« Rien pour moi, tout pour mon peuple »

Vie de Chaim Weizmann (2/2)

Isaiah BERLIN

Traduit de l’anglais par Nadine Picard

Isaiah BERLIN, The life of Chaim Weizmann, 1962.

Étude biographique publiée initialement sous le titre : The Biographical Facts. Dans un ouvrage réalisé sous la direction   de Meyer W. Weisgal et Joel Carmichael (London/1962: Weidenfeld and Nicolson/New York, 1963: Atheneum), p. 17–56. Nous reprenons le texte mis en ligne par la Isaiah Berlin Virtual Library avec son aimable autorisation.

Les fondations

Weizmann s’était hissé à une position encore plus élevée, et il accepta le pouvoir et le prestige qu’il avait acquis comme s’il s’agissait d’un droit de naissance. Dans un certain sens, son rôle était dû à une irrégularité. Ce qu’Ahad Ha’am avait dit dans la lettre mentionnée ci-dessus était assez juste : Weizmann s’était élevé à sa position prééminente sans que n’eût eu lieu aucune sélection démocratique. Certains parmi les autres dirigeants, qui s’étaient naturellement considérés comme les chefs dûment désignés du mouvement, regardaient avec incrédulité, et non sans un certain degré d’indignation, le statut nouveau et incontesté de Weizmann. Il n’était même pas membre de l’exécutif sioniste. Mais sa position, acquise en grande partie grâce à ses qualités personnelles, était maintenant inattaquable. À présent, il était clairement la plus grande personnalité de la vie publique des Juifs depuis la mort de Herzl, et il avait été reconnu comme tel par les sionistes et les non-sionistes, les Juifs et les non-Juifs dès le moment où il s’était enhardi à lier le sort du mouvement à la politique britannique.

Chaim Weizmann

En 1918, il dirigea la Commission sioniste envoyée en Palestine, alors conquise par les troupes du maréchal Allenby, pour prodiguer des conseils sur les implantations à venir et assurer la liaison entre les Juifs de Palestine et les autorités britanniques. Avant son départ, il avait été reçu par le roi George V et était revenu avec de grands espoirs. Il eut une rencontre émouvante avec son vieil ami Jabotinsky au Caire. Puis, accompagné des Majors James de Rothschild et William Ormsby Gore, officiers de liaison britanniques, de certains de ses anciens amis de Manchester devenus membres de sa Commission, ainsi que de représentants des autres forces alliées, il arriva en Palestine où il fut accueilli par des représentants militaires britanniques, dont certaines personnalités puissantes, avec un scepticisme et une suspicion confinant parfois à l’hostilité.

Le conquérant de la Palestine, Allenby, ne se montrait pas particulièrement hostile. Les Juifs de Palestine, après avoir subi indignités et persécutions de la part des Turcs, étaient anxieux et désorientés. Les communautés arabes et chrétiennes étaient dubitatives et méfiantes. Sur le conseil des britanniques, Weizmann se rendit de l’autre côté du Jourdain pour rencontrer l’émir Fayçal, l’un des chefs de la révolte arabe, fils du chérif Hussein de La Mecque, à qui les Britanniques avaient promis l’indépendance arabe. L’émir l’accueillit dans le désert avec des cadeaux et, dans son campement près d’Akaba, l’assura de sa sympathie. Dans une lettre écrite en janvier 1919, au moment de leur rencontre à Londres, Fayçal exprima le souhait que Juifs et Arabes coopèrent au développement de la Palestine et des États arabes. Mais la presse, ensuite, cita des propos de lui qui exprimaient des sentiments contraires. Plus tard encore, dans une lettre envoyée au professeur Frankfurt pendant la conférence de Versailles, il revint à sa position initiale : il déclara que la colonisation juive, tout comme le mouvement arabe, était l’expression d’une aspiration nationale, et non celle d’une colonisation ou d’un impérialisme étrangers ; il la respecterait et l’accueillerait favorablement ; comme dans la lettre à Weizmann, il fondait son engagement sur la seule condition que les promesses qui leur avaient été faites, à lui et à son père, par les puissances occidentales fussent pleinement honorées. Lui-même, il fut chassé du trône de Syrie ; son père et son frère furent expulsés par Ibn Séoud de la Mecque et du Hedjaz ; et, bien qu’il fût devenu roi d’Irak, il considéra désormais que l’accord original, et donc vraisemblablement aussi son corollaire pro-sioniste, avaient été rendus nuls du fait de la trahison de l’Occident. Mais tout cela faisait alors encore partie du futur.

1918. L’émir Fayçal I et Chaim Weizmann (à gauche, portant une tenue arabe en signe d’amitié).

En 1918, avant la fin des hostilités, Weizmann posa solennellement la première pierre de l’Université hébraïque de Jérusalem, « afin que l’âme juive qui avait erré entre le ciel et la terre puisse trouver ici un abri terrestre » et que les paroles des prophètes puissent ainsi s’accomplir. Le sort de l’Université devint dès lors l’une de ses plus vives préoccupations : le devenir de celle-ci serait pour lui, jusqu’à sa mort, une source tour à tour de fierté et d’angoisse.

Malgré son triomphe, il continua à faire preuve de mesure. En mai 1917, il avait déclaré : « Les États doivent être construits lentement, progressivement, systématiquement et patiemment. Nous disons donc que […] le chemin pour accomplir [la création d’un Commonwealth juif] passe par une série d’étapes intermédiaires ». Alors tout le monde juif vivait un moment de joie et d’allégresse, il s’attarda sur les jours difficiles à venir. Il répéta à maintes reprises que seul le travail du peuple, lent, dévoué, organisé, pénible, qui ne pouvait être l’inspiration d’un seul instant, créerait le cadre de l’existence nationale juive. Le sol devait être conquis grâce à un effort appliqué et éprouvant ; une occasion incroyable s’était offerte et, si les Juifs du monde ne s’en montraient pas dignes, la responsabilité et la honte leur en incomberaient.
Il y avait des voix dissidentes. L’ancien combattant Max Nordau réclamait une immigration de masse. Il pensait que pour les Juifs, c’était « maintenant ou jamais ». S’ils n’affluaient pas par centaines de milliers, on ne leur offrirait plus jamais la chance de satisfaire leurs aspirations nationales. Jabotinsky, lui aussi, abondait dans ce sens. Weizmann ne pensait pas que de telles marches forcées fussent possibles, et il le fit savoir. À partir de ce moment, le fossé, ouvert à l’origine par les différences entre son Erfüllungspolitik et le « maximalisme » de Herzl et de ses partisans, commença à se creuser entre lui et ceux qui exigeaient une action politique radicale et un rythme plus rapide et plus combatif. Mais le sionisme trouvait toujours son unité dans la puissante opposition qu’il suscitait parmi les Juifs.
En 1919, l’Organisation sioniste fut invitée à présenter sa cause à la Conférence de la Paix de Versailles devant le Comité des Dix, composé pour l’essentiel des ministres des affaires étrangères des Alliés victorieux. Weizmann, Sokolov et Ussishkin prirent brièvement la parole devant le Comité. Un représentant des Juifs français, le professeur Sylvain Lévi, éminent orientaliste, prit également la parole, et se fit l’écho des craintes des antisionistes qui comptaient parmi eux les Juifs britanniques représentés à Paris par Lucien Wolf. Lévi parla de l’hostilité arabe, des dangers d’une allégeance divisée entre les Juifs et ajouta un nouvel argument de son cru sur l’effet possible de l’immigration massive au Moyen-Orient de personnes infectées par le virus des idées révolutionnaires d’Europe de l’Est.
Weizmann eut du mal à se contenir : les paroles de Lévi lui semblaient être un sacrilège. Mais les représentants américains, Wilson, Lansing, House ne restèrent pas moins favorables au sionisme que leurs homologues britanniques qui comptaient désormais Smuts ainsi que Lloyd George, Balfour et Milner. Lansing demanda à Weizmann ce qu’il entendait par « foyer national » ; il répondit qu’on espérait « édifier peu à peu une nationalité qui serait aussi juive que la nation française était française et que la nation britannique était britannique ». (Cela fut repris plus tard par Samuel et Balfour.)
Les sionistes gagnèrent leur cause. Weizmann fut dûment félicité par Balfour et refusa d’accepter la main tendue par Lévi, le qualifiant de traître à la cause juive. Lucien Wolf, à son tour, par l’intermédiaire de son secrétaire Philip Kerr (qui deviendrait Lord Lothian), tenta d’avertir les négociateurs alliés, en particulier Lloyd George, des dangers du sionisme, mais cela eut peu d’effet. Le Mandat pour la Palestine, donné par la Société des Nations à la Grande-Bretagne (conformément aux espoirs et aux souhaits sionistes), incluait des parties importantes de la Déclaration Balfour originelle. Le Foyer national juif et le statut spécial de l’Organisation sioniste qui lui était associé avaient été reconnus par le « droit public ». À cet égard, le rêve de Herzl s’était réalisé. Certes, le Mandat ne parlait pas de « droits » juifs sur la Palestine, mais seulement de « connexion historique ». Cette phrase fut probablement insérée par Lord Curzon qui succéda à Balfour comme ministre britannique des Affaires étrangères ; car, il remarquait (c’est ainsi que Weizmann avait coutume de le raconter) que, si des droits peuvent être revendiqués, un lien ne peut pas l’être. Weizmann se souvint lui avoir déclaré : « La température de ce bureau a considérablement baissé depuis l’époque de votre prédécesseur. »

Vera et Chaim Weizmann en compagnie de HerbertSamuel, de Lloyd George,et d’Ethel Snowden,

À présent, Weizmann était devenu l’autorité incontestée du mouvement sioniste. Il était le général en chef d’une guerre qui se déroulait sur deux fronts : contre l’opposition et l’indifférence d’une partie des Juifs, et contre des adversaires non-Juifs, essentiellement en Grande-Bretagne et en Palestine. Sa position envers les premiers restait inflexible. Il avait écrit dans un essai publié pendant la guerre que « les efforts du Juif émancipé pour s’assimiler à son environnement […] ne trompent personne d’autre que lui-même ». Il ne se départit jamais de cette idée, raillant et fustigeant ceux qui n’étaient pas d’accord. Quant aux non-Juifs, il n’eut pas longtemps à attendre. En 1920, des émeutes arabes éclatèrent à Jérusalem. En 1921, Jabotinsky fut arrêté à Jaffa et incarcéré à la prison d’Acre. Il devenait alors difficile de qualifier l’administration britannique locale de coopérative ou de bienveillante, malgré la nomination de Sir Herbert Samuel au poste de premier Haut-Commissaire britannique.

Inventeur et constructeur

Lors de la conférence sioniste qui se tint cette année-là, les points de litige entre Weizmann et ses alliés commencèrent à prendre une tournure concrète. Le juge Louis Brandeis, le plus éminent des sionistes américains, croyait en la nécessité d’une action économique organisée qui créerait une base solide pour l’immigration juive et la colonisation en Palestine. Il voulait un organisme doté des pleins pouvoirs pour au moins trois ans, soutenu par des capitaux juifs privés, principalement américains, capable d’une planification systématique qui permettrait d’éviter la confusion et les conflits. Dans le domaine politique, il s’opposait à la centralisation : les organismes sionistes nationaux devaient former une fédération aux liens peu serrés, chacun étant autonome dans son propre pays : aucun exécutif mondial ne devait détenir l’autorité suprême.
Weizmann rejetait ces deux politiques. Malgré son empirisme, sa compréhension des besoins matériels quotidiens, sa liberté vis-à-vis de l’utopisme, il voyait dans ces propositions un danger pour le principe essentiel du sionisme. La communauté juive devait être construite par les efforts concertés de tout le peuple ; si un accent trop marqué était mis sur le capital privé par rapport aux fonds publics créés par les sionistes, le Keren Kayemeth et le Keren Hayessod, si survenait une trop grande diminution du pouvoir et du statut de l’organisme représentant l’intérêt national du peuple juif – l’Organisation sioniste – alors le grand dessein déclinerait vers la philanthropie, vers une simple activité économique, et perdrait son essence démocratique et son idéal politique. Son insistance constante sur l’importance des pionniers – ‘Haloutsioute – ne provenait pas simplement de la tendance naturelle au populisme qui, dans une certaine mesure, affectait la plupart des sionistes russes, mais de la conviction qu’une communauté conçue par une élite d’experts, aussi dévoués et efficaces fussent-ils, ne pouvait pas se développer de manière organique. Il avait la conviction qu’une nation devait se construire elle-même, avec toutes les erreurs et les confusions que cela pouvait entraîner. Les choses ne peuvent pas, disait-il, être organisées d’en haut ; les peuples ne peuvent pas être développés comme des entreprises commerciales, ou même des colonies, par le décret d’autorités extérieures. Des facteurs personnels jouaient également un rôle : Weizmann n’était pas trop tolérant envers les autres dirigeants, et Brandeis avait une force considérable.

Louis BrandeisPortrait/1915

Mais le plus important était la véritable différence de principe et d’approche.
Les plaidoyers constants de Weizmann pour plus d’autonomie culturelle et plus d’éducation ne découlaient pas d’un système de valeurs explicite dans lequel les aspects intellectuels auraient dominé les autres aspects. Il ne s’intéressait pas beaucoup aux idées générales ni, en dépit de tout son amour pour la musique, aux activités artistiques en tant que telles. Sa nature n’était pas celle d’un théoricien, elle était celle d’un inventeur et d’un constructeur, et il saisissait les occasions quand elles se présentaient. Mais il possédait une vision singulière de la nature et de la valeur de la création intellectuelle et artistique, et une compréhension instinctive de ce qui fait les sociétés et les nations, en particulier de l’interaction entre les facteurs humains et technologiques. Ce sont ces qualités qui firent de lui un homme d’État et un négociateur d’un rare génie.
De plus, malgré sa compréhension de l’Occident qui faisait son admiration et où il avait élu domicile, il resta jusqu’à la fin un homme originaire de la communauté juive d’Europe de l’Est, un Juif parmi les Juifs, qui comprenait les masses juives dans sa chair, pensait, ressentait et souffrait comme elles, et savait de sa propre expérience ce qui améliorait et ce qui entravait leur vie. Et cela suffisait à lui donner un avantage incomparable en tant que chef populaire.
Ses interventions en public étaient très impressionnantes et son art de la parole des plus fascinants, mais, à l’inverse de Nordau ou de Jabotinsky, il n’était pas un orateur charismatique. Il avait parfois tendance à s’absenter et à se replier sur lui-même. En politique, il ne supportait ni les imbéciles, ni ses égaux. Il croyait en son propre jugement, était audacieux, indépendant et, à l’occasion, profondément méprisant. Pourtant, il resta jusqu’à la fin un homme du peuple, et c’est ainsi que le peuple le percevait – non pas comme un converti à sa cause, ni comme une figure d’un autre monde qui avait tendu la main pour aider des frères dont il était émotionnellement ou socialement éloigné.

En 1920, une conférence sioniste s’était tenue à Londres. Elle avait révélé un fossé grandissant entre sa position et les doctrines sociales et économiques des décentralisateurs américains. Lors de la Convention sioniste américaine qui se tint à Cleveland au début de l’été 1921, ces désaccords conduisirent à une rupture consommée. Brandeis, Frankfurter, Stephen Wise, Mack, Nathan Straus et d’autres démissionnèrent. Weizmann était soutenu par un groupe de sionistes américains dirigé par Louis Lipsky qui le défendit lors du premier congrès sioniste d’après-guerre à Carlsbad en septembre 1921, où la position « américaine » était défendue par Julius Simon et Nehemia de Lieme. « De toute évidence, il n’y a pas de pont entre Pinsk et Washington », avait fait remarquer Weizmann quelques mois plus tôt lors d’une réunion pendant sa première visite américaine. Il avait du mal à partager la direction des affaires avec d’autres : Brandeis le trouvait trop autoritaire et politiquement impitoyable. Au cours de sa tournée américaine, il avait établi des liens à la fois avec les masses juives américaines et avec certains des dirigeants financiers de la communauté juive américaine, sans passer par les partisans de Brandeis. Cela lui fut très utile lorsqu’il créa l’Agence juive élargie en 1929.

Weizmann avait toujours tenu à l’Université hébraïque comme à la prunelle de ses yeux. Il essaya d’y attirer les plus grandes sommités intellectuelles parmi les Juifs du monde. Einstein s’y rendit, mais repartit après un séjour relativement court. La relation de Weizmann avec Einstein, malgré leur profonde admiration mutuelle, restait ambivalente. Weizmann voyait plutôt en Einstein un idéaliste à l’esprit peu pratique, enclin à des attitudes utopiques en politique. Einstein, quant à lui, considérait Weizmann comme trop Realpolitiker et s’irritait qu’il ne puisse faire pression pour obtenir de l’Université des réformes qui la feraient se démarquer de ce qu’il considérait comme un modèle universitaire américain peu désirable. Ils restèrent néanmoins alliés et amis jusqu’à la fin de leur vie. Ainsi, Einstein continua à soutenir les efforts de Weizmann pour attirer en Palestine des hommes aux capacités scientifiques de premier ordre.

Fondation de l’université hébraïque et pose de la pierre angulaire au mont Scopus/1918.


Il y eut dans la vie de Weizmann des périodes où la pression du travail public l’amena à abandonner son travail scientifique. Mais il revenait à son travail scientifique chaque fois qu’il le pouvait, il y cherchait et y trouvait beaucoup de réconfort, surtout lorsque des obstacles rendaient difficile son activité politique. Il appartenait à la tradition optimiste des Lumières et avait donc la conviction que l’application de la méthode scientifique à la vie était à la fois inévitable et souhaitable. Il exerça tout le poids de son autorité et de son expertise dans les diverses entreprises industrielles qui reposaient sur l’application de la technologie scientifique – la station électrique de Rutenberg, les usines de potasse sur la mer Morte, des expériences dans ses colonies bien-aimées. C’est grâce à lui que ses vieux amis de Manchester, la famille Sieff-Marks, dotèrent Rehovot, en Palestine, d’un institut scientifique qui ouvrit ses portes en 1934 et deviendrait plus tard l’Institut qui porte le nom de Weizmann. Il y attira des scientifiques de premier plan et le dirigea personnellement avec la largeur de vue qui le caractérisait. Il y passa ce qui furent, pensait-il, les mois et les années les plus gratifiants et les plus productifs de sa vie. Neuf ans auparavant, l’Université hébraïque, dans son nouveau bâtiment sur le mont Scopus, avait été officiellement inaugurée par Lord Balfour, et Weizmann, en tant que son premier président, avait prononcé le discours inaugural. Dès le début, il fut en désaccord avec son premier directeur, Chancelier de l’Université, le Dr Judah L. Magnes, dont il réprouvait avec force les opinions politiques et académiques. Leurs différents s’accrurent avec le temps.

Sur trois fronts

En 1921, Weizmann devint président de l’Organisation sioniste mondiale. L’essentiel de son travail résidait maintenant dans la négociation et l’administration. Il devait mener des opérations sur trois fronts houleux : juif, britannique et arabe. Dans le monde sioniste, il occupait sa position centrale habituelle. À sa droite se tenaient Jabotinsky et ses partisans. Violemment opposés à la décision prise à la Conférence du Caire en 1921 par laquelle la Transjordanie avait été soustraite du territoire originel de la Palestine, ainsi qu’au Livre blanc publié un an plus tard par Churchill, alors Secrétaire d’État aux Colonies, qui stipulait que l’immigration juive devait être déterminée par la « capacité d’absorption économique » et d’autres facteurs limitants, les « révisionnistes » souhaitaient, s’appuyant sur l’exemple de l’Irlande et des territoires coloniaux, un assaut en règle contre le pouvoir mandataire, assaut qui utiliserait toutes les armes de pression politique et de résistance offertes à une minorité.

Weizmann jugeait que cette politique était vaine. Dès le début, il avait misé sur le lien avec la Grande-Bretagne, à la fois pour des raisons sentimentales et parce qu’il croyait en la communauté d’intérêts entre sionistes et britanniques. Aux yeux de ses adversaires de la droite nationaliste extrême, cette politique était faite de petits compromis équivalant à une trahison. Weizmann avait joué sa carrière politique sur une collaboration étroite avec l’administration britannique et resta fidèle à cet idéal pendant plus de vingt ans. Il faisait preuve de pragmatisme et de souplesse dans ses moyens et ses méthodes, mais ses objectifs ne changèrent jamais. Il resta inébranlable dans son projet, en Palestine, d’une république juive libre et autonome avec, de préférence, la bénédiction britannique.

À sa gauche, il avait des adversaires qui réclamaient qu’un plus grand degré de socialisme soit instauré immédiatement dans la colonie juive et critiquaient les méthodes « capitalistes » de colonisation et les règlements du gouvernement sur l’immigration, règlements qui établissaient une discrimination en faveur des immigrants les plus riches. Ils n’acceptaient pas ce qui leur semblait être une ingérence indue du gouvernement mandataire britannique, de l’Organisation sioniste et des agences économiques privées dans la vie sociale et économique des colonies juives, et exigeaient un plus grand degré de socialisme et d’autonomie. Les deux camps accusaient Weizmann d’anglomanie, et particulièrement d’une tendance à rasséréner ses amis britanniques et à leur céder. Weizmann n’était pas socialiste : il ne professait aucune doctrine économique et se déclarait incompétent en la matière. Son tempérament le rendait plutôt favorable à des institutions démocratiques et semi-socialistes. Aussi autocratique qu’il pût être parfois, il se méfiait de la ploutocratie, du paternalisme philanthropique, de l’oligarchie et d’autres formes d’élitisme. Il considérait l’édification de la Palestine juive comme un effort collectif mené principalement par des travailleurs agricoles et des ouvriers dans une société égalitaire. L’égalité et la fraternité avaient profondément pénétré la vie de souffrance commune dans la Zone de résidence d’où, comme la plupart des premiers immigrants, il était issu. Tout comme ces immigrants, il manifestait un vif dégoût pour les hiérarchies du monde occidental. Il éprouvait une certaine aversion pour les colonies Rothschild avec leur tradition paternaliste, bien qu’il reconnût leur utilité historique exceptionnelle. Il insistait pour que les fonds sionistes soient alloués aux mochavim et aux kvoutsote, même s’il n’était pas convaincu que ces derniers fussent économiquement viables, et on lui fit souvent remarquer qu’il aurait été plus rationnel de soutenir un plus grand degré d’entreprise privée. Ce qu’il préférait, c’étaient ses visites dans les colonies, à Nahalal, par exemple, ou à Ein Harod. Ses relations avec les colons étaient intimes et cordiales, plus cordiales que celles qu’il entretenait avec certains des représentants de sociétés économiques d’Amérique ou d’Angleterre. Les colons et les membres des kibboutzim comptaient parmi ses plus fidèles admirateurs. Son cœur était avec l’Europe de l’Est et les pauvres, son cerveau avec les formidables ressources, les excellents modèles et le savoir-faire du capital occidental.

Quant aux Arabes, Weizmann était peut-être trop optimiste sur la possibilité d’entretenir avec eux des relations pacifiques et harmonieuses. Il insista dès le départ sur le fait qu’ils ne devaient pas être exploités. Les Juifs étaient venus pour vivre une vie nationale, non pour opprimer les autres ou créer un prolétariat arabe. Il plaçait ses espoirs dans l’énorme élévation du niveau de vie sociale et économique que l’immigration juive ne manquerait pas d’apporter aux Arabes de Palestine. Il sous-estimait la force de contrepoint du nationalisme arabe, alimentée par un ressentiment croissant à l’égard de l’afflux d’étrangers venus s’installer « de plein droit, et non parce qu’ils avaient souffert ». Par conséquent, il n’avait pas de politique arabe définie – fait que ses adversaires ne tardèrent pas à souligner.

Quant à la puissance occupante, le sentiment anglophile de Weizmann envers elle semblait, aux plus critiques de ses partisans, le rendre aveugle à l’aversion fréquente des fonctionnaires coloniaux britanniques pour les Juifs et à leurs doutes moraux quant à leur propre tâche sous le Mandat. Mettant de côté sa colère, Weizmann fit de la connexion britannique, avec ses défauts, la base de toute sa politique. Quand, finalement, il fut convaincu qu’il avait été trahi par la Grande-Bretagne, cela constitua la blessure la plus profonde et la véritable tragédie de sa vie. C’était essentiellement avec les Anglais qu’il traitait. Patiemment et obstinément, au cours des années 1920, il fit pression sur le ministère des Colonies afin d’obtenir de plus en plus de certificats pour les immigrants, ainsi que des terres pour l’acquisition desquelles le Fonds national juif n’avait pas lui-même les ressources nécessaires. Il était condamné à une frustration perpétuelle. Depuis la première vague d’enthousiasme du temps de la guerre, les gouvernements britanniques successifs étaient enclins à considérer l’aventure sioniste comme une folie romantique qui coûtait beaucoup trop cher au gouvernement britannique, comparée à une certaine modération de la part des Arabes. Le Foreign Office, en particulier, en vint à considérer les promesses faites aux Juifs comme moralement indéfendables et politiquement embarrassantes. On peut douter que d’autres eussent pu obtenir davantage d’un gouvernement et de fonctionnaires qui avaient tous cette même vision des choses. Sur ce sujet, les opinions différeront probablement toujours.

Naturellement, les relations de Weizmann avec les Hauts Commissaires successifs varièrent considérablement : tout en étant extrêmement critique à l’égard de sa politique, il conservait pour le premier gouverneur juif de Palestine depuis Néhémie, Sir Herbert Samuel, beaucoup de respect et d’admiration. Ce sentiment était pleinement réciproque et se renforça avec les années. Cependant, c’est dans ses relations avec trois soldats parmi les Hauts Commissaires qu’il fut le plus heureux : Lord Plumer, Sir Arthur Wauchope et Sir Alan Cunningham. Il trouvait plus facile de traiter avec des hommes de nature simple, résolue et ouverte.L’ampleur des contributions financières et de l’immigration fournies par le monde juif au milieu des années 1920 était bien en-deçà des attentes sionistes, et la situation économique dans la colonie juive fut souvent critique. Pour cette raison, et aussi parce qu’il avait toujours conçu l’ensemble de l’entreprise comme celle de tout le peuple juif, et non seulement d’un parti en son sein, Weizmann œuvra avec ferveur pour une expansion de l’Organisation sioniste afin que celle-ci puisse couvrir un secteur aussi large que possible de la communauté juive. Le plus grand coup porté à ces espoirs fut la disparition de la grande communauté juive russe, plus de trois millions de personnes, derrière le rideau de fer. Une immigration de masse en provenance de l’Ouest n’avait jamais semblé à Weizmann une perspective sérieuse.

En 1929, son souhait fut enfin partiellement exaucé. En dépit des critiques de la droite et de la gauche du mouvement sioniste, une Agence juive élargie fut instituée, avec l’adhésion de Louis Marshall et de Felix Warburg aux États-Unis et d’autres sympathisants non sionistes de nombreux pays. Elle devait constituer à 50 % l’organe central avec lequel le gouvernement britannique devait traiter officiellement de toutes les questions concernant le Foyer national juif. Weizmann fut nommé à la tête de cette nouvelle organisation. Il avait maintenant atteint la plus haute position officielle dans le monde juif, un exilarque moderne, un roch hagolah, ramenant son peuple à son ancienne demeure. Sa personnalité suscitait un profond respect et un immense intérêt dans le monde entier. Après la guerre, il avait établi son quartier général à Londres. Accompagné de sa talentueuse épouse, il recevait beaucoup. Son cercle de connaissances s’élargissait et se diversifiait, comptant certaines des personnalités les plus éminentes, les plus remarquables et les plus influentes de la vie sociale et publique britannique. À certains de ses anciens disciples, il semblait à la fois trop impressionnant, lointain et inaccessible. Ce furent des années de paix, et d’accomplissements lents, progressifs, difficiles et peu spectaculaires. Son influence dans les cercles gouvernementaux connut des hauts et des bas, mais elle ne fut jamais négligeable. Son statut et sa réputation uniques ne faisaient aucun doute. Bien qu’il représentât un groupe relativement restreint d’êtres humains et peu de pouvoir financier, la force de sa personnalité était telle qu’il créait l’illusion, à laquelle les dirigeants du monde occidental succombaient volontiers, de représenter non seulement un peuple, mais un État, d’être le premier ministre d’un gouvernement en exil. Ce n’est pas en tant que demandeur, mais en tant qu’égal qu’il défendait la cause d’une grande nation historique. C’était une personnalité à l’autorité impressionnante dont les propositions ne pouvaient être ignorées.

Photo d’Albert Einstein et les dirigeants de l’Organisation sioniste mondiale publiée aux Etats-Unis en 1921. Albert Einstein avec sa femme Elsa Einstein, et les dirigeants sionistes Menachem Ussishkin, Chaim Weizmann, Vera Weizmann et Ben-Zion Mossinson arrivant à New York, 1921

L’ampleur de la solidarité juive pour laquelle Weizmann avait travaillé d’une manière résolue effrayait les Arabes et attisait leur colère. La création de l’Agence juive eut pour première conséquence l’éclatement de violentes émeutes anti-juives en Palestine. Des Juifs furent massacrés à Safed, à Hébron et ailleurs, et une commission présidée par un juge colonial britannique, Sir John Shaw, fut dépêchée pour enquêter. En novembre 1930, le secrétaire colonial du gouvernement travailliste britannique, Sidney Webb (alors Lord Passfield) publia au nom du gouvernement britannique un Livre blanc qui, comme cela avait été le cas en d’autres occasions, déplorait les émeutes arabes, mais, faisant remonter leur cause à la réaction naturelle des Arabes face aux dangers de l’immigration juive, appelait à la limitation de cette dernière et à une surveillance plus stricte des activités juives.

Toute la politique de Weizmann était fondée sur la coopération fructueuse avec des gouvernements britanniques favorables aux objectifs sionistes. Le Livre blanc porta un coup sévère aux espoirs juifs et fut considéré par les Juifs et leurs amis de partout comme un acte injuste. Cela remettait en question toute la position de Weizmann, et il se sentit obligé de démissionner de la présidence de l’Agence. Une vague de protestations éclata, non seulement dans les rangs des organisations juives, mais aussi dans ceux des conservateurs, des libéraux et, en partie, des bancs travaillistes au Parlement et à l’extérieur de ce dernier. Une lettre signée de certains des noms parmi les plus éminents de la vie publique britannique parut dans le Times. Le Premier ministre, Ramsay MacDonald, s’inclina devant la tempête et envoya à Weizmann une lettre dans laquelle il interprétait le Livre blanc dans un sens un peu plus pro-sioniste. Bien que son poste fût à demi sauvegardé pour un temps, Weizmann ne sentit plus jamais le terrain politique se consolider sous ses pieds.

Un an plus tard, au XVIIe Congrès de Bâle, il fut battu par une coalition de partis majoritairement de droite. Il incarnait le lien à présent discrédité avec la Grande-Bretagne. Le comportement britannique avait renforcé le pouvoir de la droite intransigeante, qui exigeait des mesures anti-britanniques plus radicales. Il n’avait pas non plus gagné en popularité quand un journal auquel il avait accordé une interview le cita, disant qu’il ne comprenait ni n’approuvait l’exigence d’une majorité juive en Palestine. Que sa position eût été exposée avec clarté ou non, il était certain que la perspective immédiate d’augmenter le débit réduit de l’immigration juive ne semblait pas brillante : Weizmann penchait vers une solution temporaire basée sur une revendication de parité politique avec la majorité arabe.

Nahum Sokolov fut élu président de l’Agence juive et Weizmann n’assuma aucune fonction jusqu’en 1935. Mais il ne resta pas les bras croisés. Il retourna dans son laboratoire qui lui avait toujours donné sa force morale. Il se consacra à la construction et à l’organisation de l’institut scientifique de Rehovot que la générosité de la famille Sieff-Marks avait permis de créer. Il supplia d’éminents scientifiques juifs allemands de quitter leur pays que l’ombre d’Hitler assombrissait chaque jour, et de venir en Palestine. Certains se laissèrent persuader ; le grand chimiste Fritz Haber mourut à Bâle, alors qu’il se rendait à Rehovot. En même temps, Weizmann continuait à travailler dans le mouvement sioniste. Il entreprit des voyages de collecte de fonds pour des agences sionistes en Afrique du Sud, aux États-Unis et ailleurs.

Il joua un rôle important dans les affaires de la Banque centrale sioniste – le Jewish Colonial Trust fondé par Herzl en tant que société anglaise – qui faisait face à une crise financière aiguë avec la grande récession économique mondiale. Il accepta l’invitation de l’exécutif sioniste à participer aux tâches urgentes créées par la nouvelle situation alarmante des Juifs allemands, causée par l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, et se lança dans l’œuvre de sauvetage des réfugiés. Il parlait et écrivait. Sa présence invisible planait sur toute l’action sioniste. Sokolov aurait remarqué qu’il n’était lui-même qu’un simple porte-manteau sur lequel Weizmann avait choisi d’accrocher son chapeau. En 1935 à Lucerne, lors du XIXe Congrès, il retrouva sa fonction. Il était clair pour tous qu’il était irremplaçable, que son autorité dans le monde juif et non-juif était sans pareille. Il était le plus grand Juif de la vie publique de cette époque, et son maintien dans l’ombre d’une vie privée apparaissait comme une trop grande anomalie.

L’avenir de la Palestine

La Grande-Bretagne s’était comportée généreusement en accordant aux réfugiés d’Allemagne l’asile au Royaume-Uni. Sa politique concernant la Palestine était une autre affaire. Il était devenu évident pour la plupart des observateurs que, dans la tension croissante entre l’Allemagne et le monde occidental, les Arabes avaient politiquement beaucoup plus à offrir à l’une ou l’autre partie que les Juifs et que, par conséquent, leurs faveurs étaient susceptibles d’être sollicitées par les alliés occidentaux aux dépens de la colonie juive qui, comme un enfant trouvé, se révélait de plus en plus indésirable pour son parent adoptif britannique.
Peu à peu, Weizmann se rendit compte que l’expérience mandataire était sur une voie autodestructrice. À la suite des persécutions d’Hitler et des craintes croissantes en Europe centrale, l’immigration juive en Palestine avait augmenté à pas de géant : la capacité d’absorption économique s’était avérée beaucoup plus extensible que l’administration britannique et ses experts ne l’avaient prévu. En 1936, des émeutes arabes éclatèrent de toutes parts, dirigées cette fois, non seulement contre les Juifs, mais aussi contre le pouvoir mandataire, et elles se transformèrent en une sorte de guérilla. Une commission dirigée par Lord Peel fut envoyée pour enquêter et faire de nouvelles recommandations sur l’avenir de la Palestine. Weizmann y comparut à Jérusalem et son témoignage, tant par sa forme que par son contenu, est l’un des documents les plus impressionnants, à la fois intellectuellement et moralement, jamais présenté au nom d’une nation. Il comportait une étude et une analyse d’une force et d’une autorité jamais vues sur la position passée, présente et future des Juifs dans le monde, tant historique que sociale, économique et politique. Cette étude allait constituer une base de réflexion sur ce douloureux sujet pour de nombreuses années à venir. Ses prophéties seraient largement accomplies.
Le rapport de la Commission, un document officiel de premier ordre et sans doute, jusqu’à aujourd’hui, la meilleure description des actions et de la politique britanniques en Palestine, recommandait la partition de la Palestine en deux entités autonomes juive et arabe, recommandation assortie de garde-fous conséquents. Dans un premier temps, Weizmann accepta ce projet, tout en émettant ses propres réserves, pensant que c’était là la moins mauvaise solution. Selon lui, le Mandat avait fait son temps, et les autorités britanniques, à Londres comme en Palestine, s’étaient montrées incapables d’accomplir leur tâche. Cette conclusion était pénible pour un homme qui avait tout misé sur la Grande-Bretagne et avait payé cher son admiration et son amour pour les qualités britanniques. Mais, parvenu à cette conclusion, il résolut de persuader l’Agence et le Congrès d’accepter la partition.

Le projet de partage de la Palestine selon la commission Peel

Une tempête se leva dans les mondes juif et arabe. Le Congrès sioniste, après des débats passionnés, accepta le principe de la partition, mais avec des réserves radicales. Les Arabes la rejetèrent d’emblée. La Chambre des Communes britannique la vota à la majorité, mais le gouvernement la sabota petit à petit et sans remords, en rassemblant les opinions inévitablement défavorables des États arabes, en envoyant une commission pour donner des conseils sur les nouvelles frontières et en acceptant les conclusions de celle-ci, à savoir qu’en réalité aucune frontière satisfaisante ne pourrait jamais être tracée. Weizmann vécut des mois de supplice. Il avait accepté le jugement de Salomon avec angoisse, au motif que tout territoire juif autonome et viable, aussi petit et peu sûr fût-il, était préférable à l’alternative, qui était l’échec total. Il fut traité à gauche comme à droite de traître, de conciliateur, d’agent britannique.

En Amérique, en particulier, les leaders de l’opinion juive dénoncèrent la partition comme le sacrifice de la viabilité économique et des perspectives d’immigration à grande échelle sur l’autel du mirage de l’indépendance politique dans une zone ridiculement petite et trop difficile à défendre – une mesure réactionnaire dans un monde d’interdépendance économique croissante, un renoncement à la vision d’un monde plus vaste libéré de frontières naturelles farouchement protégées, en faveur d’un idéal nationaliste anachronique et politiquement étriqué. Pour Weizmann, c’était tout l’avenir du peuple juif qui était en jeu à ce moment-là. Il lui semblait clair que, s’il ne saisissait pas l’occasion de l’indépendance nationale maintenant, elle pourrait ne pas se présenter à nouveau dans le futur.
La situation politique en Europe était de plus en plus sombre. L’Italie avait conquis l’Abyssinie, la guerre civile en Espagne s’était soldée par la victoire des fascistes, les Allemands occupaient l’Autriche et menaçaient à présent la Tchécoslovaquie. Les Arabes palestiniens ne cessaient de harceler la puissance mandataire et les colonies juives. Les Juifs organisèrent un corps de défense semi-légal – dont l’embryon illégal avait été la Hagana formée à l’origine en 1920 – qui, dans une certaine mesure, coopérait avec les forces britanniques. Vers la fin de 1938 eut lieu l’ultime dénouement. Les faux espoirs suscités par les accords de Munich s’évanouirent bien vite. Menacé par la guerre avec l’Allemagne qui se profilait, le gouvernement britannique, cherchant à sécuriser sa base au Moyen-Orient, décida finalement de céder aux exigences arabes. Une déclaration dans ce sens, voilée, mais qui ne présageait rien de bon, fut publiée en 1938. S’ensuivit la conférence du palais Saint-James, à laquelle assista Weizmann accompagné de Ben Gourion et d’autres dirigeants sionistes, au cours de laquelle les Juifs furent pressés par le ministre des Affaires étrangères, Lord Halifax, et le secrétaire d’État aux Colonies, M. Malcolm Macdonald, de renoncer à leur rêve, pour la Palestine, d’une majorité ou d’un établissement autonome, sans parler d’un État.

En 1939, un Livre Blanc britannique fut publié, qui imposait des restrictions sévères au transfert de terres aux Juifs. Il stipulait en outre qu’au terme d’une période de cinq ans, aucune immigration juive ne serait plus autorisée, à moins que les Arabes ne soient disposés à y consentir, ce qui était manifestement peu probable pour autant qu’on pût le prédire. Il était tout à fait clair que le gouvernement britannique avait fait une volte-face complète : il s’agissait de liquider définitivement l’expérience sioniste.
La voie était maintenant toute tracée pour Weizmann. Il rejeta avec dignité et force la condamnation à mort prononcée contre le mouvement sioniste, accusa le gouvernement britannique de transformer ce qui aurait pu être un foyer pour les Juifs en un piège mortel, et se prépara à se battre. Le Congrès sioniste qui se tint à la fin de l’été 1939, durant les dernières semaines avant le déclenchement des hostilités, hanterait la mémoire de ceux qui y avaient été présents. Pendant leurs interventions, les délégués sentaient qu’ils pourraient bientôt être séparés les uns des autres, personne ne pouvait dire quand, et qu’ils ne se reverraient plus jamais en ce monde. Ceux qui venaient d’Europe de l’Est savaient qu’ils retournaient, c’était le plus probable, vers la torture et vers la mort. Weizmann, selon tous les témoignages, domina la réunion en tant que père de son peuple, dont les malheurs étaient aussi sa propre souffrance. En septembre 1939, Hitler envahit la Pologne. La Grande-Bretagne et la France déclarèrent la guerre à l’Allemagne. Weizmann promit immédiatement aux Alliés toute l’aide possible de la population juive en Palestine. Une nouvelle période avait commencé.

Pancartes de la manifestation contre le Livre blanc, avenue King George à Jérusalem, le 18 mai 1939.

La Seconde Guerre mondiale

Dans les premiers mois de la guerre, Weizmann offrit à nouveau ses services scientifiques au pays dont il était maintenant citoyen depuis longtemps. Cette fois, il rencontra peu de réactions dans les cercles officiels. Il fut nommé conseiller chimiste honoraire au ministère de l’Approvisionnement, mais cela n’aboutit à rien. Il pensait avec amertume à l’attitude soupçonneuse et négative des autorités en 1939-1940, et au contraste qu’elle offrait avec la réaction un peu plus enthousiaste de la Première Guerre mondiale. Il fit pression pour que soient créées des unités juives spéciales, et tout spécialement palestiniennes, dans la guerre contre l’Allemagne. Les ministères, en particulier le ministères des Affaires étrangères, celui des Colonies et celui de la Guerre étaient surtout soucieux de ne plus jamais être obligés envers les sionistes ou leurs amis, ou du moins de ne pas en donner l’impression. Il n’y eut pas non plus de soutien de la part des chefs des forces armées. L’espoir sioniste se concentrait maintenant sur l’Amérique neutre, où la politique ouvertement pro-arabe du gouvernement britannique était condamnée par une grande partie de l’opinion publique comme faisant partie intégrante de la politique générale d’apaisement qui avait culminé dans l’accord de Munich d’octobre 1938. Le deuxième fils de Weizmann, Michael, s’était engagé dans la Royal Air Force britannique au lendemain du retour triomphal de M. Chamberlain de Munich et était devenu pilote. Weizmann frappa en vain aux portes des ministères pour obtenir l’admission en Palestine des Juifs piégés dans les pays d’Europe de l’Est qui n’avaient pas encore été conquis, car il se rendait pleinement compte que l’alternative la plus probable était l’extermination. Ceux qui le soupçonnaient de mollesse envers les responsables britanniques pouvaient maintenant donner la main à ceux qui pensaient que les mots implacables qu’il adressait aux ministères des Affaires étrangères et de la Guerre, par lesquels il les qualifiait pratiquement de complices d’Hitler, allaient trop loin.
Lorsque les Allemands envahirent les Pays-Bas et la France à l’été 1940, Weizmann demanda à nouveau que des Juifs palestiniens soient autorisés à combattre en tant qu’unité autonome. Son souhait ne fut exaucé que lorsque M. Churchill, dont les sympathies sionistes n’avaient jamais fait de doute, autorisa finalement la formation de cette unité en 1944. Weizmann resta à Londres pendant les bombardements du Blitz et fut écouté avec plus de bienveillance par le nouveau cabinet Churchill que par celui qui l’avait précédé. En février 1942, son fils Michael fut porté disparu par le Ministère de l’Air. Ni Weizmann ni Vera, son épouse, ne se remirent jamais complètement de cette perte. En 1941, Weizmann se rendit à New York, car les États-Unis étaient alors incontestablement devenus le centre de gravité du monde libre. À Londres, les sionistes étaient traités, dans le meilleur des cas, comme des alliés très embarrassants ; à Washington, les esprits semblaient à Weizmann plus ouverts concernant l’organisation du nouveau monde de l’après-guerre. Weizmann devint très vite une figure centrale de l’activité politique au sein du sionisme américain. Certains de ses vieux amis parmi les fonctionnaires et les politiciens britanniques ne lui étaient pas tous hostiles. Grâce à une intervention personnelle, il sauva de l’extermination au moins un groupe de réfugiés juifs. Mais, de manière générale, il ne put pas faire grand-chose pour modifier la politique d’immigration du gouvernement britannique et de son haut-commissaire en Palestine, laquelle politique eut pour conséquence la mort et le suicide de bateaux entiers de victimes juives du nazisme fuyant l’Europe centrale.

Il eut plus de succès dans ses rapprochements avec des Américains éminents. Le gouvernement américain avait décliné toute responsabilité pour ce qui était de la Palestine et pouvait s’autoriser une vision plus détachée. L’attitude bienveillante envers les objectifs sionistes affichée par des hommes d’État américains, tels que le vice-président Henry Wallace, le sous-secrétaire d’État Sumner Welles, le secrétaire à la Guerre Henry Stimson, le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau (lui-même juif) et le président Roosevelt lui-même, ainsi que par des fonctionnaires, des journalistes et des leaders d’opinion de tous horizons, devait beaucoup à l’extraordinaire fascination exercée par Weizmann sur presque toutes les personnalités non engagées avec lesquelles il entrait en contact. Il poursuivait ses travaux scientifiques, pour lesquels la Grande-Bretagne n’avait manifesté aucun intérêt. Il déposa un brevet américain en bonne et due forme pour la découverte d’un nouveau procédé de production de caoutchouc synthétique. Peut-être espérait-il renouveler le « miracle » de la Première Guerre mondiale et utiliser la valeur de sa contribution scientifique pour les États-Unis comme un moyen d’améliorer sa position, un atout qu’il pourrait utiliser en faveur de sa cause. Ses brevets lui rapportaient des royalties qui le rendaient financièrement indépendant, et cela lui donna cette totale liberté d’action qui caractérisa toute sa vie publique. Aux yeux des Américains, sa renommée incontestée en tant que chimiste ajouta à ses lauriers.

Alors que les victoires de l’Occident annonçaient la fin des hostilités, Weizmann se mit une fois de plus à voyager d’Amérique en Angleterre et retour, dans un effort continu pour maintenir vivantes les revendications sionistes aux yeux des futurs artisans de la paix. Malgré des degrés variés de suspicion ou d’hostilité dans les ministères des Affaires étrangères de tous les principaux Alliés, l’ancien plan de partition recommandé par la Commission Peel réapparut au sein du Cabinet britannique. La perspective de l’autonomie juive en Palestine fut évoquée lors des pourparlers entre Roosevelt, Churchill et Staline à Yalta. L’opposition des dirigeants arabes ne faiblissait pas : le roi Ibn Saoud du Hedjaz avertit Roosevelt qu’il résisterait par la force à une solution pro-sioniste du problème de la Palestine. Il y avait aussi des Juifs américains qui craignaient qu’un État juif ne nuise à leur propre statut, mais ils étaient loin d’être aussi influents que leurs prédécesseurs britanniques l’avaient été en 1917.

Le 11 avril 1942, lors d’une conférence sioniste à New York, la « résolution Biltmore » fut adoptée. Celle-ci réclamait ouvertement, et pour la première fois, la création d’un Commonwealth juif dans toute la Palestine. Cela s’inscrirait dans une partie du programme officiel du mouvement. L’initiative émanait de David Ben Gourion et de la délégation palestinienne. Weizmann ne s’y opposa pas. En effet, un plus tôt cette année-là, dans un article publié par un périodique new-yorkais, il avait écrit que l’État juif était une nécessité pour le monde. Néanmoins, la possibilité d’un dominion juif autonome au sein du Commonwealth britannique occupait toujours son esprit.

L’opposition au programme Biltmore prit la forme de projets, largement soutenus par la gauche et d’autres groupes en Palestine et en Amérique, en faveur d’un État binational de Juifs et d’Arabes, une idée qui avait été discutée à l’origine en 1931. Entre-temps, la guerre, qui entravait les voyages et les communications, avait entraîné un certain affaiblissement des contacts entre Weizmann et les Juifs de Palestine. Le développement, pendant la guerre, de groupes juifs clandestins et terroristes bien décidés à résister violemment à la politique britannique n’avait guère préoccupé Weizmann, alors activement engagé dans des discussions avec des hommes d’État britanniques sur la future constitution de la Palestine. En 1945, le ministre d’État britannique au Moyen-Orient, Lord Moyne, fut assassiné au Caire par des membres du groupe Stern basé en Palestine. Weizmann retourna à Londres pour constater qu’en conséquence l’attitude de Churchill face aux exigences sionistes s’était durcie. Le cabinet britannique mit fin aux discussions sur la partition et se concentra sur la répression de la rébellion en Palestine. Anthony Eden, le ministre britannique des Affaires étrangères, avait, quelque temps auparavant, joué un rôle déterminant dans la création de la Ligue des États arabes qui ne dissimulait pas son antagonisme envers les espoirs juifs. Quant à l’attitude du président Roosevelt, elle demeura ambiguë jusqu’à sa mort en 1945.

Les Combats d’après-guerre

Au cours de l’été de cette année-là, lors des premières élections qui suivirent la fin de la guerre en Europe, le gouvernement conservateur britannique fut défait, et le Parti travailliste du major Attlee arriva au pouvoir. Ernest Bevin devint ministre des Affaires étrangères et s’engagea à résoudre le problème de la Palestine. Son aversion envers les exigences sionistes ne faisait qu’augmenter. Weizmann trouva peu de terrain d’entente avec Bevin ou avec le Premier ministre, Clement Attlee, qui tous deux considéraient le mandat britannique d’origine comme une erreur monumentale. Les promesses électorales pro-sionistes de la Conférence travailliste avaient visiblement eu peu d’effet. De nombreux projets furent discutés – la division de la Palestine en cantons, des plans de tutelle et de partition, un État arabe indépendant avec des garanties pour la minorité juive – tous marqués au coin d’un parti-pris antisioniste manifeste. Pendant ce temps, le président américain Harry Truman exerçait des pressions pour qu’au moins cent mille survivants des camps de concentration nazis puissent entrer en Palestine.

Les Arabes menaçaient de se révolter à nouveau. Une Commission d’enquête anglo-américaine fut dépêchée pour enquêter sur la situation. C’est devant cette Commission que Weizmann prononça l’un de ses discours les plus mémorables. Après avoir rencontré quelques désaccords entre ses membres, la Commission finit par recommander un quota d’immigration plus large que celui qu’aucun gouvernement britannique n’était prêt à accepter. M. Bevin s’irritait de plus en plus de la pression juive, en particulier celle qui s’exerçait aux États-Unis. L’immigration illégale des Juifs en Palestine commença à prendre une grande ampleur. Il sembla à certains que l’antisémitisme de Bevin allait croissant, si l’on en croyait le traitement qu’il avait réservé à des victimes juives des camps de concentration à bord d’un navire « illégal » nommé Exodus en les contraignant à retourner en Allemagne dans le camp de réfugiés d’où elles étaient venues.

Réfugiés juifs, débarqués de force de l’ “Exodus 1947″ par des soldats britanniques, arrivant au camp de personnes déplacées de Poppendorf/Photo prise par Henry Ries/Allemagne/8 septembre 1947.

L’immigration illégale augmentait à pas de géant. Quelle que fût l’attitude officielle de l’Agence juive, la sympathie pour le mouvement de Weizmann et de la plupart des autres dirigeants juifs ne fit que s’accroître rapidement bien au-delà des limites du mouvement sioniste, dans toute l’Europe libérée ainsi que dans de larges cercles aux États-Unis. La résistance des groupes juifs dissidents en Palestine face la domination britannique se fit de plus en plus violente. Les autorités d’occupation tentèrent des mesures répressives tout aussi radicales. Weizmann avait cru pendant la plus grande partie de sa vie politique à une collaboration avec les Britanniques. Il avait même espéré que la communauté juive de Palestine développerait des institutions et un style social et politique qui ne serait pas sans rappeler celui de la démocratie britannique. Il fut alors gagné par la désillusion et l’amertume. Ses amis du mouvement sioniste en Angleterre eux-mêmes commencèrent à lui suggérer qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que ce pays assume des obligations excédant ses pouvoirs, qui étaient désormais considérablement réduits. Quant à ses opposants, ils dénoncèrent l’iniquité qui consisterait à placer les Arabes sous une domination juive, quelles qu’en soient les modalités.
En 1946, le premier Congrès sioniste d’après-guerre se réunit à Bâle, et le lien avec la Grande-Bretagne, auquel le nom de Weizmann était indissolublement associé, en fut le sujet prioritaire. Bien que sans enthousiasme, et afin d’éviter une rupture définitive, Weizmann avait préconisé l’acceptation par l’Agence Juive de l’invitation lancée par le gouvernement britannique à une conférence à Londres en 1947. Cette proposition fut refusée par le Congrès, en grande partie du fait des voix des représentants palestiniens, David Ben Gourion en tête, qui considéraient que toute la politique basée sur la coopération avec l’Angleterre avait été discréditée et était à présent sans espoir. Certains de ses anciens partisans tendaient maintenant à voir en Weizmann un homme d’État qui avait été grand et efficace en son temps et avait rendu des services essentiels au mouvement, mais qui, après ses trente années de travail avec les Britanniques, était à présent désenchanté et irrésolu, et n’avait plus conscience des nouvelles réalités, ni en Palestine même, ni dans les relations de pouvoir qui avaient surgi après la guerre. Weizmann retourna à Londres, battu une fois de plus en tant que défenseur du point de vue « anglo-centrique », bien qu’il ne lui restât, en réalité, aucune illusion sur l’attitude du gouvernement britannique.

Malgré le vote du Congrès, une conférence avec les autorités britanniques eut bien lieu à Londres, mais sans Weizmann, et conduisit comme on pouvait s’y attendre à une impasse totale. Le ministre des Affaires étrangères décida, face à l’augmentation de la violence juive, de renvoyer toute la question aux Nations Unies, d’où découlait en principe toute l’autorité de la tutelle britannique en Palestine. Les Nations Unies nommèrent une Commission d’enquête (UNSCOP) qui se rendit en Palestine en 1947, et devant laquelle Weizmann, alors de retour chez lui à Rehovot, témoigna. L’effet sur la Commission des paroles mesurées de Weizmann fut, comme toujours, puissant. Le président suédois de la Commission, le Dr Emil Sandström, comme ses prédécesseurs, ne doutait pas que Weizmann fût, et de très loin, supérieur à tous ceux qui étaient impliqués dans l’affaire. À la surprise douloureuse du gouvernement britannique, la Commission recommanda la partition, c’est-à-dire la création d’un État juif indépendant dans une partie de la Palestine, seul moyen de sortir d’une impasse sans espoir.

En théorie, Weizmann était maintenant un simple citoyen engagé dans la recherche scientifique à l’Institut situé près de son domicile à Rehovot. Même avant sa défaite au Congrès, en 1946, les activités militaires anti-britanniques autorisées par l’exécutif en Palestine avaient été menées en grande partie à son insu et lorsque, en tant que chef de l’Agence juive, il s’en plaignit à ses collègues, il devint clair que son âge avancé et sa réputation d’anglophile et de modéré, ainsi sans doute que d’autres désaccords, avaient décidé ses collègues à lui dissimuler les détails de la résistance militaire. Les autorités britanniques, de leur côté, ne le considérèrent jamais comme l’un de leurs ennemis. Lorsque la plupart des membres de l’exécutif sioniste en Palestine furent arrêtés par les autorités britanniques, Weizmann dénonça cet acte du Haut-Commissaire avec mépris et amertume. Ses derniers liens politiques avec l’Angleterre avaient été rompus. Il n’occupait aucun poste officiel au sein de l’Agence juive. Néanmoins, lorsque l’avenir de l’installation juive en Palestine devint à nouveau officiellement un sujet de discussion internationale, personne dans le monde juif ne douta que seul Weizmann dût représenter son peuple devant les nations.

Weizmann chimiste/ 1949

Sa santé s’était depuis longtemps détériorée : il perdait la vue, souffrait d’une infection pulmonaire chronique, de problèmes cardiaques, et depuis plusieurs mois son état de santé s’était dégradé. Il n’avait aucun doute sur sa ligne de conduite. Il établit son quartier général à New York et, à l’automne 1947, il dirigea effectivement la délégation juive dans le grand débat des Nations Unies qui décida de l’avenir de la Palestine. En novembre, les deux tiers des représentants des Nations Unies votèrent en faveur de la création d’un État juif dans une partie de la Palestine. Cette décision et, en particulier, le fait que le gouvernement des États-Unis avait renoncé à sa tentative de dernière minute de substituer un plan de tutelle à la partition de la Palestine en États juif et arabe indépendants, devait beaucoup aux interventions personnelles de Weizmann auprès du président Truman qui avait conçu une grande sympathie et une grande admiration pour le dirigeant juif. Il bénéficiait d’une considération similaire de la part de M. Léon Blum en France et produisit une impression indélébile sur les autres membres de l’Organisation des Nations Unies qui le rencontrèrent à cette époque.

Bien entendu, les frontières du futur État constituaient sa principale préoccupation. Le département d’État américain souhaitait détacher le Néguev méridional du territoire juif potentiel, et ce projet fut présenté par le représentant américain aux Nations Unies. Dans ce moment crucial, lors d’une entrevue avec le président Truman, Weizmann réussit à convaincre le président que le port du roi Salomon sur la mer Rouge était indispensable au nouvel État juif pour protéger ses communications avec l’océan Indien et le Pacifique contre un éventuel blocus arabe du canal de Suez et des ports juifs de la Méditerranée. Les États-Unis s’opposèrent avec succès au projet de couper le Néguev en deux, et celui-ci devint partie intégrante d’Israël.

L’État Juif

Dès 1946, Weizmann s’était consacré corps et âme à l’obtention de la reconnaissance d’un État juif à part entière en Palestine. Quand, après le lent départ, quelque six mois plus tard, des autorités britanniques (dont le gouvernement n’avait pas approuvé la décision de l’ONU), l’opportunité de proclamer un État juif indépendant fut débattue en Palestine, Weizmann envoya des messages à Ben Gourion pour insister en faveur de la création de l’État. La déclaration d’indépendance de l’État d’Israël le 14 mai 1948 vit se réaliser son vœu le plus ardent. L’État avait été créé en dépit de nombreuses oppositions et d’un grand nombre de mises en garde de la part de puissances, intéressées ou non. Beaucoup de sympathisants sionistes et certains dirigeants juifs en Palestine observaient avec angoisse le nouvel État, car ils étaient certains qu’il serait écrasé par les armées arabes, largement supérieures en nombre. La politique américaine aux Nations Unies vacillait sous l’effet de nombreuses pressions. Le Département d’État partageait largement le point de vue du Foreign Office britannique. Le président Truman, dont l’estime pour la personnalité et l’intégrité de Weizmann restait inchangée, décida de reconnaître l’État dès sa fondation. Cet acte personnel de la part du Président constitua un atout moral et politique d’une valeur inestimable pour le nouvel État. Et il ne fait aucun doute que Weizmann avait joué un rôle capital dans cette décision.

Le président américain Harry S. Truman (à gauche) tient une copie de la Torah, qui lui a été offerte par Chaim Weizmann, à Washington, le 25 mai 1948

L’une des premières choses que fit le gouvernement du nouvel État d’Israël, dirigé par David Ben Gourion, fut d’offrir la présidence de l’État à Weizmann. Il y avait droit, sans la moindre contestation. Le poste revêtait une grande importance symbolique. Weizmann fit connaître son acceptation en faisant hisser le nouveau drapeau sur le toit de son hôtel à New York, mais cela ne représentait en fait aucun pouvoir réel. Ses opinions ne bénéficiaient pas de l’assentiment général du gouvernement de l’État pour lequel il avait fait plus que tout autre être humain afin de le rendre possible, cela tous s’accordaient à le reconnaître. Il retourna à Rehovot et à son Institut, et sa maison devint sa résidence officielle. Il se faisait vieux et sa santé déclinait, mais il avait vu de ses yeux l’accomplissement du rêve qu’il avait décrit à son professeur alors qu’il était enfant, plus de soixante ans auparavant.

En 1948, Israël fut envahi par les armées arabes et obligé de se battre pour sa survie. Weizmann n’avait aucun doute sur ce qu’il adviendrait. Après la victoire, le rôle primordial de Weizmann dans la re-création de sa nation fut universellement reconnu. Dans son propre pays, il fut vénéré comme le père de son peuple et devint un mythe de son vivant. Il exerça ses fonctions officielles en tant que chef de l’État et consacra beaucoup de temps à son travail scientifique. Il était physiquement épuisé. Il voyagea à l’étranger dans le but de recouvrer la santé, mais celle-ci se dégradait petit à petit. Il reçut des ambassadeurs étrangers et d’autres éminents visiteurs étrangers. Il écoutait avec attention les rapports de ses ministres, à l’égard desquels il était parfois très critique, rencontrait ses vieux amis ou leur écrivait, révisait et complétait les premières ébauches de ses mémoires, gardait un vif intérêt pour les affaires de l’État, mais il ne participait guère directement aux décisions politiques. Vers la fin, il devint presque aveugle.

Chaïme Weizmann devient le premier président de l’État d’Israël

Il s’éteignit le 9 novembre 1952 (21 ‘Hechvane 5713), laissant son fils aîné Benjamin et sa femme Vera (1881-1966) à laquelle son existence avait été intimement liée. Leur amour profond et heureux, ainsi que le respect et la confiance complets qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, avaient été les piliers de leur vie à tous les deux. Chaïm Weizmann est enterré dans le parc de sa maison à Rehovot. Sa tombe, comme celle de Herzl, est devenue un lieu de pèlerinage national en Israël.