Lire Le Complot contre l’Amérique,

roman de Philip ROTH (3/5)

par Didier Pourquié


Cours dispensé en CPGE (Scientifiques),

Lycée Montaigne de Bordeaux (2019-2020).


LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE


Philip ROTH, Le complot contre l’Amérique, Titre original : Plot against America (2004), Traduit de l’anglais par J. Kamoun, Paris, Gallimard, 2007, Collection Folio, N°4637.


Nous prenons le parti de concentrer notre lecture du Complot contre l’Amérique  sur la question de la démocratie. Certes, cet axe de lecture n’est pas l’unique voie qu’il est possible d’emprunter pour analyser ce roman ; car on pourrait aussi bien aborder la lecture de cette oeuvre polysémique sous d’autres angles : celui de l’autobiographie fictive, celui du roman familial, celui de la sociographie de la Newark juive, ou bien encore celui des terreurs et hantises de l’enfance… Mais il est vrai que la réflexion historique et politique est centrale tout au long  du roman de Philip Roth.  Les valeurs de la démocratie américaine, les espoirs et la confiance placés dans les institutions démocratique de l’Amérique, la place faite dans la démocratie aux minorités par la majorité… Cette méditation, sans jamais donner lieu à de pesants débats didactiques tels qu’en donnent l’exemple maints romans à thèse, constitue le fond de l’intrigue narrative et anime vivement le drame, voire la tragédie vécus par tous les personnages du roman, des plus humbles citoyens aux plus éminentes personnalités confrontés, chacun à son niveau, à des problèmes à la fois moraux et politiques.
Le complot contre l’Amérique décrit les manières dont une démocratie peut être pervertie, voire subvertie, et ainsi nuire gravement à une partie de ses citoyens ; imagine comment, par de progressives compromissions, par de successifs reniements, par une accumulation de petites lâchetés, la démocratie peut tourner à la dictature, ou du moins à un régime oppressif. P. Roth raconte comment la démocratie peut être mise à l’épreuve.

1. Le fait majoritaire 

  • La décision du plus grand nombre

Le risque que courent les démocraties de voir se développer une «tyrannie de la majorité», selon la formule que Tocqueville applique à La démocratie en Amérique au XIXème siècle, n’a pas disparu au siècle suivant.  L’opinion publique générale décide de la souveraineté populaire. Le principe électoral n’a guère changé, cent cinquante ans après les conclusions de l’essayiste.
L’Amérique voit dans cette précellence donnée à la majorité, la garantie de l’expression politique du plus grand nombre ; ce qui mettrait le peuple à l’abri des mauvaises surprises, des écarts irrationnels, des électeurs qui voudraient choisir pour représentants des personnalités déviantes. Roth, très vite, souligne la naïveté de ce principe. Le jeune Philip Roth, âgé de huit ans en 1940, est en quelque sorte le calque de cette innocence prise au dépourvue lors de l’investiture de Lindbergh.

Lire l’extrait p. 19-20 : « Lindbergh fut le premier Américain (…) dans un Amérique en paix avec le monde. »
Citation : « Lindbergh fut le premier Américain vivant célèbre que j’appris à détester, tout comme le président Roosevelt était le premier Américain vivant célèbre qu’on m’apprit à aimer. Voilà pourquoi, lorsque, en 1940, les républicains l’investirent comme adversaire de Roosevelt, ce fut le premier coup de boutoir contre l’immense capital de sécurité personnelle que j’avais tenu pour acquis, moi, l’enfant américain de parents américains, qui fréquentais l’école américaine d’une ville américaine, dans une Amérique en paix avec le monde », p.19-20.

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Charles Lindbergh, par Harris & Ewing (entre 1915 & 1937)

Ce passage évoque le moment de l’investiture de Lindbergh par les Républicains. Ce n’est encore que la première étape dans la course à la présidence. Mais ce qu’entrevoit déjà  le jeune Philip, c’est qu’une moitié de la nation est prête à voter pour un homme qui ne cache pas son antisémitisme. La loi du grand nombre, à l’évidence, n’est pas celle de la sécurité promise aux citoyens par le régime démocratique ;  mais c’est ainsi que les institutions démocratiques fonctionnent.
La perspicacité populaire est sujette à caution mais c’est  à elle qu’on s’en remet pour se choisir le représentant du peuple. FDR  a pourtant fait ses preuves :  il a sorti les États-Unis du marasme économique consécutif à la crise de 29 ;  il a réussi à fédérer autour de lui le plus grand nombre de citoyens. Il serait normal qu’on le réélise.
Mais la démocratie américaine est bridée par des impératifs institutionnels et quelques préjugés.
Du côté des contraintes inhérentes à la constitution : l’héritage de George Washington  empêche qu’on confie plus de deux mandats à un même homme ; FDR a déjà été élu deux fois.
Du côté des préjugés :   la jeunesse de L. est censée incarner une Amérique nouvelle et dynamique, par opposition à l’image d’un vieil infirme en chaise roulante donnée par Roosevelt.

Lire  l’extrait p. 84 : « Et puis il y avait le miracle de l’aviation (…) n’allait pas chercher plus loin. »
Citation : « … Il apparaissait donc, concluaient  les experts, que les Américains du vingtième siècle, avaient soif de normalité. Or, Lindbergh représentait justement cette normalité élevée à des proportions héroïques : un type bien, visage honnête, voix sans affectation, dont les échos avaient démontré à toute la planète qu’il avait le courage de faire face aux situations, et celui de façonner l’histoire, ainsi, bien sûr, que la force de transcender la tragédie personnelle », p.84.

La normalité est l’aspiration profonde de la majorité, contre les désordres de la crise. On retrouve ici cette foi bien enracinée du peuple dans « la norme », qui serait édictée par le plus grand nombre. Comme si de la majorité ne pouvait surgir que la norme, norme élevée au rang  de vérité, alors même que le peuple est sujet, comme on le voit, à des préjugés reposant sur l’apparence. Les citoyens américains  font, par une transposition abusive, d’un exploit individuel (la traversée de l’Atlantique en avion) une aptitude à diriger les États-Unis…
Une fois que la majorité a donné ses suffrages au représentant de la « normalité », il devient quasi impossible de remettre en question le bien-fondé de son choix. Surtout si des paroles d’autorité au sein de la communauté juive, comme celle du rabbin Bengelsdorf, apportent une caution morale au fait majoritaire et par ses propos lénifiants  anesthésient les consciences. Or, en justifiant par exemple le Bureau d’assimilation, il prépare insidieusement l’Amérique à disperser ses Juifs sur son vaste territoire, à les séparer les uns des autres, à les dissoudre..

Lire l’extrait p. 163-165 : « Au lieu de réagir sur le champ (…) loisibles à d’autres de jouir».
Citation : Propos tenu par le Rabbin Bengersdorf à la table des Roth : «Ce que Hitler a perpétré à l’encontre des Juifs allemands par les lois de Nuremberg, en 1935, est l’antithèse absolue de ce que le président Lindbergh a entrepris de faire en faveur des Juifs américains lorsqu’il a institué le Bureau d’assimilation». 

Parce que Lindbergh « a été élu démocratiquement et équitablement, par une victoire écrasante », son élection est incontestable en principe, et son mandat n’est pas suspect de saper les valeurs démocratiques. La voix du rabbin est-elle celle de la naïveté, ou bien celle du cynisme qui a compris comment défendre ses intérêts personnels en faisant du  du président son obligé ? Le roman ne tranche pas : il se contente de souligner comment le principe démocratique du fait majoritaire peut être alimenté par la cécité populaire. 

  • Le représentant élu : une émanation du peuple ?

Les élections présidentielles semblent donc échapper dans une large mesure à l’exigence de rationalité supposée en tout citoyen. Chacun cherche en son représentant quelqu’un qui lui ressemble et qui soit en même temps un peu plus que lui, quelqu’un qui lui apporte des garanties pour son pays. Lindbergh est à la fois un homme du peuple (il est fils d’immigrants suédois) et un homme exceptionnel.  Son exploit est remarquable car bien qu’il ne soit par le premier à traverser l’Atlantique en avion,  il est le premier (en 1927) à l’avoir accompli en solitaire, sans escale, de continent à continent, en reliant deux capitales (Paris-New York), et cela, douze jours après la disparition de Nungesser et Coli qui avaient tenté le même exploit à bord de l’Oiseau blanc.
Mais surtout, cette prouesse est incroyablement médiatisée. Une foule immense l’acclame à son arrivée aux États-Unis et, comme en une onde de choc, sa notoriété est savamment entretenue par plusieurs escales dans diverses villes du pays où le beau jeune homme de 25 ans, et d’un mètre quatre-vingt onze (un géant pour l’époque!) est accueilli en héros. L’Amérique aime à se reconnaître dans cette figure médiatique qui lui renvoie une image flatteuse de conquérant, rompu aux nouvelles technologies de l’aviation, un domaine qui avait, pour ainsi dire, l’âge de son porte-étendard. Est-ce à dire que l’homme qui, en 1940, brigue le mandat présidentiel en revêtant la tenue de pilote, est l’émanation, le reflet du peuple ?
Le fait est que, pour en persuader le plus grand nombre, des relais médiatico-politiques se mettent en place. Le sénateur Nye, connu pour son combat en faveur du neutralisme, est l’un des grands artisans de cette image héroïque, de ces opérations de propagande couronnées de succès.

Lire l’extrait p. 31 : « À sa vue, une vague d’enthousiasme (…) du Dakota du Sud. »
Citation : « Ce drame pseudo-religieux n’offre que les dehors de la spontanéité ; son exécution a été ourdie en coulisses par le sénateur Gerald P. Nye… », p 31.

Le futur président serait donc moins un représentant du peuple que le produit d’une campagne orchestrée par des professionnels de l’image au profit d’une idéologie étrangère à la démocratie. 

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Arrivée triomphale de Lindbergh à New York, le 13 juin 1927

Les Juifs ont moins de raisons que les autres de se sentir représentés par L., celui-ci ayant prononcé un discours antisémite à Des Moines (11 septembre 1941). Pourtant Alvin (qui est revenu de son combat contre les fascistes avec une jambe en moins) constate avec stupéfaction leur ralliement à L.. Leur méfiance semble s’émousser à mesure que le temps passe. Les préventions les plus radicales, si elles ne sont pas confirmées par des faits immédiats, tombent dans l’oubli. C’est le moment du relâchement, le pire parce qu’il désarme les résistances. 

Lire l’extrait p. 228 : « Dès qu’il fut en mesure de circuler… à Sandy et à moi  »
Citation : « Walter Winchell s’obstinait à attaquer le président dans ses émissions du dimanche soir, et chacun allumait dûment son poste prête à prendre au sérieux ses interprétations alarmistes de la politique présidentielle ; mais ne voyant aucune de leurs craintes se matérialiser depuis la prise de fonctions, nos voisins furent bientôt plus disposés à croire les assurances optimistes du Rabbin Bengelsdorf que les noires prophéties de Walter Winchell  ».

Au fond, le sentiment pour le peuple d’être représenté fidèlement se gagne au-delà des urnes, en donnant des signes d’un prolongement de la stabilité conjoncturelle. Rien n’est plus précieux pour la démocratie que la normalité. La confiance s’obtient à ce prix. Mais cette confiance se conquiert facilement en endormant les consciences. Chacun, quels que soient son origine et sa culture, peut se croire, à bon droit, représenté par celui qui ne bouleverse ni ne menace son mode de vie.

***

2. Les libertés  menacées?

Les dix amendements, ratifiés en 1791, sont, aux États-Unis, des piliers de la démocratie en ce qu’ils édictent et entendent préserver les libertés fondamentales du citoyen.
Les dix premiers amendements  forment la Déclaration des droits (Bill of Rights).
cartoon-bill-of-rights-1971-young-citizen-teachers-guideLe roman de Roth donne-t-il à voir le plein respect de ces droits sous la présidence de Lindbergh?
Sont-ils menacés directement par le Président Lindbergh? Non!
Selon toute apparence, ils ne semblent pas, sur le plan formel, bafoués directement…. C’est là que se trouve le véritable péril.

  •  Liberté de religion

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Liberté de Culte (Freedom of Worship) , tableau  peint par Norman Rockwell en 1942, est le second de la série intitulée Les Quatre Libertés (Four Freedoms).

Lire l’extrait p. 14-16 : « C’est par leur travail  (…) Notre patrie, c’était l’Amérique. »
Citation : «Dans notre quartier, aucun homme ne portait la barbe ou le costume désuet du Vieux Monde ; on ne portait pas davantage la kippa, ni à l’extérieur ni dans les maisons où j’avais mes entrées chez mes petits camarades. Les adultes ne pratiquaient plus la religion par des signes extérieurs reconnaissables, si tant est qu’ils aient continué de la pratiquer de façon sérieuse, et autour de nous, mis à part des commerçants d’âge mûr comme le tailleur ou le boucher casher, ou encore quelques vieillards malades ou décrépits contraints d’habiter chez leurs enfants adultes, presque personne n’avait d’accent».

Le gouvernement dirigé par Lindbergh n’a, ainsi, pas besoin d’exercer de répression contre ces pratiques religieuses qui tombent en désuétude. Les représentants en titre de la religion juive, les officiels, ne sont pas non plus menacés, et ils ont toute légitimité à s’exprimer publiquement. Bengelsdorf est invité à la Maison-Blanche en même temps que von Ribbentrop, ce qui tendrait à prouver que la démocratie est en mesure de dépasser tout type de clivage, qu’il soit politique ou religieux.
C’est du moins ainsi que les Républicains l’interprètent : les dangers qui planeraient sur le premier amendement ne seraient qu’une invention paranoïaque : la loi serait un contrefort assez puissant pour protéger tous les citoyens dans l’exercice de leur religion.

  •  Liberté d’expression

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    La Liberté de parole (Freedom of Speech) , tableau peint en 1942-1943 par Norman Rockwell est le premier de la série :  Les Quatre Libertés (Four Freedoms).

La liberté d’expression est garantie également par la Constitution. Et l’on voit, dans le roman, que le journaliste Walter Winchell, manifestant publiquement son opposition, voire son hostilité, à Lindbergh, n’hésite pas à dénoncer sans détour l’initiative présidentielle qu’il qualifie de « bourde du siècle ». Il parle là d’un mélange des genres pratiqué par Lindbergh qui invite à dîner le dignitaire d’un régime fasciste. Nous sommes en 1942 ;  la guerre est déjà déclenchée depuis trois ans et personne n’ignore comment les Allemands ont envahi la Pologne, annexé la Belgique, attaqué l’Angleterre, occupé la France. Surtout, même si l’existence des camps de la mort n’est pas encore connue, personne n’ignore la répression menée contre les Juifs. Malgré tout, Lindbergh ne remet pas en question la décoration qu’il a reçu des mains d’Hermann Göring, en 1936 et continue à  entretenir des  liens personnels avec un haut dignitaire nazi.
La presse se déchaîne et, du moins jusqu’aux premières formes de répression antisémites et aux menaces de mort proférées contre Winchell, elle n’est pas réellement inquiétée. Dans le passage suivant, elle s’en prend au « Bund germano-américain » (p. 256), « Bund » étant un terme allemand désignant originellement une alliance entre Dieu et les hommes. Ici, les « bundistes » sont les partisans d’une association politique et idéologique étroite avec le fascisme hitlérien.

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Drapeau du Bund germano-américain

Lire l’extrait p. 257-258 : « Pendant ce temps, Walter Winchell (…) lors des élections de novembre ».
Citation : «Pendant ce temps, Walter Winchell continuait d’appeler les bundistes « bandits », et Dorothy Thomson, journaliste de premier plan et femme de l’écrivain Sinclair Lewis, expulsée du rallye de 1939 pour avoir exercé ce qu’elle appelait son « droit constitutionnel de rire des propos grotesques énoncées dans une salle publique » (elle était sortie en criant « Bundaises foutaises, c’est Sein Kampf mot pour mot ») continuait de dénoncer leur propagande sans rabattre de sa verve».

Ce passage est intéressant à plus d’un titre. Il signale que Winchell n’est pas le seul à mener campagne contre le totalitarisme en marche puisqu’il fait référence à Dorothy Thompson.
La mention élogieuse à cette journaliste de talent est également l’occasion pour P. Roth de rendre hommage indirectement à celui qui fut son époux :  Sinclair Lewis,  écrivain américain un peu tombé dans l’oubli mais qui a connu son heure de gloire en 1930. Il fut le premier écrivain américain à avoir reçu le prix Nobel de littérature, notamment pour avoir dépeint une Amérique hypocrite et égoïste. En 1935, il publia Cela ne peut arriver ici (It Can’t Happen Here), roman d’anticipation (ou plus précisément de politique fiction) qui décrit la montée du fascisme aux États-Unis et l’instauration d’une dictature. Roth s’en inspira, selon toute vraisemblance.
On voit aussi par là  que la contestation la plus virulente n’est pas le seul fait de journalistes juifs. L’opiniâtreté des deux journalistes n’est pas seulement due à leur courage, il est aussi la résultante de cette certitude que la liberté de s’exprimer est inviolable dans une démocratie.
Il faut savoir qu’à cette époque, Dorothy Thompson est la journaliste star, correspondante en Europe du New York Post. Ce n’est pas une personnalité ordinaire, car elle est très écoutée, et elle combat dès les années trente la montée du fascisme. En 1939 elle est même désignée « femme la plus influente des États-Unis ». Roth évoque ici une anecdote où elle est expulsée du rallye de 1939 pour avoir revendiqué le droit de rire de la bêtise publique : il s’agit de la reproduction à petite échelle de ce qu’elle a subi en 1934 en Allemagne, quand elle est expulsée pour avoir parlé du Führer en termes désobligeants.

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Dorothy Thompson en 1941

Le fait n’est pas anodin. Il montre comment, de manière insensible, des comportements insidieux conduisent subrepticement  à violer le premier amendement.

3. La démocratie comme produit d’une idéalisation du passé

Ce qui est à la base du fonctionnement démocratique, c’est le fait majoritaire qui implique lui-même la liberté, et en particulier la liberté de religion et d’expression. Mais il faut préciser aussi, comme le fait Tocqueville, que la démocratie américaine s’est construite indépendamment de l’Europe, sur un terrain neuf. Même si la nation descend en droite ligne d’ancêtres venus de toute l’Europe, elle défend avec ardeur son indépendance vis-à-vis du vieux continent. C’est ce que défend Bengelsdorf quand il combat, en tant que Juif, le projet d’une entrée en guerre des États-Unis,  et justifie la non-intervention.
Lire l’extrait p. 64-65 : Le discours du rabbin Bengelsdorf.
Citation : « « Cette guerre n’est pas la guerre de l’Amérique’’ annonça Bengelsdorf, et la foule de Madison Square Garden lui fit une ovation d’une bonne minute. ‘‘Cette guerre est la guerre de l’Europe ». Nouvelle ovation prolongée. ‘‘Elle est la conséquence de mille ans de conflits qui remontent à Charlemagne’’».

Le soutien populaire que reçoit le rabbin renvoie directement à cette nostalgie d’un passé américain qui a su s’affranchir de ses liens avec l’Europe. Implicitement, il se réfère à la Constitution de 1787 qui ratifie l’indépendance du pays. Le fameux tableau de Christy qui immortalise la scène de la ratification de l’indépendance souligne l’importance accordée par la nation à cette page historique idéalisée.

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Scène à la signature de la Constitution des États-Unis. Tableau de Howard Chandler Christy (1940). On y voit les membres de la Convention de Philadelphie signant la Constitution des États-Unis dans l’Independance Hall de Philadelphie, en Pennsylvanie, le .

Même le discours de Roosevelt, quoiqu’il défende une opinion radicalement opposée, s’enracine lui aussi dans cette idéalisation des racines culturelles de l’Amérique. 

Lire p. 259-260 : « La seule chose dont il faille avoir peur (…) dans la Constitution des États-Unis. »
Citation : « S’il existe un complot ourdi ici même par les forces antidémocratiques qui rêvent d’une Amérique sur le modèle fasciste à la Quisling, ou par des nations étrangères avides de pouvoir et de suprématie, un complot pour réprimer le grand élan de liberté garantie par la Charte des Droits, ce document fondateur, un complot enfin pour mettre la démocratie américaine sous une règle despotique comme celle qui asservit les peuples conquis d’Europe – que ceux qui osent secrètement conspirer contre notre liberté comprennent bien que jamais nous, Américains, quelle que soit la menace, quel que soit le danger, ne renoncerons aux garanties de liberté posées en principe par nos ancêtres dans la Constitution des États-Unis. », p 260.

Ce discours occupe dans le roman une place centrale au sens propre comme au sens figuré. Il est l’épisode charnière autour duquel s’articulent les valeurs exprimées dans l’ouvrage. FDR rappelle que les piliers du régime démocratique sont garantis par la Charte des Droits et par la Constitution des États-Unis, documents fondateurs élaborés par d’héroïques « ancêtres ». C’est au nom de ce passé idéalisé d’une démocratie fondamentalement indépendante que tous les personnages raisonnent, qu’ils soient ou non antisémites, qu’ils prennent ou non le parti de Lindbergh ou de Winchell. Et voilà pourquoi les Juifs eux-mêmes vont y puiser des raisons de se rassurer contre la menace qui plane sur leur sort. C’est ce que font notamment Herman et Bess en emmenant leurs enfants à Washington.
Remarquons toutefois que ce voyage est précédé d’une hésitation. Bess économise depuis deux ans « en prévision de cette randonnée », c’est-à-dire depuis 1939, année de l’entrée en guerre de l’Allemagne, alors que les EU sont encore sous le mandat de FDR. Mais l’élection de Lindbergh perturbe le projet, et il est, un temps, question d’un voyage jusqu’aux chutes du Niagara, à la frontière avec le Canada. Hésitation symbolique, car elle traduit la réaction inquiète des Juifs qui songent, pour certains, à quitter le pays, pour d’autres, à  s’installer plus au nord. Mais six mois après l’élection de Lindbergh, le voyage de la famille Roth jusqu’à Washington a finalement lieu, notamment sur l’insistance d’Herman qui veut montrer à ces enfants les symboles de la démocratie américaine. C’est ainsi qu’ils visitent notamment le monument de Washington (150 mètres de haut !) avant de poser devant le Lincoln Memorial pour prendre des photos

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La statue de Lincoln

C’est devant cette statue qu’Herman exprime son regret de l’assassinat de l’ancien président des États-Unis.

Lire l’extrait p. 96-99 : « Alors tout le monde est prêt pour la visite du monument de Washington? (…) L’assassinat de Lincoln ? »
Citation : « Le visage sculpté du président me parut réunir, essence même de la sainteté, la face de Dieu et les traits de l’Amérique ».

La colère et l’indignation dans les paroles d’Herman montrent qu’il n’y a pas de distance réelle entre le passé et le présent. Lincoln a été assassiné en 1865 par John Wilkes Booth, partisan sudiste qui ne supportait pas qu’on affranchisse les esclaves. C’est en 1865 que s’achève la guerre de Sécession, ou guerre civile américaine, qui oppose l’Union (les États-Unis d’Amérique) dirigée par Abraham Lincoln, à la Confédération (les États confédérés d’Amérique) dirigée par Jefferson Davis. L’Union regroupant les États du nord est abolitionniste, l’Union, elle, est esclavagiste. Inconsciemment ou non, Herman rapproche le sort des Noirs du sort des Juifs. Ainsi, p. 108, il rappelle au policier venu les expulser de l’Hôtel le discours de Gettysburg : « Tous les hommes naissent égaux. »
Sa fureur est éveillée par le mépris où l’Amérique de Lindbergh tient les grands principes démocratiques. Herman, tant son indignation est grande, ne semble même plus entendre le commentaire du guide, Mr. Taylor, quand il lui lit l’inscription du panneau mural sur l’émancipation : « Vous voyez, l’ange de la vérité délivre un esclave » (p. 101). Il semble que « l’ange de la vérité » ait déserté jusqu’aux salles du mémorial parce que des propos ouvertement antisémites s’échangent entre les touristes, comme cautionnés par l’élection de Lindbergh. Et pourtant, comme le narrateur en fait l’analyse, c’est en cherchant s’immerger dans ces temples de la démocratie que la famille cherche comme mystiquement conjurer le poids de la menace qui pèse sur eux.

4. La Constitution, pour quel idéal ?

Herman est en proie à la fureur et à l’indignation face au mépris des valeurs démocratiques, dans les lieux mêmes qui commémorent l’avènement de la démocratie!
Cette colère ne s’expliquerait pas si, comme l’a constaté Tocqueville, l’idéal démocratique n’était, en effet, adossé à une éthique. Les deux notions sont inséparables.
Ce qui scandalise Herman Roth, c’est que ceux qui ont voté pour Lindbergh les ont dissociées de manière pragmatique. La démocratie sert à protéger leur propriété privée, à garantir l’expression individuelle. Mais la solidarité nationale semble avoir disparu. Le grand combat de Lincoln pour la réconciliation du peuple noir avec le peuple blanc n’est plus qu’une date dans l’histoire du pays, elle n’est plus une référence à partir de laquelle doit se construire l’avenir.
L’idéal poursuivi par Bess, Herman – et Alvin au début du roman – épouse, souvent en creux, plusieurs aspects. Il est assez conforme au la conception de la démocratie exposée dans un le célèbre discours sur l’état de l’Union, prononcé par FDR le les êtres humains devraient pouvoir jouir et se voir garantir partout dans le monde : la liberté d’expression ; la liberté de religion ; la liberté de vivre à l’abri du besoin ; la liberté de vivre à l’abri de la peur. Plusieurs tableaux du peintre Norman Rockwell  qui illustrent ces principes d’une démocratie sociale et ouverte au monde ont, par leur extrême popularité, donné à ces « quatre libertés » une dimension iconique.

Les opinions doivent être libres et non conditionnées par des intérêts personnels. Alvin croit voir ainsi dans le premier discours de Bengelsdorf l’effet d’une corruption.

Lire extrait p. 66 : « Il cashérise Lindbergh (…) Il vient d’assurer la défaite de Roosevelt».
Citation : « Il cashérise Lindbergh, dit Alvin. Il cashérise Lindbergh à l’usage des goyim».

Les égoïsmes doivent être tempérés. C’est du moins ce qu’on peut comprendre dans le dégoût qu’exprime Alvin pour Abe Steinheim, son employeur, un patron qui exploite son personnel avec mépris et ne « roule que pour lui ».

Lire l’extrait p. 75-79 : « Alvin venait chez nous (…) voilà tout».
Citation : « Sept jours sur sept. Il s’arrête jamais. Jamais de vacances. MaÑana, ça veut rien dire, la voilà sa devise. Ça le rend dingue qu’un gars rate une minute de boulot. Il peut pas s’endormir s’il sait pas que le lendemain il y aura encore plus de transactions, qui rapportent encore plus de fric. Et moi, tout ça, ça me donne envie de gerber. Ce type-là, pour moi, c’est une réclame ambulante pour le renversement du capitalisme, voilà tout».

Chez Roth, il n’y a pas de complaisance particulière pour les Juifs. Certains profitent des avantages que le libéralisme leur confère pour se comporter comme de parfaits tyranneaux dans leur entreprise. L’idéalisme d’Herman ne parvient pas toujours à discerner dans la réussite de quelques-uns autre chose que les avantages et les opportunités offertes par la démocratie. L’égalité des droits servirait de caution à l’égalité des chances. Alvin lui montre qu’il y a ici une contradiction éthique que la démocratie ne devrait sans doute pas permettre.

● La propriété privée doit être protégée.
C’est l’une des indignations qu’exprime Herman auprès de Sandy, quand il lui explique comment les nazis s’accaparent les biens qu’ils ne leur appartiennent pas. Il fait par là référence au Château de Sigmaringen (qu’il situe à tort en Autriche) dont les Hohenzollern avaient été expulsés en 1944.

Lire p. 279 : « Tu ne sais rien de von Ribbentrop (…) à ce marchand de vin ».
Citation : «Tu as entendu parler du château en Autriche où Herr Ribbentrop régale ses pairs, les criminels nazis? Tu sais comment il l’a acquis, ce château? Il l’a volé ».

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Le château de Sigmaringen

● La démocratie devrait encourager les solidarités nationales et protéger des ennemis Dans la dispute qui l’oppose à Bengelsdorf, Herman dénonce la guerre menée par Hitler en Europe. Le sort fait aux Juifs révélé le caractère profondément antidémocratique du régime hitlérien, dont les États-Unis doivent se dissocier. Il est impossible, sous prétexte que les États-Unis sont séparés de ce conflit par un océan, de rester les bras croisés. L’éthique démocratique implique qu’on se déclare solidaire des démocraties que l’on menace – sous peine de mettre en danger jusqu’à la notion même de démocratie.

Lire l’extrait p. 162 : « Hitler, lui disait-il (…) ne jouit plus de ses facultés mentales».
Citation : «   Ce fou n’est pas en train de faire la guerre comme il y a mille ans. Il livre une guerre comme on n’en a jamais vu sur la planète  ».

Mais bien sûr, ce qui apparaît le plus nettement dans cet échange, c’est la nécessité de protéger la nation. Lindbergh contrevient à l’idéal éthique du régime démocratique : servir et protéger la nation tout entière, la mettre à l’abri de la peur.

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À l’Abri de la peurFreedom from Fear),  tableau peint en 1942 par Norman Rockwell,  est le quatrième de la série Les Quatre Libertés (Four Freedoms) .