Note de lecture
Rédigée par Clément de La Vaissière
Chaïm POTOK, Je m’appelle Asher Lev , Titre original : My name is Asher Lev (1972), Traduit de l’anglais (américain) par C. Gary et F. Hélion, Paris, Éditions 10-18, 2001.
« Je m’appelle Asher Lev. Je suis celui dont les journaux et les magazines ont tant parlé, le sujet de conversation favori de vos dîners d’affaires et de vos cocktails, le légendaire, le fameux Lev de la Crucifixion de Brooklyn.
Je suis un juif observant. Oui, bien sûr, les juifs observants ne peignent pas de crucifixions. À dire vrai, les juifs ne peignent pas du tout au sens où moi je peins. J’ai fait couler beaucoup d’encre ; on a parlé de moi en terme véhéments. Je suis en train de devenir un personnage mythique : un traître, un apostat, un masochiste ; je couvre de honte ma famille, mes amis, mon peuple, ; de plus, aux yeux des chrétiens, je suis sacrilège ; je bouleverse sans respect des traditions vénérées par les gentils depuis deux mille ans.
Non, je ne suis rien de tout cela. Et pourtant, en toute honnêteté, je dois avouer que mes accusateurs n’ont pas tout à fait tort : car, d’une certaine façon, je suis aussi tout cela.
Les commérages, les rumeurs, les mythes, les nouveautés n’expriment jamais les nuances subtiles, et pourtant fondamentales, sans lesquelles il n’y a pas de vérité. Voici venu le moment de me défendre, de remettre les choses à leur place. Mais je ne ferai pas d’excuses. Comment s’excuser de quelque chose qui nous dépasse, d’un mystère ? ».
Dans ce récit, Chaïm Potok, romancier américain d’origine juive polonaise et lui-même rabbin, explore les liens complexes entre l’art et le judaïsme à travers le destin singulier du jeune Asher Lev.
Le jeune Asher Lev est le fils unique d’un des premiers émissaires du Rebbe de Ladov (derrière lequel on peut sans doute reconnaître le Rebbe de Loubavitch), issu d’une prestigieuse lignée d’érudits et de rabbins russes. Dès son plus jeune âge, il ne peut s’empêcher de dessiner. Mais dans le monde très traditionnel du hassidisme, le dessin et la peinture – et l’art plus généralement – sont frappés de suspicion. Ils sont soupçonnés de venir du domaine du mal, de l’autre côté/Sitra Ah’ra/ סִטְרָא אַחְרָא.
Tout au long du roman, on peut suivre, raconté à la première personne, le parcours du jeune Asher dans le Brooklyn des années 1950-1960. C’est un jeune prodige artistique, et non pas talmudique comme l’aurait voulu son père. Son don est irrépressible. Chaïm Potok met en scène de façon très fine l’éclosion du génie d’Asher et les bouleversements qui en découlent.
Il analyse aussi de façon subtile le thème de la filiation : son père aimerait voir en lui, son fils unique, l’héritier d’une lignée de Juifs pieux et dédiés à la yiddishkeit /judéité. Il vit comme une humiliation le fait que son fils soit un piètre étudiant de la Loi. Mais Asher a aussi des alliés, comme le Rebbe et surtout sa mère, crucifiée, écartelée entre son mari qu’elle soutient et son fils qu’elle encourage. Asher finit par s’émanciper et devient l’élève d’un vieux peintre juif russe, Jacob Kahn, que lui fait rencontrer le Rebbe, avant de partir en Europe.
Chaïm Potok porte sur Asher, sa famille et la communauté hassidique un regard très sensible et empathique : il ne diabolise aucun personnage et permet au lecteur de comprendre les passions et les motifs qui habitent chacun d’entre eux. Ce roman est une plongée dans le monde hassidique de Brooklyn à New York, plus particulièrement dans le groupe hassidique de Ladov (Loubavitch ?), qui se développe après la Seconde Guerre mondiale pour venir en aide aux Juifs restés en Europe, notamment en URSS. Chaïm Potok, servi par une connaissance fine de la culture et de la spiritualité juive, permet au lecteur de suivre le développement de ce mouvement à travers la figure du père, qui voyage en Europe pour établir des communications avec les Juifs locaux. L’auteur parvient extrêmement bien à communiquer au lecteur, même s’il n’en est pas issu, l’atmosphère de ce milieu, à travers les dialogues avec le Rebbe, des scènes de célébration à la synagogue, ou encore le langage des personnages, où affleure le yiddish.
Asher Lev se retrouve écartelé entre ce monde traditionnel et le monde moderne. Au cours de son apprentissage, il doit peindre des nus, étudier et recopier les grands motifs de l’art chrétien : pietà, crucifixion, etc. Cela suscite scandale, colère et indignation. Mouton noir, le jeune Asher à cause du don qui l’habite et l’envahit parfois, se retrouve mis au ban d’une communauté qu’il aime. Mais jamais le fil n’est rompu. S’il s’en éloigne, ce n’est pas par haine ou colère, mais par nécessité, pour accomplir son destin. Il trace son chemin propre entre ces deux mondes, et nourrit son art de son histoire familiale et de la tradition juive, préservant ainsi sa fidélité à une tradition qui le constitue. C’est là que réside la grande beauté du roman ; le protagoniste trouve malgré tout un moyen de s’inscrire dans sa filiation, ce qui lui permet d’affirmer : Je m’appelle Asher Lev.
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