« Chaque individu est un roi »
par Alban Wilfert
Hillel HALKIN, Jabotinsky : A Life, New Haven and London, Yale University Press, 2014, Collection « Jewish Lives ».
Article réalisé dans le cadre du Projet Jeunes rédacteurs initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.
Paris, novembre 2024. Le 14, un match de football opposant la France à Israël est placé sous haute surveillance policière ; le 13, doit se tenir un gala (« Israel is Forever ») organisé par les tenants de la droite israélienne la plus radicale. L’événement fait polémique : de nombreuses protestations s’élèvent, émanant d’une partie de la classe politique et de plusieurs syndicats. Une organisation nommée Betar appelle, en réaction, à un rassemblement de soutien… Ce groupement, méconnu du grand public français, attire l’attention de bien des médias. Entre autres journaux, plusieurs quotidiens régionaux (L’Union, Sud-Ouest et Le Progrès) consacrent des développements au Betar, brossant le portrait d’un mouvement de jeunesse sioniste de droite, jugé tumultueux, voire batailleur, fondé dans les années 1920 par un dénommé Ze’ev Jabotinsky. Du reste, peu y est écrit sur ce dernier.
De fait, dans l’histoire du sionisme et de l’État d’Israël, Ze’ev Jabotinsky est incontestablement moins connu que ses rivaux au sein des courants sionistes, David Ben Gourion ou Haïm Weizmann. Ce personnage mérite cependant de l’être, lui dont les idées et conceptions, souvent décriées, n’ont cessé d’irriguer et d’inspirer la vie politique israélienne.
La riche biographie de Hillel Halkin, écrivain israélien, permet de le découvrir.
Zee’v Jabotinsky, né Vladimir Yevgenyevich Zhabotinsky
On l’a parfois décrit comme issu d’un milieu « assimilé », comme peu soucieux de sa propre judéité avant l’âge adulte. Une affirmation erronée, selon Hillel Halkin. La particularité de Jabotinsky est d’avoir grandi à Odessa, dans l’empire russe. Une ville où vécurent par ailleurs Pinsker, Ravnitsky, Lilienblum et Ha’am et qui fut, dès les années 1880, l’un des « principaux centres » (p. 12) du sionisme, avec « la vie culturelle juive la plus animée de toutes les villes d’Europe », p. 13. N’ayant pas, au contraire de nombre de ses coreligionnaires installés en Europe, passé son enfance dans les espaces fermés du shetl et de l’école juive orthodoxe avec enseignement en yiddish, le jeune Jabotinsky peut, là, « se sentir à la fois profondément juif et tout à fait à l’aise parmi des non-Juifs, parce qu’il n’y avait que là que des Juifs et des non-Juifs se mêlaient dans des espaces véritablement neutres », p. 14.
Ce rappel des origines de Jabotinsky, de sa double appartenance au peuple juif et au tissu social d’une grande ville d’Europe de l’Est, ne vise pas seulement à expliquer ses particularités au sein du champ intellectuel du sionisme. L’ouvrage considère également le Jabotinsky intime, humain complétant ainsi ses mémoires délibérément consacrés à « l’écrivain et à l’homme politique, et non pas à l’homme », p. 113.
De fait, au-delà de l’activisme et des activités politiques et militaires en Palestine et en Europe, Jabotinsky a été journaliste et auteur de fiction. Ses œuvres romanesques et poétiques sont régulièrement évoquées par Hillel Halkin, pour mieux approcher psychologiquement Jabotinsky.
Ce dernier épouse en 1907 une dénommée Ania Galperina avec laquelle il a un fils, Eri. Mais, allant d’une ville européenne à l’autre au gré des reportages, des congrès et de ses diverses actions liées au rêve sioniste, il passe peut-être trop peu de temps avec eux. Jabotinsky finit par se dévouer à son « activité sioniste à plein temps », p. 15.
Un sionisme individualiste et révisionniste
Étudiant en droit à Berne, Jabotinsky tient le premier discours de sa vie à l’occasion d’une conférence de Nachum Syrkin, leader du sionisme socialiste. Il y déclare, d’après ses souvenirs : « je ne sais pas si je suis socialiste, parce que je ne suis pas encore assez versé dans la théorie du socialisme, mais je suis certainement sioniste, parce que le peuple juif est dans un sale état », p. 18.
Comme bien d’autres, Jabotinsky arrive au sionisme pour des considérations sociales et non pas religieuses et, contrairement à bien d’autres, il reste, toute sa vie durant, éloigné du socialisme.
C’est toutefois surtout son séjour à Rome, deuxième ville où Jabotinsky étudie, qui s’avère décisif dans sa construction politique. Avec « un mode de vie à la fois cultivé et passionné, querelleur mais tolérant, léger et pourtant sérieux », la capitale de l’État italien récemment unifié s’avère « le cœur battant d’un pays qui avait été libéré en une longue lutte pour l’indépendance menée par lafigure intrépide de Garibaldi, dont le nationalisme italien était tempéré par un humanisme démocratique, donnant à Jabotinsky une vision indélébile de ce que pourrait être une société convenable, libre et plaisante »,p. 27, pour un peuple comme le sien. Jeune adulte, Jabotinsky s’y prend à rêver à un État indépendant pour les Juifs, marqué par l’histoire et les traditions mais aussi, et surtout, abritant une société sécularisée et paisible.
Son sionisme séculariste, selon lequel « la langue et le territoire – hébreu et terre d’Israël – suffiraient pour définir les Juifs comme Juifs », donnerait à ces derniers «la liberté, dans un système national qui leur serait propre, d’être ce qu’ils choisissent d’être », p. 80. Rejetant le « harnais usé » (p. 79) du judaïsme rabbinique au profit d’un nationalisme dont des pays européens comme l’Italie ont donné l’exemple, il a une certaine idée du peuple juif, admirant son aptitude à l’activité commerciale. Il fait dire à un personnage d’un feuilleton journalistique qu’il écrit en 1912 : « Pendant des générations, faire des affaires était le pilier de la vie juive : pourquoi abandonner cela maintenant ? », p. 79. Les aspirations à d’autres professions que celles de l’entreprenariat, des affaires et de l’industrie seraient le résultat d’une délégitimation anti-bourgeoise.
Toutefois, Jabotinsky considère, dans un essai de 1913 intitulé Race, que « tout peuple a sa propre “composition raciale” », p. 81. De là, « si “deux individus physiologiquement différents réagiront différemment au même stimulus psychologique”, il en ira de même pour deux nations », p. 81. Cette « psychologie raciale » (p. 81) serait essentielle à l’unicité d’une nation, et le peuple juif ne saurait y faire exception. Cette pensée s’insère dans le large champ du « discours sur le rôle de la race dans l’histoire et la société humaines qui était alors prééminent, et qui allait du néo-darwinisme d’auteurs sérieux tels que Herbert Spencer et Thomas Huxley aux idéologies de racistes tels qu’Arthur de Gobineau et Houston Stewart Chamberlain », p. 82. La pensée de Jabotinsky est racialiste, au sens où elle affirme qu’il existe des différences raciales, mais non raciste car elle ne parle pas de supériorité d’une race sur une autre. Halkin le rappelle, comme d’autres parmi ses contemporains, « qui pensaient que la race avait de l’importance, il n’avait pas de moyen de prévoir l’usage meurtrier qui allait être fait des théories raciales », p. 84. L’auteur, qui n’est pas historien de formation, insère ici la pensée de Jabotinsky dans le climat intellectuel de son temps, se livrant avec une certaine exactitude au travail de contextualisation attendu de l’historien.
Surtout, le sionisme de Jabotinsky est individualiste. Pour lui, « Dieu créa d’abord l’être humain, puis la nation, et ensuite seulement l’humanité » (p. 78) et « les hommes sont souverains », p.47-48. L’individualisme étant a priori contradictoire avec un nationalisme juif aspirant à la réunion d’une communauté sur le territoire d’un État, Jabotinsky articule les deux par l’idée de sens du service : « je sers non parce que j’y serais “tenu” – personne n’est tenu de faire quoi que ce soit pour qui que ce soit – mais parce que j’y suis disposé », p. 44, écrit-il en 1935.
Dès le congrès sioniste de 1903, où Herzl présente le « Projet Ouganda » proposant l’établissement d’un foyer juif en Afrique orientale plutôt qu’en Palestine, il montre une certaine indépendance d’esprit : « pour ma part, je ne pense pas que Herzl soit aussi indispensable au mouvement appelé sioniste qu’on ne le pense communément. […] Le sionisme est enraciné trop profondément dans l’âme juive pour que le “jeu” ne se poursuive pas. Et le sionisme ne mène qu’en Palestine », p. 60.
Bien plus tard, en 1925, après la mort d’Herzl et le bouleversement des puissances européennes que constitue la Première Guerre mondiale, Jabotinsky crée, dans un café parisien, l’Union des sionistes révisionnistes. Celle-ci aspire à « une “communauté étatique juive” en Palestine avec une majorité juive bénéficiant d’une “autonomie”, un contrôle juif sur toute l’immigration vers le territoire sous mandat, la restitution de la Transjordanie à ce dernier, l’expropriation entièrement compensée de toute terre en friche palestinienne en vue de la colonisation sioniste, la relance d’une Légion juive s’insérant dans la présence militaire du gouvernement du mandat, et une Agence juive sous une direction entièrement choisie par l’Organisation sioniste », p. 158. Avant tout, ce sionisme « révisé » se fonde sur le « credo du “monisme sioniste”, l’opinion selon laquelle l’objectif d’un État juif ne saurait être compromis ou altéré par un mélange avec d’autres idéologies », p 136-137.
La question des moyens : le sionisme par les armes
La Légion juive est l’une des structures militaires ou paramilitaires dont l’origine est liée à Jabotinsky. Angle mort de l’idée herzlienne [7] de l’État en raison de « l’attitude juive traditionnelle à l’égard de l’armée » (p. 97), la défense est pensée par Jabotinsky.
Qualifié plusieurs fois de militariste, Jabotinsky répond : « C’est une chose terrible que la vie d’une nation. Il est difficile de continuer sa route dans une étendue sauvage. Vous en êtes incapables ? Alors allongez-vous et mourez. L’humanité aussi est un bataillon, et personne ne vous portera jusqu’à Jéricho. Soit vous avancez, avec toute la cruauté pour vous-même et pour les autres que cela implique, soit vous abandonnez et sombrez dans l’oubli, avec vos espoirs », p. 111. Pareil rappel sur la nécessité de la défense peut toutefois aussi se lire comme une apologie de la conquête.
De fait, dès 1908, les tensions arabo-juives dans le Yishouv sont telles que Jabotinsky comprend que « la Palestine ne serait pas donnée aux Juifs par quiconque mais qu’ils devraient la prendre », p. 68. Ne croyant pas que l’Empire ottoman puisse concourir à l’aboutissement du sionisme, il promeut, dans la Première Guerre mondiale, une Légion juive combattant aux côtés de la Grande-Bretagne. Composée de volontaires juifs du Yichouv déplacés par la guerre, elle contribuerait à la légitimité du projet sioniste une fois la Palestine occupée après-guerre et formerait l’embryon d’une armée de l’État juif. Jabotinsky, épaulé par Joseph Trumpeldor, sioniste plus marqué à gauche, fait continuellement pression sur le gouvernement et les états-majors britanniques, où règne une méfiance teintée d’antisémitisme, pour obtenir la création de cette structure au sein de cette armée.
Ces efforts aboutissent à des résultats modestes au regard des ambitions. Un corps des Mules de Sion participe à la bataille de Gallipoli en 1915 puis devient une compagnie du 20ème bataillon des Royal Fusiliers. Début 1918 naissent trois autres bataillons de Royal Fusiliers, les 38ème, 39ème et 40ème, composés de volontaires juifs. Jabotinsky devient lieutenant dans le 38e et combat en Palestine à compter de mars 1918. L’importance stratégique des engagements de la Légion juive est mineure, aussi ces quelques pages d’histoire militaire s’avèrent-elles plus intéressantes pour la mention de l’effet psychologique de ces combats sur Jabotinsky. Celui-ci apparaît, dans ses lettres à son épouse, comme mal à l’aise, disant être là « en tant que porte-parole d’un État inexistant et commandant d’une armée inexistante », p. 113.
Plus tard, en 1923, est créée à Riga, peu après une visite de Jabotinsky, une Organisation Joseph Trumpeldor pour la Jeunesse Activiste Sioniste. Trumpeldor, resté ami de Jabotinsky jusqu’à sa mort au combat en 1920, est ainsi honoré. Dans le même temps, Jabotinsky fonde à Berlin une Ligue des Activistes Sionistes. Ces différents mouvements, ainsi que d’autres, se regroupent finalement en une structure commune, le Betar, dont le nom est un acronyme reprenant les initiales de Trumpeldor mais aussi une allusion à la dernière forteresse juive ayant résisté aux Romains en 135. Ce mouvement se démarque des organisations de jeunesse sionistes de gauche par un caractère paramilitaire : pratique d’arts martiaux, parades, port d’uniformes, organisation en rangs, compagnies et bataillons. Ce, pour « réhabiliter [9] le nouveau Juif, mutilé par la vie dans la Diaspora » (p. 147) en une quête du hadar, mot hébreu renvoyant à une forme de dignité et de fierté, soucieuse des bonnes manières et de l’apparence.
Accusé de vouloir faire de ces jeunes gens une « machine », Jabotinsky assume, parlant plus précisément d’un « orchestre », où « nous partageons tous une seule volonté, nous construisons tous le même bâtiment, et nous nous référons tous au même architecte dont nous approuvons tous les plans », p. 151. Se voulant individualiste, il insiste sur cette notion d’approbation, soulignant que les participants sont volontaires et consentent à la discipline attendue d’eux : « Nul ne voit sa volonté assujettie dans le processus. Le commandant est le véhicule de votre propre volonté, votre représentant, à qui vous déléguez volontairement la direction de votre “orchestre” – sinon, vous n’auriez pas rejoint le Betar ou n’y seriez pas resté… », p. 151.
Plusieurs années plus tard, en 1936, une grande révolte arabe gronde en Palestine. Les insurgés mènent une guérilla, attaquant des localités juives, tendant des embuscades et incendiant des terres agricoles. En face, la Haganah, force paramilitaire proche des sionistes travaillistes, répond par des « mesures défensives et une collaboration étroite avec les Britanniques », p. 201. Quant à l’Irgoun, force créée quelques années plus tôt et quant à elle composée essentiellement de Betarniks et de révisionnistes, donc inspirée par Jabotinskymais non commandée par lui, elle « rend toujours les coups » (p. 202), tuant des Arabes – même innocents – après une mort juive, « combattant la terreur par la terreur », p. 208.
Dans un premier temps, Jabotinsky approuve la démarche défensive de la Haganah, mais il finit par se rallier aux méthodes de l’Irgoun, interrogeant : « qui ne comprend que le plus grand ennemi de l’égalité pour les Juifs est celui qui dit que les moyens utilisés par les Arabes dans leur guerre contre nous ne doivent pas être utilisés par nous contre eux ? », p. 211.
Les violences antisémites menacent alors également en Europe. Les nazis se montrant expansionnistes, bien des sionistes sont conscients du péril immédiat et entendent faire aboutir le projet d’État et évacuer les populations avant qu’il ne soit trop tard. La diplomatie ne suffisant pas, Jabotinsky transmet finalement à l’Irgoun, en août 1939, un plan d’insurrection contre le pouvoir britannique en Palestine. Une « mesure désespérée » (p. 216) pour celui qui a combattu dans les rangs des Britanniques et les a longtemps considérés comme les meilleurs alliés possibles du sionisme. Même le commandement de l’Irgun a des doutes. L’insurrection n’a finalement pas lieu, le déclenchement immédiat de la Seconde Guerre mondiale amenant une nouvelle urgence : vaincre Hitler. Jabotinsky entend former une nouvelle Légion juive.
Si des révisionnistes prennent bien les armes et s’adonnent à des attentats contre les Britanniques, ils se limitent à un petit groupe terroriste issu d’une scission de l’Irgoun, le Lehi, qui opère à partir de 1941, après la mort de Jabotinsky. Dans les dernières pages de l’ouvrage, Hillel Halkin qualifie Jabotinsky de « maximaliste » (p. 228) – à tort puisque ce terme renvoie justement à l’idéologie de ces groupes plus extrémistes que Jabotinsky, allègrement fascisants qui promeuvent l’emploi de la force armée contre n’importe quel obstacle à la genèse de l’État juif.
Révisionnisme et fascisme
On a tôt fait de relever des liens entre révisionnisme et fascisme, les deux étant des courants de pensée de droite nés dans l’Europe des années 1920. Mais ces liens sont ambigus et complexes.
Entre discipline et aspiration à un homme nouveau, il y a des allures de fascisme dans les activités du Betar. De fait, les Avanguardisti italiennes en sont, souligne l’auteur, l’une des inspirations, aux côtés d’organisations juives comme les fraternités de duel existant en Lettonie (p. 145). Néanmoins, Jabotinsky condamne clairement, dès 1926, le fascisme comme forme de gouvernement, où seule compte « la parole d’un homme. Ce qu’il dit, quoi que cela puisse être, est le programme. […] Les buffles suivent un chef [traduction de “duce”]. Les hommes civilisés n’ont pas de “chef”. Les hommes et femmes civilisés élisent des délégués, des cadres, des administrateurs, qui sont habilités à agir tant que leurs vues coïncident avec celles de la majorité, et qui partent quand ce n’est plus le cas », p. 152. Pourtant, trois ans plus tard, il est élu à l’unanimité et à vie « roch Betar »/ chef du Betar», souligne l’auteur.
Les critiques du fascisme sur le fond, répétées par Jabotinsky, entrent en dissonance avec ses propres pratiques autoritaires à l’intérieur du parti révisionniste. Lorsqu’Hitler arrive au pouvoir en 1933, Jabotinsky publie un article dénonçant l’« optimisme facile » (p. 177) de certains, qui s’attendent à une pratique pragmatique du pouvoir par les nazis, voire à leur départ rapide des responsabilités : l’Odessite comprend, bien mieux que d’autres sionistes, que l’antisémitisme est le cœur du projet nazi. Toutefois, dans les mois qui suivent, alors qu’il est menacé d’être démis de la tête du parti révisionniste par un vote du comité exécutif, il démet ce dernier par un simple communiqué. Son opposant, Meir Grossman, dénonce un « putsch » et un comportement « digne d’un Führer », p. 178. Peu après, Ben Gourion, éminent sioniste travailliste, appelle à son tour Jabotinsky « Vladimir Hitler », p. 181. Pourtant, c’est alors Jabotinsky qui dénonce, au nom de la guerre économique contre Hitler, les négociations de l’Agence juive, menées par Chaim Arlosoroff, avec l’Allemagne nazie : celles-ci visent à assurer le départ de Juifs vers le Yishouv contre des biens manufacturés allemands (p. 180).
Pour Hillel Halkin, les comparaisons à Hitler sont « stupides » et « affreuses » (p. 178), mais « la figure de l’homme prédestiné qui incarne la volonté populaire en contournant les politiciens fourbes était une pièce maîtresse de l’idéologie fasciste. Jabotinsky avait transgressé à la fois les normes démocratiques et les statuts de son propre mouvement ; arrivant dans la foulée de la prise de pouvoir par Hitler, cela ne pouvait manquer de susciter de sinistres rapprochements », p. 178. Même si certaines de ses actions peuvent en rappeler les pratiques, l’idéologie des dictateurs italien et allemand ne fut jamais partagée par Jabotinsky sur le fond.
Jabotinsky, l’éternel second ?
Les invectives échangées avec Ben Gourion sont le symptôme des divisions entre sionistes dans les années 1930. Ce sont surtout les moyens de parvenir à la création de l’État juif qui font débat : « Jabotinsky pensait qu’on n’y arriverait qu’en faisant campagne pour lui, ouvertement, Ben Gourion qu’il valait mieux rester camouflés le temps que le Yishouv monte en puissance sur le terrain », p. 181. Les tensions sont telles que Ben Gourion est la cible de boules puantes et de briques lorsqu’il est de passage à Varsovie et Jabotinsky de jets de pierres à Brisk. En janvier 1934, à Haïfa, deux entrepreneurs révisionnistes refusent d’employer des ouvriers appartenant à la Histadroute : en représailles, des gangs issus du Mapaï saccagent des établissements révisionnistes, faisant une trentaine de blessés. Jabotinsky dénonce aussitôt, « avec une certaine exagération » (p. 191), un « pogrom». Sans jamais égaler, bien sûr, les violences antisémites qui leur sont contemporaines, les violences inter-sionistes sont réelles.
L’année suivante, les deux hommes politiques finissent par s’accorder, entre autres, sur la fin des violences. Soumis au vote, le texte est validé par les adhérents du parti révisionniste mais rejeté par ceux du Mapaï. L’entente n’étant plus possible dans le cadre de l’Organisation sioniste, Jabotinsky crée la Nouvelle Organisation sioniste. Les premières élections pour celles-ci rassemblent 713 000 votants, davantage que celles tenues par l’Organisation sioniste la même année. Jabotinsky se rapproche alors des sionistes religieux.
Systématiquement derrière d’autres factions aux élections sionistes, souvent tenu à l’écart des institutions du mouvement, il est même banni de Palestine en 1930. Officiellement, cela fait suite à un discours tenu à Tel-Aviv, où il aurait jugé impossible tout « rapprochement social » (p. 167) avec les Arabes, rappelé la nécessité d’une majorité juive en Palestine, et déclaré : « il n’y a pas de paix et il n’y en aura jamais », p. 167. Dans tous les cas, les autorités britanniques voient en lui un danger. Si les révisionnistes sur place continuent à se référer à Jabotinsky, la suite des événements se fait néanmoins sans lui. Il finit ses jours à New York, où il tente sans succès de construire une structure politique révisionniste : il reste « le perpétuel chef de l’opposition sioniste », p. 226.
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Ze’ev Jabotinsky meurt le 4 août 1940 d’une crise cardiaque. Il n’a jamais connu l’État d’Israël. Ayant souhaité que ses restes ne soient retournés en terre d’Israël que « sur l’ordre d’un gouvernement juif dans ce pays » (p. 222), ce n’est qu’en 1964, après le départ de Ben Gourion du pouvoir, qu’il y [13] est finalement inhumé.
Reconnaissance d’une importance posthume pour le sionisme réalisé ? Peut-être. Jabotinsky le révisionniste, fut-il « si l’on excepte son succès partiel avec la Légion juive, qui ne changea pas considérablement le cours du sionisme, un raté politique » (p. 226) qui ne parvint pas à ses fins ? Sans doute. Ce n’est pas sa carrière, mais sa clairvoyance répétée à maintes reprises, qui s’avère remarquable : « il fut l’un des premiers à anticiper que l’Angleterre gagnerait la Première Guerre mondiale et pousserait les Turcs hors de Palestine, et que l’avenir du sionisme résidait là […] que le socialisme ne pouvait pas développer l’économie de Palestine assez vite pour attirer une immigration juive massive, […] [et] que les Juifs européens étaient au bord d’une catastrophe dont seul un État juif pourrait les sauver », p. 216.
Quant à la nécessité d’une défense, nul en Israël ne la contredirait aujourd’hui. Enfin, en 1938, alors que l’antisémitisme européen se fait de plus en plus violent, Ben Gourion « parvient à la conclusion à laquelle Jabotinsky était parvenu bien avant. Le socialisme pouvait attendre. Un État juif à même de sauver autant de Juifs que possible était la priorité immédiate », p. 212. Comme une victoire intellectuelle du monisme. Quant au Betar, il survit largement à son inspirateur – on l’a vu – et conserve une certaine influence sur la vie politique israélienne et sur les sionistes à l’étranger.
Hillel Halkin conclut sa biographie de Jabotinsky par une histoire-fiction, un dialogue imaginaire qu’il aurait avec ce dernier. Assez gratuit, peu scientifique, mais sans doute personnel pour Halkin, lui-même auteur juif de fiction comme de non-fiction, cet échange apporte néanmoins à l’approche psychologique du personnage qui a été l’un des aspects de l’ouvrage. Il donne à comprendre Jabotinsky: A Life non seulement comme un livre d’histoire mais aussi comme le récit pleinement humain d’un homme politique pétri de contradictions, sioniste et individualiste à la fois, qui se condamna à rester, toute sa vie durant, un électron libre.