vu (p. 259-260), il peut être très direct et mordant. Mais il est immédiatement invalidé par l’aspiration populaire à la paix. Cette paix a beau être présentée par l’ancien président comme un répit provisoire, un écran de fumée (qui donne à l’ennemi les coudées franches pour s’en prendre aux démocraties européennes et lui donne le temps de mieux attaquer ensuite les États-Unis), son discours ne passe pas. Là encore, on voit la fragilité institutionnelle de la démocratie, incapable d’installer des garde-fous pour se protéger des discours trompeurs et faire valoir la vérité.

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FDR avec son Scotch terrier, Fala. Il parle à  Ruthie Bie, la fille de son aide-soignante, 1938.

b) La vox populi ne garantit pas les valeurs démocratiques

Mais pour que l’image flatteuse du démagogue et son discours simpliste soient persuasifs, il faut aussi que la nation soit assez complaisante pour les accueillir. Imputer au seul Lindbergh la dérive antisémite du peuple américain serait une erreur.
L’américain moyen
La plupart des enfants dans le roman n’ont aucune conscience de leur judéité. Parfaitement intégrés dans la culture du pays, ils n’ont pas le recul d’Herman par rapport à leur origine, et ils ont du mal à comprendre qu’ils puissent appartenir à une frange particulière et mal assimilée de la population. L’exemple de Sandy est emblématique. Longtemps il refuse d’admettre qu’il est en danger, il s’oppose à son père vigoureusement et épouse le point de vue de sa tante Evelyn parce qu’il est persuadé d’être un Américain comme les autres. S’il veut partir dans une ferme du Kentucky, c’est pour « voir l’Amérique » (p. 130) et ne pas rester prisonnier des préjugés paternels contre la prétendue hostilité du pays. Artiste en herbe autodidacte – donc sans éducation critique par rapport à toutes les formes de représentations – il est particulièrement sensible aux images et aux symboles. Voilà pourquoi il réagit comme tous les Américains moyens quand il voit passer l’avion de Lindbergh dans le ciel de Washington.

Lire  p. 110 : « – C’est l’avion le plus rapide du monde (…) et ils continuèrent leur route».
Citation : «Nous regardâmes tous, comme Sandy, incapable de cacher son ravissement devant l’appareil même que le président avait piloté pour retrouver Hitler en Islande. L’avion s’éleva à la verticale, pour disparaître dans le ciel. Les passant applaudirent, quelqu’un cria : « Hourra pour Lindy! » et ils continuèrent leur route. », p110.

La dernière image mérite qu’on s’y attarde. Les acclamations des passants ne peuvent en effet atteindre le pilote, bien trop haut pour les entendre, mais ces applaudissements agissent comme un encouragement mutuel à se reconnaître dans son héros. Le surnom familier « Lindy » est un signal de ralliement national à travers un symbole. La foule américaine aime à manifester sa joie ensemble, et on comprend que ce qui unit la nation n’est rien d’autre qu’une passion commune, qu’un partage exalté, qu’une excitation unanime et enthousiaste. La réflexion n’a ici aucune place, seule l’émotion compte. Mais c’est par elle que la nation se forge une identité et adopte résolument ses convictions politiques. La démocratie populaire n’est donc guère propice au débat.
L’ennui, c’est qu’on retrouve cette absence de recul critique à un niveau plus élevé, c’est-à-dire jusque dans les médias. La presse en effet semble à son tour incapable de jouer son rôle de garde-fou contre les préjugés de masse. Quand Winchell est viré de la firme Jergens (qui sponsorise ses interventions), certains des journaux les plus sérieux ne lui assurent aucun soutien. 

Lire l’ extrait p. 345-346 : « Le New York Times lui-même (…) le plus grand mépris. ».
Citation : « Le journalisme pratiqué par tous les Winchell du pays est une insulte tant à nos concitoyens éclairés qu’à la déontologie d’un métier qui exige rigueur, objectivité et sens des responsabilités, valeurs pour lesquels Mr Winchell, ses cyniques comparses des tabloïds et leurs éditeurs cupides ont toujours affiché  le plus grand mépris. », p.346.

On peut rejoindre l’avis du chroniqueur sur la « boursouflure » du propos de Winchell, lequel ne manque jamais une occasion d’outrer ses invectives, notamment contre les accointances de Lindbergh avec les nazis. Mais, à bien lire cet article, on constate que les arguments invoqués par le NYT portent essentiellement sur la forme : « mauvais goût », « attaque au vitriol », « insulte ». Sur le fond, en revanche, le journal est très imprécis, il évoque des « scrupules douteux », des « accusations […] abracadabrantes », mais sans prendre la peine de les invalider avec des arguments et des faits précis et référencés. La dernière phrase est assez ambiguë pour qu’on puisse y lire une accusation contre les Juifs. Que sont en effet « tous les Winchell du pays » ? Des journalistes sans déontologie, ou bien les Juifs qui n’ont pas leur place aux États-Unis ? Le fait est que cette simple antonomase va jusqu’à remettre en cause, au moins,  un principe énoncé par le premier amendement, celui de la liberté d’expression.

Les Juifs contre eux-mêmes
Le plus incroyable, c’est que les Juifs eux-mêmes ont des préjugés contre lesquels les arguments les mieux fondés butent sans résultat. Nous avons vu que ce pouvait être le cas de personnalités cultivées et réfléchies, le rabbin Bengelsdorf nous en donne un aperçu effrayant. On le retrouve également chez la tante Evelyn dont l’obstination est d’autant plus troublante qu’elle repose sur la dénonciation des préjugés émanant des Juifs eux-mêmes.

Lire l’extrait p. 271 : « Tante Evelyn fut stupéfaite (…) écervelée et crédule… ».
Citation : « »...-Tu vas peut-être me dire que Herr vos Ribbentrop n’est pas un nazi, lui non plus? » Pour toute réponse, ma tante traita mon père de trouillard, de provincial, d’étriqué, d’inculte et de borné, à quoi il rétorqua en lui disant qu’elle n’était qu’une parvenue écervelée et crédule », p. 271.

Dans le résumé de la dispute entre Herman et sa belle-sœur s’opposent deux convictions si fortes que chacun prend l’autre pour celui qui ne comprend rien à l’actualité. À la remarque d’Herman (« celui qui y vit en ce moment [à la Maison-Blanche] est un nazi. »), Evelyn se contente d’opposer un « Mais non ». Rien ne vient étayer cette réponse parce qu’il s’agit simplement d’une certitude qui ne procède que de ce qu’elle voit. Evelyn fait partie de ces Juifs qui se considèrent comme parfaitement assimilés et qui récriminent contre ce qu’ils croient être d’ancestraux réflexes victimaires. Dans un entretien avec Philip Roth (paru dans la New York Time Book Review le 28 février 1998), Aharon Appelfeld évoque cette catégorie de personnes qui s’estiment assez assimilées pour n’avoir plus rien à craindre à la veille de la guerre : « Avec leurs valeurs humanistes, les Juifs assimilés s’étaient construit une tour d’ivoire d’où ils contemplaient le monde. Ils étaient bien certains de ne plus être juifs ; ce qui s’appliquait aux Juifs ne pouvait s’appliquer à eux. Cette étrange conviction en faisait des aveugles ou des malvoyants. » Evelyn et Bengelsdorf appartiennent décidément à cette catégorie de Juifs qui ne peuvent croire à l’éventualité du malheur et qui s’échinent à convaincre leur famille qu’ils n’ont rien à craindre. Roth dans son roman met en évidence cette cécité qui a largement contribué à fragiliser la communauté juive en la fractionnant. Du reste, l’objectif du Homestead 42 consiste à dissoudre cette communauté en la disséminant sur tout le territoire américain. Les Juifs assimilés et cultivés sont, à leur insu, les pires complices de cette entreprise de négation de la démocratie. Leur foi en des institutions inébranlables leur fait oublier que ce régime pour lequel ils ont tant de respect est fondamentalement fragilisé par des croyances naïves. Et Appelfeld, dans le même entretien, ajoute à propos de son roman intitulé Badenheim 1939 : « Aujourd’hui encore, on s’accorde à prendre les Juifs pour des créatures habiles, retorses et pleines de finesse, qui auraient engrangé toute la sagesse du monde. Vous ne trouvez pas fascinant de voir comme il a été facile de les berner ? Il a suffi de subterfuges simplets, pour ne pas dire enfantins, pour les parquer dans des ghettos, les affamer des mois durant, les leurrer de faux espoirs, et finir par les faire monter dans les trains de la mort. » Le lecteur qui a au moins connaissance de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration ne peut manquer d’être saisi par l’ingénuité coupable de ces personnages qui ont usé de leur influence d’une manière aveuglément suicidaire.

2. Quand liberté et égalité semblent se contredire

2.1. Prévalence de l’individualisme

Nous observons à quel point les citoyens tendent à assimiler la liberté avec la liberté de jouir individuellement, sans souci des autres. On retrouve l’instinct qui vise à satisfaire ses pulsions égoïstes tout particulièrement dans le personnage d’Evelyn. Quand Philip lui rend visite en cachette au Bureau fédéral où elle travaille, elle ne peut se retenir d’exhiber tous les biens matériels acquis grâce à sa position sociale. Cette vantardise, d’autant plus ridicule qu’elle s’adresse à un garçon qui n’est guère en âge d’apprécier les bijoux, est pour elle une sorte d’apothéose, la preuve concrète qu’elle a atteint ses objectifs mieux que le reste de sa famille : « Tiens, regarde mon chéri […]. Tu vois mon sac ? C’est de la maille d’or. Et tu vois les scarabées ? de l’émail, de l’or et des turquoises » (p. 308). Cette fanfaronnade se double d’un triomphe mondain puisque la tante Evelyn se targue d’avoir dansé avec le ministre des Affaires étrangères.

Ce que souligne cet échange, qui retarde beaucoup le moment où Philip expose enfin le motif de sa visite, c’est qu’Evelyn confond la liberté permise par le régime démocratique avec la seule jouissance égoïste de l’individu. Cela la rend aveugle et sourde à l’antisémitisme dont elle peut être la victime immédiate. Elle est comme affectée de paresse intellectuelle et décisionnelle

Evelyn n’est du reste pas la seule à profiter des avantages du régime démocratique avec une ostentation qui confine à l’obscénité. Nous avons vu comment Steinheim, le premier patron d’Alvin, se goberge grossièrement quand il se rend au restaurant avec ses fils, au point de ne plus rien laisser à personne, et comment il parvient à impressionner jusqu’à Herman qui ne voit dans sa réussite qu’une preuve éclatante de ce que la liberté démocratique autorise. Le personnage de l’oncle Monty ressemble d’assez près à ce portrait d’un Juif profiteur et despotique qui prétend donner des leçons de comportement à Alvin sous prétexte qu’il a réussi à s’enrichir. Remarquons une nouvelle fois que Philip Roth, romancier, ne se retient jamais de produire des figures de Juifs qui pourraient correspondre aux pires clichés antisémites. Mais, pour lui, la réalité de la communauté juive est complexe, et cette complexité n’exclut pas les figures caricaturales. Dénier cette réalité reviendrait à mentir, concession au « bon goût », au « politiquement correct » à laquelle il n’a jamais voulu s’abaisser.

Bengelsdorf n’est au fond pas si éloigné de ces personnalités égoïstes. Sa culture, sa stature de docteur de la Loi, de responsable communautaire, lui confère des manières plus policées, une parole plus mesurée en apparence. Mais au fond, ce n’est qu’un arriviste. Homme âgé, il aime tenir à son bras une femme beaucoup plus jeune, ne crache sur aucune soirée mondaine où son ego peut parader à loisir, et il pontifie sans arrêt, donnant des leçons de morale qui ne sont au fond pas meilleures que celles que revendiquent Steinheim ou Monty.

Les enfants sont parfois les miroirs de ces volontés égoïstes. Sandy se glorifie d’avoir vécu dans une ferme du Kentucky où il avait toutes les commodités matérielles qui lui faisaient défaut à Weequahic. Quant au jeune Philip lui-même, il profite de la liberté de circuler pour suivre des passants dans les rues de la ville.

Mais le roman contient une dimension morale, parce que toutes ces libertés égoïstes se voient tour à tour remises en question. Certaines petites frappes qu’engage Monty pour le maintien de l’ordre sont abattues – ce qui montre indirectement que la liberté prise par les magnats de l’industrie ou du commerce ne met personne réellement à l’abri, et qu’ils sont eux-mêmes voués à subir les conséquences de l’antisémitisme. Bengelsdorf et Evelyn ne sont pas mieux protégés à proximité du pouvoir que les autres. La demande d’asile réclamée par la tante auprès de la famille Roth est une leçon pathétique adressée à l’enfant sermonneuse et gâtée. Bengelsdorf quant à lui est jeté en prison. Sandy découvre sur le tard, et après l’avoir si obstinément nié, les conséquences de l’antisémitisme avec le meurtre de Mrs Wishnow. Quant à Philip, il manque de peu se jeter dans les pattes d’un pédophile avec son ami Earl Axman.

2.2. Prévalence du libéralisme

Herman a des idées libérales parce que, pour lui, le libéralisme est attaché avant tout à la notion de liberté. En défendant les excès de Steinheim devant Alvin, il croit de bonne foi défendre un avantage indiscutable de la démocratie. Et il ne voit pas où est le mal dans le fait qu’Abe Steinheim décroche le téléphone et menace le président de l’Université en personne s’il n’inscrit pas séance tenante Alvin parmi ses étudiants. Pourtant ce pouvoir indu accordé aux parvenus, ces conséquences d’une prétendue égalité des chances qui autorise n’importe qui à réussir sans respecter les règles, ce pouvoir menace la démocratie dans ses fondements. Cette égalité des chances se traduit par une inégalité des réussites qui donne aux plus audacieux des manières de voyous. Pour Alvin, qui n’a rien d’un capitaliste, la réussite sociale s’explique par l’exploitation des faibles et par des pratiques malhonnêtes. C’est ce qu’il tente d’expliquer à Herman.

 Lire p. 80 : « Elle m’échappe, ta morale (…) Je savais pas que ta morale était pour. »
Citation : « Elle m’échappe, ta morale, oncle Herman. Tu veux que je devienne un voleur, mais ça te gêne pas que je travaille pour un voleur.
– Steinheim n’est pas un voleur, c’est un entrepreneur. Ce qu’il fait, ils le font tous, dit mon père. Ils n’ont pas le choix, le bâtiment, c’est un coupe-gorge. Mais ses immeubles ne s’écroulent pas, que je sache. IL ne fait rien d’illégal, Alvin, si?
– Non, il baise ses ouvriers jusqu’à l’os, c’est tout. Je savais pas que ta morale était pour », p.80.

La liberté des faibles est ainsi réduite par les exploiteurs ; quant à l’égalité des chances, elle est un doux rêve qui ne profite qu’aux plus égoïstes. Mais la devise de l’oncle Monty est bien tournée vers le profit, c’est la seule loi qui compte, et c’est un monde démocratique où la pression de l’État est la plus faible qui l’autorise : « – Je croirais entendre Alvin, Herman. Tu parles comme un gamin. Qu’est-ce qui compte en dehors du fric ? » (p. 183).
À sa façon, le rabbin Bengelsdorf rejoint l’idéal démocratique réduit à la performance économique, notamment quand il vante la culture du tabac chez les Roth.
Ce ne serait pas la liberté démocratique qui serait la première apparue dans les esprits des pionniers, mais la réussite économique. C’est de sa capacité à tirer profit du tabac que la communauté juive a tiré son indépendance. Et, dans l’histoire du pays, c’est de cette suprématie dans les affaires que l’État de Virginie a pu assurer l’indépendance des « Premières Familles ». Il semblerait donc que l’esprit libéral précède tout idéal démocratique, selon le rabbin.

2.3. Menace de la perte identitaire 

Des Gens parmi d’Autres
Une autre des faiblesses de la démocratie, c’est qu’en son nom on peut mettre en place des mesures qui n’ont que l’apparence de la démocratie. Sandy est envoyé dans le Kentucky en juin 1941 « sous les auspices du mouvement Des Gens parmi d’Autres » (p. 128). Ce mouvement est promu par le Bureau d’assimilation dont le président pour l’État du New Jersey est le rabbin Bengelsdorf. On peut s’étonner pour commencer de l’existence de ce Bureau d’assimilation dont les Juifs s’étaient fort bien passés jusque-là. Sous couvert d’une intention louable a priori, se met en place une institution qui, au prétexte de faciliter l’intégration des minorités, les signale comme distinctes, les définit comme difficilement assimilables, et qui en somme les ghettoïse. Le fait que sa présidence soit assurée par un Juif n’a ici encore que l’apparence du principe démocratique. Bengelsdorf sait parfaitement jouer sur la culture victimaire de sa communauté en lui demandant l’effort d’assimilation dont elle serait implicitement incapable. Ajoutons que seule la minorité juive est concernée (ni les Noirs ni les Indiens ne sont mentionnés). 

p. 129 : « Mais à dire le vrai (…) à faire signer par les parents. »
Citation : «Des Gens parmi d’Autres se proposait en somme de soustraire les jeunes Juifs entre douze et dix-huit ans à leur ville et à leur milieu scolaire pour les faire travailler huit semaines comme ouvriers agricoles et journaliers dans les familles de paysans à des centaines de kilomètres de chez eux », p.129.

Herman a l’intuition qu’il s’agit là d’un dispositif qui sert les intérêts antisémites, mais c’est une intuition encore imprécise. Il l’envisage lui aussi sous des motifs économiques avant tout, ce qu’il explique à Sandy :

« Si tu crois qu’on t’envoie là-bas pour dessiner des bêtes, lui dit mon père. On t’envoie là-bas pour aller chercher leur pitance. On t’y envoie pour répandre le fumier » (p. 130). 

L’analyse n’est pas forcément erronée. Avec cette main d’œuvre bon marché, les paysans américains peuvent se refaire une santé économique à moindre frais. Mais l’essentiel est ailleurs. Quand Herman dit : « On t’y envoie pour répandre le fumier », il sous-entend qu’on se sert des Juifs comme des larbins, voire comme des esclaves. On leur rappelle leur condition inférieure. En outre, dans l’éclatement de la cellule familiale qu’implique un éloignement d’une telle durée (huit mois), se cacherait la volonté de désagréger la communauté en la séparant de ses forces vives. Il s’agit en quelque sorte de saper l’identité juive pour mieux enrayer son éventuelle résistance.

La loi Homestead 42
Nous avons brièvement évoqué cette loi mise en place par la présidence Lindbergh. Elle procède d’une allusion à une véritable loi historique, le Homestead Act (« Loi de propriété fermière »), mise en place par Abraham Lincoln en mai 1862. Comme pour le mouvement Des Gens parmi d’Autres, cette loi consiste en un renversement d’un principe apparemment louable parce que démocratique. La loi de Lincoln accordait un droit de propriété à toutes les familles qui résidaient sur un terrain depuis cinq ans. Elle permettait aussi aux citoyens qui occupaient une parcelle depuis six mois de l’acquérir auprès de l’État à un prix modique (environ 300 dollars pour un hectare). L’objectif visé était de conquérir et de domestiquer assez vite les immenses territoires du pays, de les pacifier en les reprenant notamment aux Indiens. Ce dispositif a été à l’origine de la véritable conquête de l’Ouest et a permis aux familles pionnières de s’approprier des terres jusque vers 1910 pour l’essentiel. La loi était hautement démocratique puisqu’elle facilitait l’accès à la propriété des plus désargentés, leur donnant la possibilité de vivre des ressources de leurs terres.
Au regard de cette mesure d’importance, la loi Homestead 42 prend une tournure ironique. 

Lire p. 295-296 : « Cher Monsieur Roth (…) Sous-directeur du personnel »
Citation : « Félicitations à vous et votre famille qui avez été retenus entre de nombreux candidats méritants de la Metropolitan Life pour figurer parmi nos premiers pionniers de la loi de 1942?
Sincères salutations,
Homer L. Kasson
Sous-directeur du personnel », p.296.

La lettre est adressée à Herman par la direction de son entreprise qui ne fait que relayer le dispositif qui consiste à encourager les employés juifs à quitter leur travail afin de se donner un nouveau départ économique par l’investissement. On prétend que, cette fois, les périls liés à la colonisation de terres sauvages seront exclus. Seule la réussite s’ouvre à ceux qui ont le courage d’entreprendre. Les mots de la lettre garantissent un avenir radieux à ceux qui profiteront de l’opportunité de bouger : 

Ce passage explicite la démarche : il s’agit de fondre les Juifs dans la culture américaine, de les contraindre en somme à renoncer à leur propre culture. En les disséminant sur tout le territoire, on s’assure en outre de séparer les familles d’avec leur communauté. On les affaiblit, là encore, dans le prolongement du dispositif Des gens parmi d’Autres, mais d’une manière plus radicale et à une échelle plus étendue. La dimension comminatoire du courrier laisse entendre à ceux qui se déroberaient à cette nouvelle perspective de ne pas être de bons citoyens – et donc justifierait les sanctions antisémites qui pourraient être prises à leur encontre. Rien de très démocratique en somme.

3. DÉRIVES POSSIBLES

3.1. Dérive despotique :  la mue tyrannique de la démocratie

Roth donne plus ou moins raison à la thèse du  « despotisme doux », mise en lumière par  Tocqueville.
Il lui donne raison dans le sens où le despotisme ne s’impose pas soudain et brutalement, par une sorte de coup d’État qui laisserait les citoyens hébétés, désorientés, en état de colère ou de révolte. Rappelons que les citoyens américains sont majoritaires à soutenir Lindbergh, qu’ils l’ont élu démocratiquement, qu’ils voient dans son non-engagement une façon de les protéger avec justesse contre un conflit qui ne les concerne pas. Rappelons aussi que les Juifs eux-mêmes sont nombreux à soutenir son action et que, même parmi les plus réticents à son élection, il en est qui n’y trouvent finalement rien à redire, deux ans plus tard.
Roth toutefois donne tort à la perspective de Tocqueville dans la mesure où le despotisme du nouveau régime se fait graduellement moins doux, plus ouvertement antisémite, notamment quand le dispositif du Homestead 42 ressemble à s’y méprendre à une déportation.
À un moment donné sous Lindbergh, la démocratie cesse d’en être une. Et on ne peut affirmer que seules les victimes en sont conscientes, ceux qui profitent de la confiscation des biens communautaires adhèrent eux aussi consciemment à cette dérive.
Il est impossible de déterminer avec précision le point de bascule. On a le droit de dire qu’avec la disparition de Lindbergh et son remplacement par Burton Kendall Wheeler (Voir sa biographie, p. 534-537 de l’édition Folio et la comparer au portrait à moitié fictif qu’en donne Roth lui-même, p.254-256), le régime est devenu clairement autoritaire. Wheeler impose, en effet, la loi martiale qui assure le maintien de l’ordre avec la police ou à sa place. La loi martiale implique la suspension des libertés fondamentales des citoyens : ils n’ont plus le droit de manifester, de se rassembler, et ils peuvent être arrêtés et emprisonnés sans motif judiciaire. En somme la loi martiale signe objectivement la fin de la démocratie, même s’il s’agit officiellement d’un dispositif provisoire. 

Au nom de cette loi martiale, Wheeler peut faire arrêter tous ceux qui le gênent. Sous prétexte qu’un « complot juif contre l’Amérique » (p. 452) mené en sous-main par les Britanniques, les responsables politiques juifs sont arrêtés les uns après les autres, l’épouse de Lindbergh elle-même est transférée dans un hôpital militaire au motif d’un « effondrement nerveux » (p. 452), Bengelsdorf est emmené en garde à vue par le FBI, des blindés entrent dans New York pour « juguler les flambées de violence » (p. 453).

Lire l’extrait p. 453 : « Voulant s’adresser à un meeting (…) qui mènent à la ville. »
Citation : « Voulant s’adresser à un meeting de protestation d’urgence réuni par un comité de citoyens new-yorkais, l’ancien président Roosevelt quitte sa demeure de Hyde Park et se rend à New-York. Il est promptement mis sous la garde la police « pour assurer sa protection »», p.453.

Cette mue tyrannique de la démocratie n’aurait cependant pu avoir lieu si le terrain n’avait été préparé par Lindbergh. Le pays ne devient pas un État policier du jour au lendemain. Le FBI a déjà les coudées franches sous Lindbergh. À l’époque, il est dirigé par Edgar Hoover dont les méthodes d’investigations n’ont jamais eu la réputation de respecter les codes de la démocratie. Cela ôte des scrupules à ceux qui enquêtent pour lui. On voit ainsi l’agent (qui se fait appeler « Don ») interroger le jeune Philip au sujet d’Alvin, l’enfant rebelle revenu mutilé de sa participation à la résistance armée. Il enquête ensuite auprès de Bess et d’Herman en exerçant sur eux une telle pression qu’ils en viennent à qualifier leur fils adoptif de « traîne-savates » (p. 248). Les agents du FBI impressionnent encore assez l’oncle Monty pour que celui-ci en vienne à leur verser un pot de vin afin de garder son propre frère, Herman, dans son entreprise. Rappelons que la fraternelle générosité de Monty atteint vite ses limites : Herman doit lui rembourser le pot de vin au FBI.

Henry Ford in Deutschland

Henry Ford (2ème à gauche) en Allemagne en 1930

On peut aussi considérer l’État comme complice d’une dérive despotique en plaçant au ministère de l’intérieur Henry Ford, dont les publications sont ouvertement antisémites Son ouvrage, Le Juif international (The International Jew, 4 vol., 1923), définit les Juifs non par leur religion mais par leur race. Ils sont un « germe » à nettoyer et éradiquer. Par la suite, les nazis s’inspirent ouvertement de cette terminologie.. Il l’est encore quand les pogroms menés contre les Juifs, et notamment lors de la Kristallnacht de 1942, calquée sur celle menée par les Allemands en 1938, ne reçoivent pas de condamnation officielle : « La semaine qui suivit l’attaque contre les Juifs de Detroit, en septembre, attaque que ni le gouverneur du Michigan ni le maire de la ville ne s’empressèrent de juguler, les domiciles, les boutiques et les synagogues des quartiers juifs de Cleveland, Cincinnati, Indianapolis et Saint Louis furent victimes de nouvelles flambées de violence » (p. 383).

2.2. Dérive démagogique : discrédit sur les notions de démagogie et de démocratie

La démagogie : brouillage de la notion
Roth ne simplifie jamais la réalité qu’il veut décrire. Son uchronie peut sembler binaire puisqu’elle affronte deux camps, elle multiplie les nuances en parant les représentants de la démocratie comme du despotisme de caractéristiques qui peuvent se recouper.
Peut-on dire que Lindbergh est un démagogue ? Nous avons déjà répondu en partie à cette question : ses discours se bornent à des bilans sommaires et produit des réponses aux attentes citoyennes avec des formules réductrices. 

Lire l’extrait p. 85 : « Lorsque le président rentra à Washington (…) stricte neutralité ».
Citation : «… il s’adressa à la  nation en un discours de cinq phrases : « Il est à présent garanti que notre grand pays n’entrera pas dans le conflit d’Europe » », p.85.

Sa démagogie consiste à satisfaire l’attente citoyenne avec des solutions qui, parce qu’elles tiennent en quelques phrases, semblent marquées au coin du bon sens. Il est difficile de croire aujourd’hui que la seule aviation militaire soit en mesure d’assurer la tranquillité intérieure du pays. Les auditeurs semblent pourtant s’en contenter.

Mais observons son ennemi juré, Winchell. Ses diatribes sont à l’opposé de la sobriété de Lindbergh, abondantes, denses, parsemées de formules à l’emporte-pièce. Nul doute qu’on peut les trouver démagogiques. Rappelons que le journaliste vient du monde du spectacle, et ses chroniques bavardes conservent l’esprit du sensationnalisme. On sait aussi qu’il aime à répandre des rumeurs sur des personnalités de la politique ou du show-business, et qu’il fallait payer cher son silence. En cela, Winchell est un démagogue, et ses adversaires ne manquent pas de lui attribuer la qualification de « grande gueule de Juif », comme cela se produit à Washington, quand un homme interpelle Herman au restaurant.
Ce rapprochement brouille donc les frontières de la démagogie, notion qui peut recouvrir aussi bien les partisans de Lindbergh que de FDR. 

La démocratie : brouillage de la notion
Mais l’approche de Roth, si elle brouille la notion péjorative de démagogie, va jusqu’à brouiller symétriquement son pendant opposé. La notion de démocratie n’est en effet pas mieux lotie. Tout le monde s’en réclame, antisémites et Juifs, républicains et démocrates, citoyens modestes comme élus du Congrès : chacun brandit le mot et lui subordonne son orientation politique.
C’est sur ce mot qu’Herman décide de clore le petit incident qui l’oppose à une vieille touriste qui compare Lindbergh à Lincoln.

Lire l’extrait p. 99 : « Comparer Lindbergh à Lincoln (…) – Non, monsieur, on est en démocratie. »
Citation :  « « Comparer Lindbergh à Lincoln, ben dis donc », grommela mon père...», p.99.

Ce que sous-entend Herman, c’est que l’Amérique est en effet une démocratie, et que cela implique que toutes les âneries peuvent se dire sans qu’on risque de se faire arrêter. La formule est également censée rappeler à l’homme qui l’interpelle que sa critique de l’analogie entre les deux présidents mérite tout aussi bien d’être exprimée. Mais surtout la réplique souligne le fait que la parole libre n’est plus tout à fait une évidence : la révérence quasi religieuse vouée à Lindbergh tend à le sacraliser et à interdire contestation et polémique. La réplique a fort peu de chances d’être entendue. Le sens du mot démocratie n’est pas perçu par tous de la même manière. 

Ainsi, quand Bengelsdorf défend la politique menée par Lindbergh, il prétend que le président agit pour le bien de la démocratie. Mais Herman estime que le rabbin se trompe complètement sur l’acception de ce mot.

Lire l’ extrait p. 63-64 : « En 1936, longtemps avant le début des hostilités (…) commença mon père. »
Citation : Discours du Rabbin Bengelsdorf : « En 1936, longtemps avant le début des hostilités, les nazis ont décerné une médaille au colonel LIndbbergh, c’est vrai, et il est vrai aussi que le colonel a accepté cette médaille. Mais pendant ce temps-là, mes amis, il exploitait secrètement leur admiration pour protéger et préserver notre démocratie, et préserver notre neutralité en nous rendant plus forts ».
– J’arrive pas à croire… commença mon père.
 »