À l’aube de la modernité
par Patricia AZERAD
Yosef Haïm BRENNER, Autour du point, Titre original :מסביב לנקודה /Missavive la-nekouda, 1904.
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Choix d’extraits, présentation et traduction (inédite) de l’hébreu par Patricia Azerad
Dans un de ses « romans en nouvelles », Les Terres du chacal (1965), Amos Oz fait dire à l’un de ses personnages : « Gédéon, assieds-toi un instant et je te lirai une page de Yosef Haïm Brenner. […] Tant que tu ne connaîtras pas Brenner, tu ne sauras comment il est possible de se désespérer ». Cette désespérance imprègne Autour du point.
Ce deuxième roman de Yosef Haïm Brenner, écrit en 1904, fut publié en épisodes dans la revue « Ha–Siloah » puis perdu, réécrit et publié en 1906 dans « Yebereskaya Zizen »/La vie juive, revue mensuelle juive-russe éditée de 1904 à 1907.
Il apparaît comme la continuité d’En hiver. Le personnage principal a grandi sous un patronyme différent. On y retrouve les mêmes thèmes en plus sombres : la fuite vers la grande ville ; le questionnement sur le sens de l’existence ; la confrontation avec les diverses tendances intellectuelles du début du XXème siècle en Russie (orthodoxie, Haskala et sionisme) ; la recherche du chemin à suivre ; et enfin l’amour insatisfait. Cependant, l’élément important n’est plus, comme précédemment dans En hiver, la rupture créée par l’abandon du foyer familial et de la tradition, mais la vie parmi les groupes qui se sont déjà tournées vers le monde laïc. Le ton et l’atmosphère de cette seconde œuvre dans laquelle la ville humide et obscure accompagne les déshérités, est plus tragique que dans le premier roman, malgré le soulagement que connaît, dans l’épilogue le personnage principal, Yaacov Abramsohn, mais si déchirant pour le personnage secondaire, Uriel Davidovsky, double de Yaacov, sa part d’ombre.

Deux événements de l’année 1903 en Russie nourrissent le roman : le suicide de Shalom Sander Baum, un ami proche de Brenner et de leur cercle d’écrivains à Homel (en Biélorussie) et le pogrom de Kichinev où meurt Haya Wolfsohn, autre intime de Brenner, qui rejoignit ses compagnons sur le terrain du massacre et refusa de se cacher. Baum est incarné par le personnage nietzschéen de Uriel Davidovsky tandis que H. Wolfsohn renaît dans celui de Eva Isakovna, dite aussi Hava Bloomin. Avec Yaacov Abramsohn, personnage principal et reflet de l’auteur lui-même, ils forment les trois figures tournant ”autour du point”, point existentiel de la recherche de la vérité.
Touffu, non linéaire, le roman navigue, dans la ville de A., d’un endroit à un autre, d’un protagoniste à un autre, au gré des pérégrinations de Yaacov Abramsohn, partisan des idées nouvelles qui se répandent en Europe en cette fin de XIXème siècle, mais figure de l’anti-héros par excellence, dont toutes les initiatives sont vouées à l’échec : échec auprès de ses élèves ; échec auprès de son ami Uriel dont il ne peut empêcher le suicide ; échec sentimental et idéologique auprès de l’élue de son cœur ; sans cesse balloté entre la pensée vivifiante du « Nouvel Hébreu » et la désillusion implacable de la persistance des pogroms.
Il trouvera la force intérieure de s’extirper de ses tourments par un retour aux sources qu’il définira de « sionisme spirituel ».

Fuir le scandale, trouver du travail
Après avoir pris congé de Shlomo Frankel son élève et lui avoir assuré « [que tous les deux] étaient les enfants de l’avenir » (Chapitre 1), Yaacov Abramsohn, assis dans le train qui le ramène dans la grande ville de A., souffrant d’un mal de tête lancinant, expose intérieurement les trois éléments de l’intrigue : le scandale, l’espoir d’une vie libre, la non-concrétisation d’un amour :
« C’était la même forêt de bouleaux avec les mêmes arbres hauts et élancés qui voici plusieurs mois, défilait alors sous ses yeux, lorsqu’il s’était rendu là-bas, à Tsoar pour enseigner aux enfants de nantis. C’était l’automne. Les arbres étaient dénudés, dépouillés et tristes, la couche de neige brillante et pure ne les recouvrait plus. Et maintenant c’était l’hiver, et lui, revenait sur ses pas. Il revenait à A. Pour travailler et agir. Il ne pouvait pas s’attarder plus longtemps là-bas. Il avait fait un échange : il avait tronqué une vie d’abondance et de sérénité contre un petit scandale…
Ha-ha-ha-, le front appuyé sur la vitre froide, Abramsohn fut pris d’un rire impétueux ; là-bas, ils l’avaient rémunéré, avaient donné un salaire à un jeune homme pauvre et abandonné, lui avaient donné le meilleur de ce qu’ils pouvaient, le boire et le manger quotidien et un salaire tous les mois. Et tout cela pour quoi ? Afin qu’il enseigne à leur progéniture la manière d’être agréé par Dieu et les hommes. Et qu’a-t-il fait ? Et qu’a-t-il fait, l’ingrat ? Il a révélé à ses auditeurs, à ces petits enfants qu’on lui avait confiés pour leur enseigner la thora, les mitsvot et la culture, il a révélé tout à fait autre chose, des choses secondaires, superflues et qui ne devaient pas être divulguées. [… ].
Le serpent était nu et le scandale menaçait ! Ce bizarre enseignant ne voyait pas ses élèves comme des objets vides destinés à être gavés par les études, comme cela était de mise, mais les considérait comme de jeunes compagnons, comme matière à la créativité…
Ha-ha-ha. Ces vigoureux citadins de Tsoar, ces seigneurs de la cité […] ne pouvaient pas être satisfaits de ce jeune homme bizarre, ce mendiant d’instituteur, qui ne leur avait rien payé en retour !
Et après ce court intervalle, il revenait maintenant vers la disette et le dénuement, et ses lèvres marmonnaient avec vigueur sur sa liberté présente, sur sa liberté de conscience retrouvée dans la grande ville, sur sa future existence en revenant dans cette même ville, sur son état d’esprit et sur l’intensité de la vie en général ». (Chapitre 2).
On notera que Tsoar est le nom d’une ville étape dans la fuite de Sodome par Loth et sa famille (Genèse, 19 : 20-30), ce qui n’est pas un toponyme très engageant.
Et ce bonheur de liberté serait complet si la femme de ses pensées prenait corps malgré un point de litige : « délicates et timides étaient ses réflexions sur les qualités [de EvaIsakovna, dite aussi Hava Bloomin], sur celle qui était à la fois proche et lointaine, sur celle qui pouvait combler sa vie, l’améliorer et l’élever, si ce n’était ce point [de divergence] entre eux. (Chapitre 2).
Le retour d’Abramsohn à A. suscite la crainte de l’instituteur en place : le sioniste Itzhak Rivka’sh, craint de voir son poste et sa subsistance lui échapper au profit de son rival.
Alors, tout en le discréditant, immédiatement, il commence la bataille des idées :
« [Rivka’sh] tenta de préparer l’esprit du public vis-à-vis [d’Abramsohn,] par des calomnies et des sarcasmes, disant qu’[Abramsohn} serait un écrivain hébreu, cela allait de soi, pas un sioniste comme nous, […] ; et dès lors, ses paroles furent exprimées froidement, comme sans penser à mal, sans l’air d’y toucher. […]
Itzhak Rivka’sh était parmi les premiers jouvenceaux à A., la grande ville du sionisme et de la Haskala hébraïque. Il fut le premier à remplir consciencieusement, dans une dépendance de sa maison, la petite armoire de livres hébraïques, et qui comme l’armoire de David, fut longtemps écartée et déplacée d’un endroit à un autre, personne ne voulant la garder chez lui ; il fut également le premier à fonder, voici quelques années, une nouvelle pièce, ”rénovée” avec des bancs et des tables et des grammaires et tous les ustensiles nécessaires ». (Chapitre 5).
Dans cet espace cohabitaient de jeunes lecteurs turbulents avides des dernières nouvelles journalistiques et le ‘hédère d’élèves malmenés par la main lourde de leur rabbin. Aussi l‘espoir secret d’Itzhak Rivka’sh était-il de faire de cet espace un lieu ouvert sur les idées nouvelles et d’y diffuser une pédagogie moderne quant à l’éducation des enfants.

Or, cette armoire à livres a focalisé et focalise encore diverses attentes des protagonistes :
« Abramsohn connaissait et se souvenait des pérégrinations de cette armoire à livres, présente aussi dans son « passé ». Les jours chauds de l’été s’étendaient sur la terre et un vent nouveau avait soudain soufflé sur la demeure protégée, la yechiva de rabbi Menahem Amkan, que lui, le tourmenté, c’est-à-dire Abramsohn, jeune et timide à cette époque, fréquentait parmi les jeunes élèves de ” la Grande table ”. Une rumeur s’était répandue : le jeune qui souhaite apprendre la grammaire, celui qui veut lire « la Melitzah» (amalgame de figures de rhétorique ronflantes et inspirées de la Bible), celui qui souhaite apprendre le russe… qu’il vienne en ce lieu connu [chez Itzhak Rivka’sh] en ville et il y trouvera l’objet de ses désirs. Les maskilime de A. se concertaient à cette époque pour enseigner et éduquer. La ferveur dans la ville avait soulevé une grande excitation et une grande opposition. De mauvais desseins planaient dans l’air et sept maskilime s’en étaient pris à un élève de yechiva ».
Il était, alors, jeune et naïf. Et toutes ces merveilleuses rumeurs firent une impression bizarre sur l’esprit exalté du jeune homme, l’impression d’une chose dangereuse, attirante, merveilleuse et agréable, l’impression d’un mythe… Et une fois, l’après-midi d’une veille de Chabate, il ne put plus se retenir et partit regarder le spectacle. Il regardera et advienne que pourra ! Voir au moins du dehors, de loin… et de toutes les nouvelles impressions qu’il connut ce jour-là, lui restaient encore en mémoire : une fenêtre étroite et ouverte…à l’intérieur une tête ronde, un front large et un toupet noir…une chemise rayée bleue avec un col droit, agrafée sur le côté par des boutons noirs…un jeune homme maigre et rasé…et voilà cet autre monde, le monde de la Haskala.
Là, se trouvait aussi la petite armoire.
Ses amis qui s’étaient, alors, approchés de ce lieu, avaient rapporté plusieurs propos discontinus tenus avec ce jeune homme-là, lui avaient emprunté aussi toutes sortes de livres ; et lui, le tourmenté, réfléchissait à cet instant à son père qui était dans le désarroi, à l’obligation qu’il se devait, lui Abramsohn, de veiller sur son esprit, de rester en arrière ; et seulement par ceux qui avaient approché de ce lieu, il avait su que, dans cette armoire il y avait beaucoup de livres de Mélitzah, écrits dans la langue du passé…
Par eux, il avait su aussi que l’essentiel des questions posés par le jeune homme portaient sur leur connaissance de la langue russe et s’ils voulaient l’apprendre car l’acquisition en était urgente. Il avait su, alors, que ce jeune homme ” de l’autre monde ” n’était pas dangereux. […]
Et ce même été, quand ceux de son âge, les premiers qui avaient approché ce lieu, avaient déjà étudié « Le Monde des enfants » de Ushinsky et avaient rejeté « L’Amour de Sion », il commença à nourrir son âme languissante du contenu de cette armoire. En secret, partagé entre le désir et la honte, il fit la chose suivante : il négligea le difficile traité du talmud « Yébamote » et le profond traité talmudique « Erouvine » et travailla sur les « sifré agoura ».
[…] Et cet été là prit fin. Abramsohn quitta la ville et après quelques années y revint, et l’armoire à livres était toujours là mais des changements y avaient été apportés. […]». (Chapitre 6).
Comme personne ne voulait de cette armoire à livres exilique, Itzhak Rivka’sh la mit dans une pièce de sa maison.
« Cependant, l’armoire connut des jours nouveaux. L’association « les Bâtisseurs de Sion » avec à sa tête Mr Sheindelensky, fit des miracles et six bénévoles s’activèrent, chacun son tour, pour recevoir les visiteurs tous les jours de la semaine ». (Chapitre 6).
Pour bien saisir ce passage saturé de références, il faut savoir que
– Ushinsky est un pédagogue russe novateur (1823-1871)
– L’Amour de Sion d’Abraham Mapou (1808-1867), un des créateurs du roman hébraïque moderne, roman historique qui raconte en hébreu la vie dans l’Israël antique au temps du prophète Isaïe.
– « sifrei agoura » : série de petits livres sur la littérature hébraïque, édités à Varsovie, 1891-1896.
– Yebamote : Traité du Talmud sur la conversion au judaïsme et sur le lévirat.
– « Erouvine » : Traité du Talmud sur lois relatives à l’interdiction de transporter une charge d’un endroit à l’autre.
Quand il fut proposé de tarifer l’accès à l’armoire à livres, Itzhak Rivka’sh proposa Abramsohn pour se charger de cette tâche, espérant ainsi que ce dernier ne lui réclamerait pas d’autres tâches éducatives et ne lui enlèverait pas ses élèves. D’autres s‘y opposèrent prétendant qu’Abramsohn, par ses articles dans le journal « Ha-Te’hiya »/Renaissance, n’était pas sioniste. Pourtant, un seul homme riposta : « en écrivant en hébreu, Abramsohn, n’était-il pas plus sioniste que tous ? ».

Ainsi s’amorcent les affrontements sur l’essence du sionisme
Arrivée à A. et rencontre avec Davidosky : « Je suis un hébreu, non pas un sioniste »
Abramsohn décide de se rendre chez son ami Uriel Davidovsky pour y être hébergé la première nuit de son arrivée à A. Mais Uriel a déserté sa misérable maison familiale pour un meublé, sans rien y faire, nihiliste et solitaire.
Uriel, dont la famille symbolise la pauvreté et le misérable destin juif, est aux yeux d’Abramsohn « l’unique et l’exception qui éveille en lui un profond respect et un lien profond. » (Chapitre 7), le comparant à un bel arbre feuillu, qui se sclérose à force de pauvreté et de souffrance.
Abramsohn et Davidovsky ont suivi le parcours éducatif traditionnel des enfants pauvres et pourtant :
« Abramsohn et Davidovsky furent élevés et instruits sans méthode, tous deux furent laissés à leur propre nature, sans discipline et tous deux s’épanouirent très tôt, au printemps de leur jeunesse. C’est au cours de ces mêmes années, tandis que l’esprit de l’élève du bète-ha-midrache se battait contre la tradition de l’ancienne maison d’études, à ce moment où Abramsohn se tourmentait et s’efforçait de se débarrasser du joug de l’antique judaïsme et de briser ses chaînes, l’esprit de Davidovsky, que rien ne retenait, était entièrement libre au point de plonger sans obstacle, dans les arcanes de la philosophie allemande : Kant et Hegel […].
La première rencontre d’Abramsohn avec Davidovsky date de cette période où il quitta le mouvement sioniste, mouvement qui avait occupé toutes ses pensées pendant des années, même avant qu’il ne renonce à la Guemara, et même après.
Cependant, même après sa défection, dès qu’il commença à fréquenter Davidovsky, il était considéré, [au sein du mouvement sioniste], comme une bonne personne, aspirant à Dieu et entre temps, il ne cessa pas d’être encore sioniste ; mais malgré tout, il quitta le sionisme, le quitta sans motif particulier, ni extérieur ni intérieur. La chose se fit naturellement. » (Chapitre 7)
Uriel ayant déserté la maison familiale, Abramsohn loue sa chambre dès son arrivée à A. mais souhaite voir son ami le soir même. Chemin faisant, le frère de Uriel qui l’accompagne lui relate que :
« Vraiment il est bizarre, Uriel ces derniers temps. Il a toujours été d’une nature différente mais jamais comme ces temps-ci. […]. Alors que de nos jours, chacun doit particulièrement s’activer, il reste assis seul dans un coin et ne bouge pas le petit doigt, allongé tous les jours et ”crachant au plafond” comme le dit Menaché Katzman » (Chapitre 3).
Et en effet, « quand Abramsohn entra chez Uriel Davidovsky, il le trouva assis sur son lit, silencieux. Sur la table brûlait une petite lampe en métal, dont la flamme n’était pas à son maximum. Dans les coins de la chambre carrée et solitaire s’allongeaient les ombres de la nuit et toute la chambre donnait l’impression d’un repaire d’ermite coupé du monde ». (Chapitre 4).
Des retrouvailles silencieuses, peu de mots échangés tandis que « le mal de tête d’Abramsohn, qui avait duré toute la soirée, se renforçait ; il enfouit son visage dans ses mains et s’enfonça dans sa souffrance. Le silence se prolongeait. Et ainsi ils restèrent tous les deux, de longues, longues heures. » (Chapitre 4).
Si Uriel accueillit Abramsohn sans effusion particulière, dans sa chambre sombre à la lueur déclinante d’une flamme mourante, à l’image de son état d’esprit, le retour d’Abramsohn à A. enflamme les sionistes présents dans la salle de réunion d’Itzhak Ravka’sh et les suppositions vont bon train, chacun profitant d’exprimer, avec cris et agitation, son opinion sur le sionisme, le prolétariat, le patriotisme…

Les traditionnalistes, les sionistes et les maskilime s’empoignaient tandis Abramsohn, au milieu des vents nouveaux, savait, depuis longtemps, son destin tracé : « Jeune, [il] criait beaucoup et protestait plus que tous. Cette période, à jamais inoubliable, fut le moment important de sa vie. Dans la fébrilité du monde religieux, il porta, à ce moment-là, son regard vers les choses nouvelles qui commençaient alors à se révéler dans les demeures d’Israël. Au fond de son cœur et dans les profondeurs de son âme, il savait déjà la grandeur et la force qui commençait à le travailler. […]. Il connaissait le doux et agréable espoir infini de son âme et aussi à quel moment certaines de ses connaissances « lui diront et ne cacheront pas » (référence à Isaïe 3 : 9) qu’il sera un écrivain en Israël. Un écrivain hébraïque, un écrivain hébraïque. Y a-t-il plus grand bonheur au monde ? Y a-t-il quelque chose de plus élevé et de plus sublime que cela ? » […].
Et presque tous les membres des « Jeunes de Sion », il les voyait comme les futurs lecteurs de ses articles à venir, articles tranchants, grandioses, enflammés. (Chapitre 7).
Son premier article « L’influence du hassidisme sur la nouvelle littérature hébraïque » fut publié dans la revue « la Renaissance » (Ha-Tehiya).
Le deuxième essai qu’il entreprend « La création hébraïque au début du XXème siècle » l’exalte :
« Il écrivit les premiers chapitres et son travail porta ses fruits. La courte expression ” la littérature hébraïque ” résonna dans son cœur et dans sa tête comme une mélodie miraculeuse. Il se voyait comme un de ces jeunes pionniers hébreux, les Israéliens de demain, un de ceux qui par leur ardeur s’embraseront des visions sublimes de la grande tragédie et qui trouveront la voie et le passage vers la synthèse souhaitée ». (Chapitre 9).
Pourtant, dans l’effervescence de ses idées littéraires, vient se heurter son penchant amoureux : Éva ne comprend pas l’hébreu et son œuvre restera fermée à la personne qu’il vénère :
« Au crépuscule ou bien à la relève de l’aube, inopinément, des idées profanes se substituaient au sacré, le taraudaient : ”son article sera terminé dans quelques jours, sera publié, sera lu, sera vu, ce qui est une bonne chose” – et en même temps, d’un autre côté, le feu de ses sentiments s’enflammera-t-il ? Sera-t-il lu ? Sera-t-il vu ? Et elle ? Cela ne la concerne pas. ”Dans une langue qui lui est étrangère [à Eva Isakovna], se déversera et se lamentera sa poésie”… ». (Chapitre 9).
Eva a beaucoup de respect pour Abramsohn. Elle se demande juste « Pourquoi il écrit en hébreu » (Chapitre 4).
Ainsi s’ébauche la question de la langue : écrire en hébreu ou en russe ?
Quand l’amour, la littérature hébraïque et la politique rivalisent
« Eva Blumin emprisonnait son âme [celle d’Abramsohn], qui se languissait de sa beauté et de sa pureté délicate, ainsi que son corps fiévreux, le corps d’un célibataire d’un peu plus de vingt ans, qui n’avait jamais connu de femme » (Chapitre 11).
Alors qu’elle se rend chez lui pour lui remettre des lettres de Shlomo Frankel, ancien élève d’Abramsohn qui souhaite venir lui aussi à A., la conversation porte sur les écrits de ce dernier, et à cette occasion, elle lui demande d’écrire ses articles en russe. Abramsohn lui réplique qu’il n’aura pas de lecteurs en écrivant en russe et surtout « qu’il est un hébreu et qu’il écrit en hébreu pour les hébreux ! » (Chapitre 12).
La question de la langue, une affaire politique
« Oh, quel esprit tortueux : l’hé-br-eu pour les Hébreux. Et ce qu’il lui avait assuré, c’est oublié ? Et ce qu’il lui avait dit au cours de plusieurs soirées sur le fait que ses futurs écrits étaient consacrés au prolétariat ?
Je n’étais pas différent alors, Eva Isakovna ! s’obstina Abramsohn ; je crois toujours en moi, et alors…alors mon état d’esprit était différent… alors, j’étais entièrement occupé par les affaires de nos travailleurs, j’avais placé le monde entier sur la question des travailleurs, comme si nous étions un peuple de travailleurs et de non travailleurs et non pas un peuple de boutiquiers mourant de faim… quoi qu’il en soit, l’important était l’organisation et les grèves… et alors, alors, comment est-il possible, comment est-il permis d’écrire dans une langue que ne comprennent pas les travailleurs, qui sont le sel de la Terre…
– Et maintenant ? L’interrompit Blomin en colère ; Je voudrais bien le savoir… et maintenant quoi ?
– Maintenant ? […] Maintenant, je suis celui que j’étais, le même homme, seulement je me libère un peu de la vénération des travailleurs et je n’ai pas encore coupé les liens avec eux. Qui sont les travailleurs ? Même moi, ne suis-je pas un éminent désœuvré, un misérable ? Leur situation est terrible ? Leur voix crie de la terre (Genèse, 4 : 9) ? Oui, ils crient, mais pas vers moi. Je me suis déjà éloigné de tous les partis, je ne souhaite pas brandir des drapeaux. Autres choses, Eva, autres choses me travaillent maintenant et je pense que ”tout cela”, qui a vraiment une valeur en soi, n’est que fumée par rapport à ce que je souhaite. […] La chose qui m’est chère maintenant, c’est uniquement ma nation, dont je veux la libération et dont je veux parler la langue même si le peuple ne la parle pas ». […]. J’étais, alors, pour le peuple […] et maintenant je suis nationaliste » (Chapitre 12).
De même lorsqu’il veut lui lire une histoire publiée dans un journal, leurs positions diffèrent :
« Si elle y consent, il lui lira une petite histoire, tirée de la revue où son article a été diffusé, au sujet d’une jeune fille.
– Au sujet d’une jeune fille ? Blomin regarda son interlocuteur ; et de quoi cela parle-t-il ?
– Le sujet … il n’y a pas vraiment de sujet : notre nouvelle littérature cherche encore son sujet. Je veux dire, le sujet de l’histoire est une jeune fille hébraïque ; non, c’est une jeune fille née juive et qui travaillait avec des Russes dans les années 1870 et puis, après les pogroms des… des années 1880…
– Elle est devenue sioniste ? s’écria Blomin moqueuse et du ton d’un espoir déçu ; et je disais… non, je savais…
Abramsohn fut attristé. […]. Son aspiration au sionisme, celui d’Abramsohn, celui de cet auteur [qui a écrit l’histoire de la jeune fille] et celui de tout autre écrivain parmi eux, ne vient pas seulement de la misère des Juifs. S’ils avaient su et avaient cru que le peuple d’Israël serait tranquille finalement sur la terre de leur exil, dans ces conditions… même alors, …non, plus justement : alors, seulement alors ils auraient ressenti l’urgence du sionisme. Ceux qui espèrent, justement, se trompent apparemment sur la nature du sol qui se trouve sous leurs pieds. Eux, Abramsohn et ses amis voient les choses autrement que les tenants de « l’espoir », car vraiment, l’espérance n’est pas le refuge des âmes brisées. Pour Abramsohn et ses semblables, il n’y a pas de menace dans l’idée que les enfants d’Israël ne seront pas sauvés, que leurs jours ne changeront pas, qu’ils n’obtiendront pas de droits, et si des droits étaient obtenus, ce sont les goïms qui en bénéficieraient et eux, ils n’auront rien… Oui ! La jeune fille n’est pas devenue sioniste : elle n’avait aucune raison pour cela. En cela, cette petite histoire n’avait pas d’intention. Simplement elle décrivait les sentiments de la jeune fille. En vérité, la réalité ne fournit pas matière à la description de tels sentiments ; pour leur honte ou pour notre honte ou pour notre malheur, de tels sentiments n’étreignent pas les jeunes filles et les jeunes hommes… mais ici est décrit non pas la situation véritable mais comme elle devrait être. […].
Eva Isakovna ne consentit pas écouter l’histoire [qui ne correspondait pas à son idéologie prolétarienne] (Chapitre 12).
La question politique accable à nouveau Abrahamsohn lorsqu’il se rend plus tard, dans la maison où loge Eva. Des protagonistes, rassemblés-là, l’apostrophent :
– Hé, Monsieur Abramsohn !… l’interpella Haverstein en le croisant, maintenant nous saurons ce qui se dit dans le camp des sionistes…
– Ce qui se dit dans votre camp, Monsieur Haverstein !
– Non, c’est faux. Dans notre parti, il n’y a pas de place pour multiplier les informations. Courbette et révérence, nous faisons au Turc, Messieurs ! Avec de l’argent nous ne le provoquerons pas : contre de l’argent, qu’il donne des terres !
– Les vrais sionistes, Monsieur Haverstein, ont plus de droit que vous de se moquer du Sultan et de l’argent. L’un d’entre eux a dit que le salut d’Israël, s’il vient, viendra grâce aux prophètes et non grâce aux… « Haversteinnim » !
[Eva] Blomin mit fin à la dispute en racontant un fait à Abramsohn, fait qu’elle avait déjà répété des centaines de fois aujourd’hui : quel événement est imminent et susceptible d’apporter des changements en Russie.
– Quelle est [ton] opinion sur le sujet ?
– Mon opinion, Eva Isakovna ? je ne suis ni russe ni politique…
– Que veux-tu dire par là ?
– Simplement, que les affaires politiques de la Russie m’intéressent comme elles intéressent un Allemand ou un Français qui n’a aucun intérêt pour la politique…
– Mais le sionisme n’est-il pas de la politique ! s’écria Frankel
– Hé, Même toi Brutus ? [Le célèbre « Tu quoque mi fili ». D’après « Jules César » de Shakespeare. Expression devenue populaire pour dévoiler devant tous une trahison venue d’une personne proche] cita Abramsohn en riant et attristé dans le tréfonds de son cœur par le ton de Frankel ; au moins, ne te serait-il pas préférable de savoir ce qu’est le sionisme …
– Le mouvement sioniste a un défaut, interrompit le propriétaire des lieux de son ton de plaisanterie : l’exil véritable, sur ma vie, le défaut d’un exil amer
– Quel est-il ?
– C’est ”Un mouvement” immobile, sur ma vie…
– Ha-ha-ha…
Abramsohn ne rit pas. Le sionisme, en vérité, n’avait pas pris racine dans l’existence du peuple car il ne parlait pas au nom de Dieu et n’assurait pas le pain. Que ”les mouvements actifs” lui donnent du pain, c’est une autre question. Son sionisme à lui est seulement une profonde tendance spirituelle, en vertu de la grande idée du destin sacré de la nation d’Israël. Ce sionisme n’est pas agissant mais pénètre dans les profondeurs… » (Chapitre 15).
Et au milieu des polémiques des différents groupes sionistes, de l’écriture de ses articles, de ses maux de tête et de dents, Abramsohn s’installe dans la routine.
« Pourtant, ces derniers temps, (sans savoir d’où cela venait) il lui semblait qu’un événement soudain et particulièrement inattendu allait arriver dans sa vie » (Chapitre 16).
L’énigme de la vie est plus grande que l’énigme de la mort /
כי חידת החיים גדולה מחידת המוות/« ki guedola ‘hidat ha-‘haïm mi ‘hidate ha-mavète »
Uriel Davidosky, profondément influencé par Nietzsche et Schopenhauer, est de nature pessimiste. Ses échanges avec son alter ego, Yaacov Abramsohn, ne portent pas sur le sionisme ou sur le bundisme, sujets qui enflamment alors les cercles de la jeunesse juive. Leur interrogation commune explore la question de l’existence : qu’est-ce que la vie, son sens, son but…D’abord, leurs visions du monde les séparent. Tandis que Yaacov Abramsohn, prône un sionisme non pas étatique mais spirituel ; qu’il est partisan d’une Nation hébraïque, son ami, Uriel, fustige la religion de ses pères :
« Le judaïsme éveillait en lui haine et dédain. Il n’y voyait qu’une vision médiocre qui ne s’élevait pas au-dessus du sol ni ne renfermait la profondeur de la grâce et de la beauté de la tragédie grecque ». (Chapitre 12).

De ce fait, Uriel porte sur ses épaules la désespérance :
« Il vit qu’en Abramsohn il y a l’espoir de l’avenir […] et qu’il est plus proche de la vie que lui, Davidovsky. […] Abramsohn resta chez Davidosky bien après minuit. […] Le mal de tête d’Abramsohn qui le tint toute la nuit, augmenta et il enfouit sa tête dans ses mains et s’enfonça dans sa douleur. Le silence s’éternisa. Et ainsi ils restèrent tous les deux une longue, longue heure…
La pendule sonna deux heures. Ils s’éveillèrent. La voix pondérée d’Uriel s’éleva soudain et se déversa dans une mélodie plaintive délicate et brisée. Un enchantement captivant jaillissait de l’amertume contenue dans cette âme, qui n’avait plus rien au monde ; c’était une tristesse muette, infinie, de la fin des tourments, de la fin des illusions… » (Chapitre 4).
Ébranlé par le mal-être de son ami, Abramsohn s’interroge sur les conséquences de la solitude car :
« Voilà plus d’une année que le groupe de Davidovsky s’est défait. […]. Chacun avait suivi son chemin. Uriel, qui était solitaire, resta seul. Et la question qui se posait maintenant était : se peut-il que cet homme, dont l’âme puissante est imprégnée de mysticisme, sans aucune idée fixe et d’un esprit droit, se peut-il qu’il vive encore une année complète ? Cet homme, à qui rien n’échappe, qui voit clairement l’iniquité et l’injustice, et qui est capable de n’y pas prêter attention, qui méprise la pitié, qui est au-dessus de cela, dont le cœur déborde de miséricorde, qui voit le monde qu’il dit vouloir créer pour lui-même et se rapproche d’un néant sans fin, cet homme, cet homme, se peut-il qu’il vive encore une année entière ? Cela est-il possible ? » (Chapitre 17).
Face à cet homme, à son ami Uriel Davidovsky, quant est-il de lui ?
« Et lui, lui, Abrahamsohn, le déraciné, dont l’existence n’a connu et ne connaitra aucune catastrophe, dont même la solitude est une solitude de déraciné, qui était excité et plein d’ardeur afin de réaliser de cette façon, qu’il n’était pas qu’une sorte de long compromis, il n’a pas réussi — jusqu’à quand, jusqu’à quand, jusqu’à quand…
Jusqu’à quand ira-t-il et restera-t-il à la maison d’étude ? Jusqu’à quand son corps ne sera-t-il qu’un champ de bataille entre son mal de tête et son mal de dents ? (Chapitre 17).
Et c’est un soir environné de ténèbres, alors que l’état d’esprit est au plus bas, que va s’imposer le choix cornélien : la vie ou la mort. Après une visite à Davidovsky, et après avoir fermé la bibliothèque, Abramsohn, seul, lutte amèrement :
« Il éteignit la lumière [de la bibliothèque] et sortit. Dehors, la nuit était sombre et humide. Abramsohn fit quelques pas rapides vers son domicile puis s’assit sur ses talons.
Uriel à sa droite, Méphistophélès à sa gauche, Lucifer devant lui, et la Chékhina derrière lui … Et au-dessus de sa tête ? Et au-dessus de sa tête…
Il se mit debout sur le pont et regarda les eaux. Obscurité. Au-dessus de sa tête un abîme sans fond et dans son cœur– vermisseau de Jacob [Selon Rachi, cette expression traduit la faiblesse d’Israël, dont la force ne réside que dans ses prières] Vermisseau de Jacob et un abîme sans fond ? Sans fin ? La fin ne viendra-t-elle pas …
Le ciel au-dessus était noir et noires les eaux en-dessous. Tout son corps s’agita et se pencha par-dessus la rambarde du pont—et une nostalgie latente et douce soudain s’insinua en lui. Il se figea et les eaux de la rivière tremblèrent. Et de la même manière que les vagues commencèrent à trembler, de même firent les pensées de celui qui se tenait là : avec elle [la Chékhina] il périra. Elle agonise – pour quoi vivrait-il ? Elle est morte… Et lui, comme Jérémie d’Anatoth [nom d’une des villes lévitiques], comme Judah Halévi, n’est-il pas un de ses fils … […]. Il bondit de sa place comme s’il s’était libéré de chaînes de fer – et il se mit à courir. (Chapitre 17)
Ainsi Abramsohn en hésitant entre le Diable et le bon Dieu, entre le suicide et la vie, fait une nouvelle visite à Davidovsky, espérant trouver une réponse à son désarroi :
« Il était trois heures du matin et par la fenêtre de la chambre d’Uriel Davidovsky il y avait encore de la lumière. Abramsohn ne s’en étonna pas et frappa à la porte. Personne ne répondit.
Le vertige qui s’empara de tout le corps du visiteur augmenta comme une flamme attisée par le vent. Le silence qui régnait de chaque côté de la porte faisait peur. Il modifia ses coups sur la porte …
– Tac-toc…ta…
– Pas de réponse
– Tac-toc…ta…
– Bing… Le bruit d’un rasoir tombant à terre se fit entendre. Après un instant, l’occupant de la chambre ouvrit la porte, vêtu de tous ses habits, seul son cou dénudé…
Le silence effrayant d’une existence anéantie flotta dans l’air de la chambre et informa celui qui y pénétrait de tout ce qui se serait passé en cet instant s’il n’était pas arrivé. Une sacrée peur face à une ” âme errante ”, s’abattit sur Abramsohn. Il eut peur d’entendre le son de ses pas. Sur la pointe des pieds il s’approcha d’une chaise et s’assit.
Uriel éloigna avec son pied le rasoir étincelant qui roula sur le sol et ralentissait son cheminement dans la chambre, cheminement empli d’inattention et de lourde pensée. Son visage était livide, paisible comme d’habitude et seul son long cou dénudé semblait s’être encore allongé au-delà de toute mesure. Abramsohn resta à sa place, assis et silencieux, la tête basse ; finalement, il leva les yeux et regarda Uriel. Il pensait trouver dans ses yeux quelque chose qu’il avait ressenti une fois dans sa jeunesse quand il était devant le fleuve et avait toute sa tête – Non… cet homme même Shaoul [le frère de Uriel] ne l’interrogera pas. Que fait-il là, dans cette chambre à cette heure après minuit” ?
Une seule idée ” que serait-il arrivé si lui, Abramsohn était resté encore un instant dehors ”, figea toutes les autres réflexions d’Abramsohn qu’il eut au cours de cette soirée et les rendit claires et limpides. Certain qu’à cet instant son esprit se représentait le visage d’Uriel mort… Et quand Uriel s’approcha de la table et augmenta la flamme sombre de la lampe, une autre idée limpide envahit son cœur : il [Davidovsky] a simplement abaissé la lumière au moment où il se préparait [à commettre son acte], simplement abaissé et ne l’a pas éteinte tout à fait… Pourrait-il lui aussi, Abramsohn, mourir sans éteindre d’abord la lampe ? […].
Uriel, je ne peux pas mourir !… Maintenant je suis vivant !… Oh. Il n’est pas utile de mourir… Grande est l’énigme de la vie… plus grande que l’énigme de la mort.
Uriel lui lança encore une fois son regard sombre, le regard d’un homme dont toutes les murailles de son cœur avaient sombré. » (Chapitre 18).

Davidovsky part pour la ville de B. espérant y trouver une nouvelle chance de départ, tandis qu’Abramsohn ne cesse de s’interroger :
« Une nouvelle pensée s’infiltra soudain dans son cœur : lui, Abramsohn, lui-même, pourquoi s’écarterait-il du droit chemin ? Jusqu’à quand ?
Jusqu’à quand balancera-t-il entre deux attitudes ? Quand se secouera-t-il de la poussière du cimetière ? Jusqu’à quand méritera-t-il la mort et n’écoutera-t-il pas la voix, la voix de la vie qui appelle à prendre son essor ? […]. Il doit surmonter sa faiblesse et concrétiser sa volonté. Ici ou là. Il doit anéantir son passé l’anéantir et le démolir, le briser et le brûler… et tout recommencer à nouveau ! » (Chapitre 19).
En arrivant chez lui, Abramsohn brûle ses écrits et en proclamant : « la création hébraïque vivra de nos jours ». (Chapitre 19), il perd son emploi à la bibliothèque du mouvement sioniste.
Ce qu’il veut : « je ne demande pas le repos, je ne demande pas l’abondance, je ne demande pas le bonheur, je ne demande pas de ne pas avoir de souffrances, mais je demande le goût de la vraie vie » (Chapitre 20).
Deux catastrophes, une renaissance
Un pogrom a dévasté une communauté juive. Abramsohn qui en avait le pressentiment, perd la tête et sombre dans un monde onirique. De ce rêve surgit d’abord son père, Rabbi Itzhak, prodiguant, après un pogrom, apaisement, demandant pardon aux gens, vérifiant leurs tsitsite, interrogeant son fils :
« Et tes tsitsite, Yaacov mon fils, ils sont défectueux ? Défectueux ? Son vieux père secoua sa chevelure et ses yeux laissèrent couler des larmes, des larmes, des larmes… […].
– Mais que puis-je faire, père, que puis-je faire ?
– Ce que tu dois faire, fils ? […] Repends-toi […] Éloigne, fils, les dieux étrangers qui sont dans ton sein, éloigne « le petit livre » [référence aux livres de la Haskala], et [la revue] ”Ha Te ‘hiya” de tes études (Chapitre 23).
Puis, le rêve le conduit dans une immensité enneigée. Le chemin est long, difficile et parsemé d’embûches, mais soudain : « une grande espérance, immense, immense. Il espère, il attend. Encore un instant et les cieux se sont ouverts et une grande chose, immense, immense est née. Il marche à grands pas, prend son bâton, y accroche son mouchoir, drapeau de Judée, et avance à grands pas, à grands pas. Soudain on l’arrête. Qui est celui qui l’arrête ? ”lève les yeux et regarde”, lui dit [l’espérance], ” là dans les cieux, il y a le point ”. Il prend peur une deuxième fois, il tend ses forces pour dépasser la frontière, passer la frontière du point, en vain. Il n’y a pas de passage […] le point est au ciel et pas sur terre. Comment le contourner ? […] Il n’y a pas de passage » (Chapitre 23).

Son rêve le ramène dans sa ville natale. Il y cherche un oncle fou qu’il n’a pas tandis qu’on cherche à lui percer le cœur et les reins. Par la fenêtre une ombre, l’ange de la mort, celle de Uriel qu’il avait déjà exhorter à le quitter :
« Uriel ! laisse-moi. Va-t-en ! pars ! ». (Chapitre 23).
De cette crise nocturne, où s’est affronté le passé et le futur, où se sont confrontés l’ange de la vie par le retour dans le giron des pères malgré les pogroms et l’ange de la mort en raison du désenchantement du monde de Uriel à cause des pogroms, de cette crise nocturne, le mal de tête lancinant qui jusque-là blessait Abramsohn, ce mal de tête, symbole tambourinant de son malaise existentiel, a disparu à son réveil. Dès lors, ses pensées sont claires.
Mais, en se rendant à la maison d’études, un nouveau message :
« Es-tu prêt à écouter, demanda Borlak, dans le [journal] ”Le Rapporteur” de la ville de B…
-De B. ? … Abramsohn oublia le livre qu’il avait l’intention de déchirer [une grammaire en russe, langue d’Amalek] un instant auparavant.
– Oui, de la ville de B. celle-là même, ha-ha. Un homme, jeune, étranger, on ne sait pas, jusqu’à présent, d’où il venait, est arrivé à l’auberge ce matin, a pris une chambre, s’y est enfermé et n’en sortit point de la journée. Quand on cassa la serrure, le jeune homme était appuyé sur le divan, sa tête entre ses bras… ». (Chapitre 24).
Après le pogrom, Uriel s’est suicidé. Abramsohn sombre à nouveau dans un état second, pris d’une révélation : il est le dernier des Mohicans, celui qui perpétuera la « maxime des Pères » :
« Je suis le dernier, la clé de voute ! […]. Et Dieu me dira : va, grimpe sur le mur au-delà du fil rouge de l’autel [fil se trouvant au milieu de l’autel et qui sépare le sang des offrandes du sang de la purification], au-dessus du plafond, tu trouveras la rédemption totale. Souviens-toi et n’oublie pas ! Le point se retire de celui qui se dévoue corps et âme pour elle ! Et je viendrai un jour… […] Par sa parole, la parole du prophète de Dieu [ainsi se représente Abramsohn]… les os se briseront. Ne dites pas, il est mort ! N’avez-vous pas encore connu Dieu, qui fut, est et sera ? Ne savez-vous pas que d’une étoile naissent des étoiles ? Ne savez-vous pas que les morts vivront, ils se relèveront, se relèveront ? …. » (Chapitre 24).
Il porte seul le deuil de son ami Uriel :
« Abramsohn sortit de sa chambre, s’approcha avec une rapidité effrayante vers le four, y prit des cendres qu’il se jeta à la face. Puis il enleva ses chaussures et s’assit sur le sol humide. Autour de lui, il déposa le bout de papier sur lequel il avait dessiné différents traits dans l’obscurité de sa chambre. Il lui semblait qu’il y avait écrit tout ce qu’il voulait écrire […] : toujours, il en restera un ». (Chapitre 25).
La famille Davidosky ne sait encore rien. La mère a un étrange pressentiment ; le père prend Abramsohn pour un fou, et :
« Dans la maison, des pleurs d’effroi et le silence. Des pleurs et le silence. Et le silence ne dit rien ».(Chapitre 25).
***
Temps suspendu, l’histoire reste ouverte… car le héros ne s’appelle-t-il pas Yaacov Itzhakovitz Abramsohn, affirmant ainsi la continuité de la lignée des Patriarches, Abraham, Isaac et Jacob…
Indications bibliographiques
– Anita Shapira, Yosef Haim Brenner : A life, Stanford University Press, 2015
– Hillel Tseitlin, Yosef Haïm Brenner (en hébreu), 1922
– Rivka Yalon, Petites lectures de romans de Y.H.Brenner (1881-1921) : En hiver (1903), Autour du point (1904), D’ici et de là (1911) in Moznaïm, revue bimensuelle littéraire de l’association des écrivaines et écrivains juifs en Israël (en hébreu).