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Gershom Sholem , kippa sur la tête, étudiant le Zohar, dans une Soukkah. Octobre 1925.

L’arrière-pensée de Gershom SCHOLEM

par Patrick Sultan

Gershom SCHOLEM, Aux origines religieuses du judaïsme laïque : De la mystique aux Lumières,Traduit de l’allemand et de l’hébreu par C. Aslanoff, M. Derrida, M.de Launay, E. Mosès, G. Vajda,  Textes réunis et présentés par M. Kriegel, Calmann-Lévy, (Collection Essais-Judaïsme), 1999.Paru dans la QL. N° 789, le 16 juillet 2000.

Que pouvait bien chercher Gershom Scholem, de Berlin à Jérusalem, au cours d’une existence consacrée à l’étude des textes les plus abscons de la pensée juive? Voulait-il élucider l’énigmatique persévérance d’Israël dans l’histoire? Saisir, par là même, en allant aux sources spirituelles de l’attente messianique, une pensée neuve (anti-dialectique) de l’histoire? Ou bien trouver dans les symboles et les images de la Kabbale juive le secret d’un dynamisme religieux, d’une inventivité capable de donner sens et vie à une Loi que le rationalisme abstrait du judaïsme réformé avait stérilisée. 

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Ses ouvrages historiques cependant ne posent pas directement ces questions spéculatives pas plus qu’ils n’y répondent de manière obvie. S’efforçant à l’objectivité, à l’analyse philologique, à la traque minutieuse du document précis, l’érudit Scholem a traité en des termes rigoureusement historiques des problèmes, ou plus exactement des préoccupations philosophiques. Et ce n’est pas le paradoxe le moins déconcertant de ce singulier penseur, que d’avoir tenté de cerner, dans le cadre strict d’une historiographie positive, des pensées si réfractaires à l’histoire, des courants d’idées apparemment si étrangers au devenir humain. «La philologie d’une discipline mystique comme la Kabbale a quelque chose d’ironique en soi», convient -il non sans … ironie (Dans Dix propositions non historiques sur la Kabbale, p. 250). Comment, en effet, clarifier et rendre transparent sans le perdre, l’objet secret, dérobé aux regards profanes qui est le corps de ces textes délibérément obscurs? 

« Je voulais essayer de percer le mystère de ces textes dont les symboles nous étaient étrangers, de les rendre compréhensibles à moi-même et à d’autres. » (p.168).

A moins qu’il ne faille voir dans la déchéance même du discours mystique, dans la divulgation de l’intransmissible une trace de ce qu’elle fut en sa grandeur. L’histoire de la mystique n’aurait de sens que pour autant qu’elle dissout son objet. 
L’ouvrage paraît en traduction française sous le titre de Aux origines religieuses du judaïsme laïque. Ce titre et le sous-titre de cette édition nous semblent un peu forcés et pour un peu trahiraient la pensée de Scholem. Ils laissent en effet croire à une vision rectiligne, à un dessein de fonder en raison la sécularisation. Or, ce qui mène à la Haskala (l’Aufklärung juive) n’a rien de nécessaire ou d’inéluctable. C’est, au mieux, un parcours sinueux et obscur vers les Lumières. permettra peut-être de mieux pénétrer ce que l’on appellera non pas la pensée de Scholem mais bien plutôt son « arrière-pensée ». Ce recueil rassemble et articule, autant que faire se peut, des textes parus dans diverses revues.
La première partie offre un «panorama de la mystique juive» dont il dessine à grands traits les principaux mouvements. L’historien ordonne, périodise, hiérarchise. Pour une matière aussi dense et touffue qui se déploie sur une durée de deux millénaires, un grand pédagogue est nécessaire. Scholem excelle à éclaircir : il cerne l’essentiel, résume, met au point, fort d’une infaillible érudition. Pourtant, dans ce style si brillamment didactique, les questions du penseur surgissent, ou plutôt affleurent, que l’on pourrait formuler ainsi : que peut un mythe ? Quelle est la force spéculative des images ? Que donne de spécifique à penser le symbole ? Et cela particulièrement dans l’élément de la pensée juive, si réticente à l’égard des images et des mythes ? 
Car la Kabbale, aussi élitiste et fermée qu’elle puisse paraître, s’enracine profondément dans l’âme populaire et fut – c’est un paradoxe que Scholem n’a cessé de soutenir- une grandiose tentative pour insuffler une inspiration neuve au legs ancien, renouveler sans la rompre une tradition toujours menacée par un appauvrissement légaliste.
Ce désir de reprendre à neuf, de réinterpréter la Loi explique la profondeur de la crise ouverte par l’hérésie sabbatéiste. C’est l’objet de la seconde partie du recueil. 
Il ne revient pas seulement à Scholem d’avoir exhumé la figure de ce faux Messie finalement pathétique que fut Sabbataï Zvi (1676-1676) mais surtout d’avoir éclairé la «scène métaphysique» de cet ébranlement aux conséquences incalculables pour le monde juif dans son ensemble. Dans les trois études qui forment la seconde partie du recueil, Scholem considère avec attention les fondements de la théologie sabbatéenne et également l’enracinement des sectes qui s’en réclamaient. 
Bornons-nous à citer l’introduction de son développement : 

« C’est sur les écrits (inédits) d’Abraham Miguel Cardoso (1627-1706) que reposent les conceptions que l’on va développer à propos de l’essence de la théologie sabbatéenne. En la personne de Cardoso, le mouvement sabbatéen a trouvé son grand théologien, et la littérature juive l’un de ses auteurs les plus significatifs, aussi puissamment destructrice qu’ait pu être l’impulsion qu’il a déclenchée. C’est une honte pour le monde scientifique que de ne l’avoir, aujourd’hui encore, jamais imprimé plus de quelques pages des nombreux écrits, presque toujours systématiques, du plus sincère et du plus convaincant avocat du diable qu’ait connu le judaïsme ». (Abraham Cardoso et la théologie du sabbatéisme. p. 105). Ce texte paru dans la revue de M. Buber (Der Jude) date de 1928. C’est, dans une certaine mesure, un texte de jeunesse.
Ce bref extrait donne une assez bonne idée de ce qui nous paraît être la méthode et surtout le style inimitable de Scholem, fait de simplicité didactique, d’audace scientifique mais aussi traversé par de brefs éclairs de causticité. Car malgré la distance dont il ne se départit pas à l’égard de son objet, le savant semble exulter en décomposant les mécanismes de cette hérésie qui « accomplit la Loi en l’abolissant » sans jamais sortir du cadre orthodoxe de la Torah. Car la force nihiliste du sabbatéisme tient à ce qu’il n’est jamais un reniement mais (seulement!) une négation résolue qui dissout en les rendant effectifs les contenus de l’héritage ancestral. Ainsi cette «théologie de crise» ne prône pas la transgression mais une progression qui détruit en les réinterprétant les fondements de la foi juive : la Création, la Révélation, la Rédemption.
Sur quoi débouche la mise en lumière de cet antinomisme juif? Scholem esquive la question mais il est sûr que pour lui, tout la modernité est éclairée par ces débats. L’hérésie proprement juive du sabbatéisme, sans les avoir produits, a ouvert la voie, par influence ou réaction, aux principaux courants du judaïsme contemporain : la Haskalah, le hassidisme, l’orthodoxie (éclairée ou pas), le sionisme laïc ou religieux. Tous ces courants sont conviés par le salutaire scepticisme de Scholem à se demander: quelle est la valeur de la Loi que je rejette ou que j’accepte? 

Bibliographie  

L’identité juiveEntretiens avec Gershom Scholem, par Jean Bollack, Actes de la Recherche en Sciences Sociales Année 1980 35 pp. 3-19  Disponible sur le site Persée. Fait partie d’un numéro thématique : L’Identité