La Grèce contre la Torah d’Israël

Extrait du Pa‘had Yits‘hak sur Hanouka

du Rav Isaac HUTNER

Traduit par Jean-David Hamou

Rav Isaac HUTNER, Pa’had Yits’hak – Kountras Vézot ‘Hanouka/פחד יצחק – קונטרס וזאת חנוכה, New York, Mossad Gur Aryeh, 1964.

Présentation

Cette présentation a bénéficié de la relecture attentive de J.-D. Hamou et de R. Benoilid. Nous remercions M. Jean-Louis Poirier, spécialiste de philosophie antique, pour les précisions éclairées qu’il nous a fournies sur l’horizon intellectuel de la pensée grecque et sur ce qui oppose Athènes et Jérusalem.

À partir du 25 kislev, dès la tombée de la nuit et jusqu’à la fin des huit jours que dure la fête de ‘Hanouka, une nouvelle bougie s’ajoute quotidiennement sur un candélabre à neuf branches (la menorah), placée à la vue de tous. Chacun, juif ou non, peut, en contemplant ces frêles flammes, adhérer à la signification immédiate de ce rite hivernal : victoire de la lumière sur les ténèbres… L’allumage de ces veilleuses est sensible au cœur et à l’esprit de chacun.
Cependant, l’universalité du symbole (que l’on retrouve dans maintes religions, en Occident comme en Orient) ne doit pas masquer la spécificité proprement juive de ce rituel, qui donne à penser.

Ce rite, en effet, commémore un événement qui a bel et bien pris place dans l’histoire des Juifs à l’époque du Second Temple : en Judée, à l’époque hellénistique, une famille, les Hasmonéens, a vaincu l’oppression que les Grecs (plus exactement le royaume séleucide) exerçaient à leur encontre.
Cet épisode, que les historiens nomment la Révolte des Maccabées (167-142 avant l’ère chrétienne), est bien connu par plusieurs sources : principalement, le livre des Maccabées et le livre XII des Antiquités juives de Flavius Josèphe. On trouvera dans l’ouvrage que lui a consacré Mireille Hadas-Lebel une brève mais très utile synthèse critique sur cet événement historique, dont la tradition juive perpétue le souvenir. La riche documentation dont nous disposons permet de se faire une idée assez précise des circonstances dans lesquelles a eu lieu cet affrontement, des causes qui l’ont provoqué, des acteurs en présence, du déroulement de cette guerre.
Cette abondance relative de sources – ce n’est pas si fréquent en histoire antique – contraste avec le laconisme de la tradition juive. On trouve bien quelques commentaires épars dans le Midrache, mais pas un seul livre du canon biblique, ni aucun traité du Talmud n’est consacré spécifiquement à la fête de ‘Hanouka qui, pourtant, figure en bonne place dans le calendrier liturgique. Le rituel propre à cette célébration est lui-même restreint ; il se limite à l’insertion d’une louange additionnelle, ‘Al hanissim (« pour les miracles ») dans les prières quotidiennes, et à la lecture publique de la « section des princes » – en commençant par Nombres : 7, 1 ou Nombres : 6, 22 –, ainsi que de celle des Psaumes 113 à 118 : le Hallel.
Le moment fort est l’allumage de veilleuses.
Il n’en faut cependant pas davantage pour inspirer une ample méditation au Rav Isaac Hutner. Dans son Pa‘had Yits‘hak, vaste somme sur les fêtes, ce maître de la pensée juive contemporaine consacre un volume entier à ‘Hanouka ; au chapitre IV, il se livre à un long développement sur l’esprit et le sens de cette fête.

Rav Hutner/Circa 1980

Le sens, la signification

Le Rav n’aborde pas la question historique des événements commémorés lors de cette fête des lumières. Ce qui lui importe, ce n’est pas d’établir les faits en historien (qu’il ne méconnaît sans doute pas), mais de donner un sens renouvelé à ce qu’en dit la tradition, de repenser ce qui a été déjà pensé et médité par les maîtres de Torah qui l’ont précédé.
Ainsi, sa réflexion novatrice s’inscrit pleinement dans la chaîne de la transmission rabbinique. Quoiqu’elle soit créative et inédite, et que l’on y perçoive les échos d’une rigoureuse formation philosophique, elle s’enracine toujours dans le périmètre de la Torah (orale et écrite). D’où les références classiques qui nourrissent son propos : la Torah et ses commentateurs, le Talmud, mais aussi le Zohar et surtout le Ner Mitsvah du Maharal de Prague. La méthode d’exposition est par conséquent, elle aussi, traditionnelle : on part d’une interrogation et l’on parvient, au terme de multiples détours, à une réponse. C’est une structure rhétorique courante dans ce qu’on appelle la dracha/דרשה, que l’on traduit souvent par « discours homilétique ».

Une question sur une question

Dans ce type de discours, comme dans une recherche philosophique, le mouvement réflexif part d’une interrogation qui conduit à élaborer rationnellement les contours d’une notion, son essence. Cependant, ici, on ne cherche pas à saisir un concept par la réflexion pure ; la question initiale n’est pas : « qu’est-ce que X ? ». Elle surgit à la lecture d’un verset, d’un détail du rite, d’une discussion, d’un commentaire rabbinique. Surtout la réponse se déploie, exclusivement, dans l’espace vaste mais délimité de la Torah, entendue comme Loi écrite et orale.
Ainsi, le Rav Hutner rapporte, pour commencer, une question talmudique. Celle-ci a pour objet la bénédiction que l’on récite avant d’allumer les veilleuses de ‘Hanouka : « Béni sois-Tu, Éternel, notre Dieu (…) qui nous as ordonné d’allumer la veilleuse de ‘Hanouka ». Or, nulle part dans le texte biblique, un tel rite n’est prescrit : on ne trouvera dans la Torah écrite aucune mention d’un ordre divin enjoignant d’accomplir un tel geste.
Aussi, le Talmud, dans le traité Chabate, s’interroge-t-il à bon droit sur la source scripturaire du commandement divin (mitsvah) d’allumer les veilleuses de ‘Hanouka. Qu’est-ce qui autorise à faire de cet allumage un précepte divin ? C’est une question de droit : un verset ou plusieurs versets de la Torah écrite doivent justifier qu’un tel commandement divin a bien été donné. Tout rite doit être fondé en Écritures.
Rav Hutner ne rapporte pas toute la discussion talmudique qui s’ensuit mais seulement une des réponses données : celle de Rav Ne‘hémia qui propose, comme source de cette prescription, un verset du Deutéronome : “Interroge ton père, il te racontera, tes anciens, et ils te diront ”. Ainsi, selon cet avis, ce qui permet d’élever l’allumage de ‘Hanouka au rang de mitsvah serait la transmission (orale) du père au fils, de maître à élève.
Le Rav n’élucidera pas immédiatement cette réponse, pourtant assez énigmatique, voire passablement arbitraire au premier abord… Au contraire, il relance, redouble la question et creuse le questionnement : il se demande pourquoi le Talmud pose une telle question de légitimité, spécifiquement à propos de cette mitsvah de ‘Hanouka, et non au sujet de telle ou telle autre, susceptible d’être soumise à une semblable interrogation.
Pour donner une réponse à cette question, qu’on pourrait qualifier de juridico-théologique, il faut faire un large détour et préciser d’abord le rapport qu’entretient la Grèce avec la Torah.

Le projet grec 

Les mots mêmes d’une louange, insérée dans les prières de la fête, nous donnent une première indication. Cette louange rend grâce à Dieu pour les miracles qu’Il a accomplis lorsque la royauté grecque avait pour dessein de « faire oublier au peuple juif sa Torah »,et aussi« de le détourner des préceptes de sa volonté ». Cette double formule, de prime abord, apparaît comme une redondance. Or, partant du principe herméneutique selon lequel il n’y pas de répétition superflue dans les paroles de Torah, le Rav, avec acuité, opère une distinction entre les deux actions (faire oublier/détourner) et donne ainsi un sens fort à cette volonté grecque d’effacement mémoriel.

Les décombres d’une ancienne structure fortifiée grecque datant d’environ 2 100 ans « détruite » lors de la révolte des Maccabées./GIL COHEN-MAGEN / AFP


Éradiquer la mémoire d’Israël serait ainsi au cœur du projet hellénique de domination. On ne peut concevoir plus sombre dessein ; c’est ce qu’exprime le midrache qui rapporte les propos virulents de Rabbi Chimon ben Laqich, assimilant la Grèce… aux ténèbres. Les Grecs auraient voulu « obscurcir les yeux d’Israël ».

Les noms des dieux Héraclès et Hauron sur le revers d’une balle de fronde trouvée à Yavne/Crédit : Dafna Gazit/Autorité israélienne des Antiquités)


Cette accusation sans appel ne laisse pas de surprendre, car, par ailleurs, la langue grecque jouit d’une sorte de privilège, au point qu’à l’exclusion de tout autre idiome, il est licite de l’utiliser dans une lecture publique de la Torah. Selon le Talmud, Dieu « met au large » l’ancêtre des Grecs, Japhet, le fils de Noé, quand il est à l’ombre des maisons d’étude de Sem (traité Méguila sur Genèse : 9, 27). La Grèce, c’est, sans conteste, le triomphe de l’intellect ; c’est la séduction de la beauté.
Rav Hutner ne voit pas dans ces points de vue opposés une insurmontable contradiction ; il les dialectise. Ce sont les deux faces d’une même pièce : le rapport d’Israël à la Grèce est, par nature, ambivalent.

Un même chemin

Les deux nations vont dans le même sens, cheminent sur la même voie.
La pensée grecque est essentiellement en quête de rationalité et cherche à penser et à fonder en raison les lois qui déterminent l’ordre du cosmos, le tout de la nature. Le monde est, dans cette perspective, de part en part éclairé par une raison universelle capable de dissiper tout mystère. La Grèce inonde le monde de sa lumière.
Cette démarche scientifique/philosophique, unificatrice, non seulement n’est pas contraire à l’universalisme du monothéisme juif, mais le rejoint dans sa quête d’un Dieu créateur qui a établi les lois immuables régissant le ciel et la terre. E. Lévinas célèbre à juste raison cette convergence : « Ô messages bienvenus de la Grèce ! S’instruire chez les Grecs et apprendre leur verbe et leur sagesse. »

Une lutte à mort

Mais cette proximité d’Athènes et de Jérusalem a son revers, qui est de préparer un déchirement d’autant plus profond qu’était étroite leur proximité. Les deux visions du monde entrent en collision, car si la Grèce réduit le monde à un tout fini, rationnel de part en part, régi par des lois immuables, Israël, tout en reconnaissant la rationalité de la Création, fait place à une réalité qui échappe à ce déterminisme, qui le transcende : la liberté. L’alliance exclusive que Dieu contracte avec son peuple et qu’il renouvelle en lui donnant la Torah est librement consentie. La théophanie sinaïtique suppose une brèche dans le monde fini. La Loi requiert le libre arbitre des sujets qui reconnaissent son autorité.
Dès lors, malgré les profondes affinités qui rapprochent les fils de Yavane et ceux d’Israël, ne peut qu’éclater un inéluctable conflit, une lutte à mort entre ces deux civilisations.
Le vœu d’extermination que forme la Grèce à l’endroit d’Israël réside donc dans son désir de le supplanter intellectuellement, de lui faire renoncer à son Dieu. D’où il résulte que le décret de la monarchie grecque contre les Juifs se formule ainsi, selon Genèse Rabba : 2, 4 : « Écrivez sur la corne d’un taureau que vous n’avez point part au Dieu d’Israël ». Les Juifs sont sommés, contraints non seulement d’abandonner leurs pratiques, de se détourner des commandements divins (mitsvote), mais d’abjurer le Dieu d’Israël. Ils sont mis en demeure d’apostasier.
Or, le Dieu d’Israël – celui à qui l’on s’adresse, et que l’on appelle, dans les prières quotidiennes, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob – est le Dieu des pères qui précédèrent la loi de Moïse. Ce sont les Patriarches, les Pères du Monde, les figures principielles qui soutiennent l’édifice national et spirituel. C’est cet héritage-là que l’empire grec prend pour cible ; héritage de Torah qui ne s’épuise jamais car, transmis du père au fils, du maître à l’élève, il est riche d’infinies possibilités de renouvellement.
Ainsi, le Rav Hutner peut enfin répondre à la question qu’il a posée au début, mais aussi comprendre en sa profondeur le passage talmudique qui a suscité l’interrogation initiale : « D’où apprenons-nous que l’Éternel nous a ordonné d’allumer les veilleuses de ‘Hanouka ? » Ce à quoi Rav Ne‘hémia répond : « Du verset : Interroge ton père, il te racontera, tes anciens, et ils te diront (Deutéronome : 32, 7) ».
Se délivrer du joug grec, c’est, pour Israël, refuser de renoncer à son héritage propre, qui se concentre dans la Loi orale transmise de père en fils, de maître à élève. Héritage de Torah qui a la propriété de s’enrichir et de se renouveler en se transmettant.

***

Dans cette dracha, le Rav Hutner parvient à éclairer d’un jour neuf des textes traditionnels connus, trop connus. Il les articule admirablement entre eux de manière à la fois logique et inattendue. Mais surtout, sa virtuosité est au service d’une réflexion incisive et profonde. Après l’avoir lue et méditée, on ne portera plus le même regard sur les veilleuses de ‘Hanouka, sur leur flamme qui se dresse, perçant l’obscurité.

 

Un chapitre du Pa’had Yits’hak, de Rav Isaac Hutner

traduit par Jean-David Hamou

I

Avant de procéder à l’allumage de ‘Hanouka, nous récitons cette bénédiction : « Béni sois-Tu, Éternel, notre Dieu, Roi de l’univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements et nous as ordonné d’allumer la veilleuse de ‘Hanouka. » Le Talmud demande quelle est la source de ce commandement :

« D’où [apprenons-nous que l’Éternel] nous a ordonné [cela] ? Rav Ne‘hémia répond : “Du verset : Interroge ton père, il te racontera, tes anciens, et ils te diront (Deutéronome : 32, 7)” » (traité Chabate 23a).

Rav Ne‘hémia déduit donc de ce verset que les Sages (« tes anciens ») tirent de la Torah elle-même la prérogative de créer de nouveaux commandements (« ils te diront »). Il se trouve cependant plusieurs commandements rabbiniques qui précédèrent celui d’allumer les veilleuses de ‘Hanouka ; par exemple, la lecture du rouleau d’Esther, lors de la fête de Pourim. Or nous ne voyons pas que la question fondamentale qu’est la source de l’autorité des Sagesait jamais été posée au sujet de quelque autre norme rabbinique. Seul le précepte d’allumer les veilleuses de ‘Hanouka est le lieu d’un tel questionnement. Afin de comprendre pourquoi cette notion générale est précisément enseignée dans la partie du Talmud qui traite de ‘Hanouka, il nous faut d’abord réfléchir à ce que représente l’empiregrec dans ses relations avec la Torah et ses commandements.

II

Dans le ‘Al hanissim, prière additionnelle de ‘Hanouka, nous disons :

« Nous te rendons grâce pour les miracles (…) que tu produisis en faveur de nos ancêtres, en ces jours-là, à pareille époque, lorsque la royauté grecque impie se dressa contre ton peuple Israël, afin de lui faire oublier ta Torah et de le détourner des préceptes de ta volonté… » 

De prime abord, il semble que l’expression « lui faire oublier ta Torah » se réfère à la publication par la royauté grecque de décrets interdisant l’étude toranique. Mais à bien y regarder, on s’aperçoit que ce point de vue normatif est insuffisant. En effet, si l’on s’en tenait à cela, l’intention de supprimer le souvenir de la Torah ne devrait pas faire l’objet, dans le texte du rituel, d’une mention particulière : après tout, cette intention s’inscrirait fort bien dans le projet plus vaste consistant à détourner Israël des préceptes de la volonté divine – l’étude de la Torah étant une des modalités de cette volonté. Contraindre les Juifs à renoncer à ladite étude semble donc relever, de manière suffisante, de la seconde expression du rituel : « détourner [Israël] des préceptes de ta volonté » ; et dans cette perspective, l’interdiction de l’étude est évidemment de nature à provoquer l’oubli de la Torah. Si le libellé du ‘Al hanissim consacre néanmoins une place spécifique à la notion d’oubli de la Torah, il est certain que cela vise autre chose que la seule interdiction de l’étude. Quelle est donc la nature de ce projet d’effacement mémoriel, qui justifie que le rituel lui consacre une place particulière ? C’est ce que nous nous proposons d’expliquer ci-après.

III

La tradition nomme de différentes façons l’abandon des voies de la Torah par Israël. Selon les circonstances, on parle de moumaroute (apostasie), minoute (hérésie), épikorsoute (hétérodoxie) – parmi d’autres dénominations, chacune exprimant une nuance particulière, historique ou spirituelle, de cet abandon. Mais dans la controverse qui oppose Israël à la Grèce, nous trouvons un autre mot, ou plutôt une entière formule, exprimant cette idée. Le Midrache prête au pouvoir grec l’exigence que voici :

« Écrivez sur la corne d’un taureau que vous n’avez point part au Dieu d’Israël » (Genèse Rabba : 2, 4).

Cette formule, qui vise à prévenir toute allégeance au Dieu des Juifs, recouvre sans doute une intention tout à fait particulière. Si nous en trouvons le sens dernier, nous verrons qu’elle est caractéristique de la Grèce.
On peut comprendre cela de la manière suivante : les relations entre le peuple d’Israël et la Grèce présentent deux facettes. D’un côté, le Midrache enseigne :

« “Les ténèbres couvraient la face de l’abîme” (Genèse : 1, 2). Rabbi Chimon ben Laqich rapporte cette parole à l’exil de Grèce, empire qui s’employa, par ses décrets, à obscurcir les yeux d’Israël » (ibid.).
De l’autre, le Talmud nous apprend que, pour servir à la lecture publique dans le cadre du culte synagogal, les textes saints ne sauraient être valablement écrits que dans l’original hébraïque ou la langue grecque, ce que suggère le verset :

« Dieu met au large Japhet ; il résidera dans les tentes de Sem » (Genèse : 9, 27).

Or le nom de Japhet est bâti sur la racine y.f.t./יפת, qui signifie beauté. En d’autres termes, la beauté de Japhet, ancêtre du monde grec, se révèle dans les tentes (maisons d’étude, synagogues) de Sem, ancêtre de la civilisation hébraïque (traité Méguila 8b, 9b).
Cette ambivalence n’a d’autre origine que le caractère particulier de l’opposition grecque à Israël.

IV

Le prophète enseigne :

« Les voies de l’Éternel sont droites, les justes y cheminent, et les impies y trébuchent » (Osée : 14, 10).

Il est certain que le bien et le mal forment deux voies distinctes, dont l’antagonisme provient de leur contrariété de direction même. Mais il existe un cas dans lequel l’opposition entre le bien et le mal est plus profonde : lorsque, partageant une certaine communauté de caractère, l’un et l’autre poursuivent la même direction. Tous deux cheminent sur le même sentier, mais tandis que l’un y marche tête haute, l’autre y trébuche. C’est précisément cette incarnation du mal, dont les points de contact avec le bien sont nombreux, qui donne à son opposition la forme la plus profonde, et qui dirige son combat contre les racines mêmes du bien. Quand la haine éclate entre proches, elle jette ses racines bien plus profondément que lorsqu’elle oppose des êtres éloignés.

V

La volonté divine se révèle à nous au travers de deux systèmes ou modèles. Le premier est celui des Dix Paroles (עשרה מאמרות/‘assara maamarote) par lesquelles le monde fut créé. Le second est celui de la théophanie du Sinaï, où la Torah fut révélée par le biais de Dix Commandements (עשרת הדברות/‘assérète hadibrote) (Exode : 34, 28 ; Deutéronome : 4, 13). L’un et l’autre de ces événements manifestent la volonté divine. Mais il y a une différence essentielle dans la manière dont ils passent de la puissance à l’acte : la volonté divine qui se révèle dans l’œuvre de la Création s’accomplit sur le mode de la nécessité ; la volonté divine qui se révèle au sein de la Torah, en revanche, s’accomplit par l’effet d’un libre choix.

« Que la lumière soit » (Genèse :1, 3) est une parole qui se réalise selon les lois de la nature obéissant à la nécessité ; « Tu ne te prosterneras point devant [les idoles] » (Exode 20, 5) est un commandement dont l’observance dépend d’un libre consentement, d’une volonté agie par le libre arbitre. La science de la nature est d’évidence celle de lois émanant de la volonté divine, telle qu’elle se révèle à nous au sein des Dix Paroles de la Genèse. Mais parce que cette science a pour seul objet la volonté divine en ce qu’elle se révèle à nous selon l’ordre de la nécessité, elle constitue une science extérieure par rapport à la sagesse toranique, science de la volonté divine qui se manifeste par le don de la liberté.
Telle est bien la raison pour laquelle, dans le langage des maîtres talmudistes du Moyen Âge, toutes les sciences, à l’exception de la sagesse toranique, sont appelées sagesses extérieures (חכמות חיצוניות/’hokhmote ‘hitsoniote). C’est que l’intériorité des Dix Paroles par lesquelles le monde fut créé est enfouie dans les Dix Commandements révélés au Sinaï. Jérémie dit ainsi : « N’était-ce mon alliance, de jour comme de nuit, Je n’aurais pas fixé les lois du ciel et de la terre » (Jérémie 33, 25). Cela signifie que le Saint béni soit-Il ne s’est révélé sur le mode de la nécessité que pour créer un espace au sein duquel une révélation d’un autre ordre pût advenir, sur le mode de la liberté.

VI

Nous pouvons mieux comprendre, à présent, les paroles du Maharal de Prague, dans son traité Ner mitsva, selon lequel l’opposition des Grecs envers Israël procédait précisément de la force intellectuelle qui les caractérisait. Autrement dit, parce que l’âme hellène était grandement attachée aux sciences d’observation de la nature, objet principal de la sagesse grecque, le prisme de la nécessité régnait sur ce peuple. Or ce prisme se rompt aux racines de la Torah, dont l’entière essence réside dans la liberté que Dieu accorde à l’homme. Nous touchons là au caractère singulier de l’opposition grecque à Israël. C’est bien parce que le face-à-face de la Grèce et d’Israël a pour objet la sagesse – laquelle consiste dans la recherche de la volonté divine –, qu’il existe entre ces deux peuples un point de contact, un chemin commun ; car les lois de la nature, comme les lois de la Torah, sont les canaux révélateurs de la volonté divine. Simplement, quelque droites que soient les voies de l’Éternel, et quoique les pécheurs comme les justes y cheminent uniment, les pécheurs y trébuchent. Puisque leur vision du monde attacha à leur esprit et fit régner sur leur être la notion de pure nécessité, leurs conceptions prirent un tour distinctif, une coloration particulière. Ce qui en résulte est ce que nous appelons sagesse grecque, propre à « obscurcir les yeux de la nation israélite ».

D’un autre côté, puisque l’opposition radicale entre Israël et la Grèce vient précisément de points de contact qui, entre eux, créent une communauté de caractère, le peuple juif rétribue son ennemi de la plus belle façon pour cette louable qualité : quoique les Écritures Saintes ne se puissent valablement écrire en aucune langue que l’hébreu, le grec est l’exception, et un rouleau de la Torah écrit en cette langue est valide pour le culte. C’est que « la beauté de Japhet est désirable dans les tentes de Sem » !

Le caractère intellectuel de l’opposition grecque à Israël porte en lui l’ambivalence de notre rapport à la Grèce : d’un côté, « les ténèbres planant au-dessus de l’abîme, c’est la Grèce » ; de l’autre, « la beauté de Japhet, c’est la Grèce ». C’est là la clef qui nous permet de comprendre le sens profond du décret : « Vous n’avez point de part dans le Dieu d’Israël. » Mais il faut encore se demander comment entendre l’appellation « Dieu d’Israël » dans ce contexte.

VII

Au sujet du chapitre relatif au mariage d’Isaac (Genèse 24), les Sages déclarent :

« La simple conversation des serviteurs des pères est, aux yeux de Dieu, préférable à la science des fils » (Genèse Rabba : 60, 8, cité par Rachi sur Genèse : 24, 42 ; Yalqoute Chim‘oni : 109).

La mission d’Eliézer, serviteur d’Abraham, chargé de rechercher une épouse pour Isaac, est rapportée deux fois par le texte biblique : d’abord sous la forme d’une narration à la troisième personne ; puis par le récit qu’en fait à la première personne Eliézer lui-même, qui raconte son aventure à Béthuël et à Laban. Cette double formulation, quand il eût suffi d’une narration unique, indique à quel point Dieu prise la conversation des serviteurs des patriarches. Qu’en est-il de la science des fils ? À elle suffit bien souvent, dans la Bible, une formulation dense et allusive : les sages déduisent ainsi de nombreuses règles d’une simple conjonction de coordination (ו), lorsqu’elle est à première vue superflue. Nous tenterons d’expliquer ce phénomène.
Six cent treize commandements furent donnés à Moïse au Sinaï. Or Maïmonide précise que, si nous accomplissons la circoncision, prescrite à Abraham notre père, et nous abstenons de consommer le nerf sciatique, comme il fut ordonné à Jacob, c’est précisément en vertu des commandements à nous transmis par Moïse, et non parce que nos patriarches y furent personnellement obligés (Commentaire de la Michna, traité ‘Houline, fin du chapitre 7). Nous apprenons par-là que ce n’est pas de l’héritage patriarcal que provient la force exécutoire des commandements auxquels nous sommes assujettis (les mitsvote) : tout ce qui ressortit à la Torah comme législation est imputable à Moïse seul, comme il est dit : « Souvenez-vous de la Loi de Moïse, mon serviteur » (Malachie : 3, 22). En revanche, quand il est question de l’unicité de Dieu, professée par Israël, c’est l’inverse qui est vrai : « Béni sois-Tu, Éternel, notre Dieu et Dieu de nos pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob », disons-nous dans notre prière quotidienne, et non « Dieu de Moïse ».
On comprendra cette différence de régime en se représentant un même personnage, qui est à la fois le disciple attitré d’un maître et le fils fidèle d’un père. Quoiqu’il reçoive de son maître sa science toranique et les voies de son service divin, c’est évidemment de son père qu’il hérite l’aptitude naturelle à se faire le réceptacle de la science du maître. On dit bien d’un homme qu’il a « le cerveau de son père », mais on ne dit pas du disciple assidu d’un maître érudit qu’il a « le cerveau de son maître ». Lorsqu’on dit d’un homme qu’il est le disciple assidu d’un maître érudit et le digne fils d’un homme intelligent, le propos est de dire : il possède les aptitudes du père, associées à la science du maître.
Il en va de même d’Israël, pris collectivement. Quand nous disons « Dieu de nos pères », le propos est de dire que nos ancêtres nous ont légué un héritage : l’aptitude naturelle grâce à laquelle nous devînmes le réceptacle de la Torah de Moïse notre maître. « Dieu d’Abraham », « Loi de Moïse » : autre manière de parler du cerveau du père et de la science du maître. En d’autres termes, par le biais du père, est créé l’être en puissance ; par le maître, l’être en acte. Et puisque le virtuel est toujours, à certain égard, préférable au réel, en ce qu’il exprime, sans déperdition, l’intention divine a priori, la simple conversation des serviteurs des pères est, de ce point de vue, préférable à la science des fils. La conversation des serviteurs des pères représente la création de l’être en puissance du peuple israélite, tandis que la science toranique des fils en est l’existence en acte. Nous touchons là au sens du décret grec « Vous n’avez point de part dans le Dieu d’Israël » : la guerre des Grecs contre les Juifs n’a pas pour propos principal d’interdire à ces derniers l’étude de la Torah mosaïque, qui est l’en acte d’Israël, mais de détruire la disposition de l’esprit à cette Torah ; de faire disparaître l’héritage reçu des patriarches, et dont l’objet est l’attachement au Dieu d’Israël, ce qui constitue l’existence juive en puissance.

VIII

Il apparaît donc que la guerre des Grecs contre Israël vise essentiellement l’héritage ancestral qui est le sien. En effet, Abraham, Isaac et Jacob ne connaissaient pas les dix commandements sinaïtiques ; c’est sous la seule influence des voies divines incluses dans les dix paroles créatrices du monde qu’ils devinrent les patriarches de la nation, et créèrent le peuple d’Israël en puissance. Par conséquent, quoique l’en acte d’Israëlconsiste dans la sagesse volitive à l’œuvre lors du don de la Torah, l’en puissance d’Israël est contenu dans la sagesse volitive à l’œuvre dans la Création du monde. Et puisque l’erreur de la sagesse grecque réside dans la notion d’une indépassable nécessité, le face-à-face de la Grèce et d’Israël porte particulièrement sur l’en puissance de la nation juive, qu’est l’héritage de ses pères – héritage qui renferme la disposition à recevoir une loi reposant sur le libre arbitre. Tel est le type d’hérésie que cherche à provoquer la Grèce, et que met en évidence le décret : « Écrivez… que vous n’avez point de part dans le Dieu d’Israël. »

Nous commencions cette étude en citant la prière récitée à ‘Hanouka : « Lorsque la royauté grecque impie se dressa contre ton peuple Israël, afin de lui faire oublier ta Torah et de le détourner des préceptes de ta volonté… » Nous remarquions à ce propos que le projet d’effacement mémoriel occupe, dans cette prière, une place en soi, distincte du projet plus général consistant à « détourner Israël des préceptes de la volonté divine ». Certes, détourner les Juifs de leur religion suppose d’interdire l’étude toranique. Mais il s’y ajoute l’oubli de la Torah, que poursuit la Grèce, et qui vise à détruire l’aptitude du peuple juif à recevoir les paroles de la Torah. « Détourner Israël des préceptes de ta volonté » – c’est l’effacement de la science du maître ; « lui faire oublier ta Torah » – c’est l’éradication de l’esprit du père.

IX

Revenons à présent à la discussion talmudique relative au pouvoir des Sages de créer de nouvelles normes, discussion que nous citions au début de la présente étude, et qui a précisément pour cadre un passage du Talmud consacré aux veilleuses de ‘Hanouka. Le meilleur moyen de discerner si la Torah du maître convient véritablement aux aptitudes naturelles du disciple, c’est d’examiner les novations (‘hidouchime) mises au jour par ce dernier, les réponses originales qu’il apporte aux questions de ses prédécesseurs et de ses pairs. Si le disciple réussit de lui-même à proposer des paroles de sagesse, profondes et neuves, formulées dans le style de l’enseignement du maître, c’est la manifestation éclatante que l’en acte de la Torah du maître convient, point par point, à l’en puissance que, par nature, le disciple porte en lui, et qui est chez lui une chose héritée de ses pères. La mise en rapport de la sagesse du maître et du cerveau du père, voilà la réussite la plus grande qui se puisse observer dans la faculté de novation du disciple.

Il en va de même de la collectivité d’Israël. Les novations toraniques du peuple juif, ce sont les paroles de ses Sages. « À nos portes sont tous les beaux fruits, nouveaux comme anciens, que j’ai réservés pour toi, mon bien-aimé » (Cantique : 7, 1). Les sages commentent ce verset sur le mode midrachique, en rapportant les fruits nouveaux (‘hadachime) aux novations rabbiniques (‘hidouchime) (traité ‘Erouvine 21b). Le secret de la réussite du peuple juif en ses novations, agréées par Dieu, tient dans la mise en concordance de ces deux notions que sont « Torah de Moïse » et « Dieu de nos pères » : exacte concordance entre science du maître et esprit du père.
C’est pourquoi le débat sur la compétence des Sages pour créer des commandements nouveaux, et pour en fixer la bénédiction, prend précisément place au sein du passage talmudique qui traite des veilleuses de ‘Hanouka – quoique d’autres bénédictions, relatives à d’autres normes rabbiniques, aient été précédemment instituées. C’est qu’à la vérité, la compétence des Sages forme, au sein du thème des veilleuses, un thème intérieur. En effet, la délivrance du joug hellénistique a mis en évidence la puissance novatrice propre à la nation juive, et cette puissance est aux sources mêmes de ce qui fait la singularité de l’enseignement rabbinique. C’est à ce propos que le Talmud demande : « D’où apprenons-nous que l’Éternel nous a ordonné d’allumer les veilleuses de ‘Hanouka ? » Ce à quoi Rav Ne‘hémia répond : « Du verset : “Interroge ton père, il te racontera, tes anciens, et ils te diront” (Deutéronome : 32, 7). » En d’autres termes, l’autorité normative et la force créatrice des paroles des Sages (« tes anciens ») s’originent dans l’esprit des patriarches (« ton père »), qui nous fit hériter d’une nature toranique. Or toutes ces considérations sont résumées dans cette maxime des cabalistes : « La foi en nos Sages constitue la réparation de la sagesse grecque. »
Tel est donc notre mérite que d’avoir trouvé une source explicite à l’appui de cette maxime, dans le passage talmudique qui, à propos des veilleuses de ‘Hanouka – fête où se célèbre la délivrance du joug grec – traite du pouvoir normatif des Sages. Médite bien cela.

Bibliographie

Mireille Hadas-Lebel, La révolte des Maccabées : 167-142 avant J.-C., Chamalières, Lemme Edit, 2023.

Présentation de l’éditeur : La révolte conduite par Juda surnommé Maccabée (« Martel ») à partir de – 167 contre le roi grec de Syrie Antiochos IV Épiphane est l’événement le plus marquant de l’histoire de la Judée à l’époque hellénistique. L’ouvrage qui lui est consacré fait le point sur l’enchaînement des causes du conflit et les effets de la victoire des Judéens. Au-delà de la lutte pour la liberté de culte et la reconquête du Temple de Jérusalem, l’indépendance recouvrée aura eu d’importantes conséquences pour tout l’Orient méditerranéen. Faut-il voir aussi dans cet affrontement le choc de deux civilisations ?

Indications bibliographiques

Maharal de Prague, Ner Mitsva,traduit et commenté par B. Gross sous le titre Que la lumière soit, Paris, Albin Michel, 1995, Collection Présences du Judaïsme.

Emmanuel Lévinas, À l’heure des nations, Paris, Éditions de Minuit, 1988.

Présentation de l’éditeur : Les soixante-dix nations : tel était le thème choisi par le 27e colloque des intellectuels juifs de langue française. Quel sens prenait pour le judaïsme, conscient de procéder de l’Histoire sainte, sa présence à l’Histoire universelle, auprès des nations et parmi elles ?
Ce thème avait déjà été approché au cours de quatre rencontres précédentes. Le présent ouvrage reproduit les “cinq lectures talmudiques” qu’Emmanuel Levinas donna devant cet auditoire de 1981 à 1986.
S’y ajoutent des textes consacrés à l’exégèse rabbinique touchant l’amour du prochain et de l’étranger, au concept de “kénose”, mais aussi aux problèmes de l’intégration et de la distance que pose au judaïsme l’Europe issue du siècle des Lumières. Un débat réunissant en Hollande des penseurs juifs et chrétiens permet de souligner la féconde originalité, sur ce plan, de la pensée de Franz Rosenzweig. Et un entretien avec Françoise Armengaud aborde quelques thèmes essentiels de la philosophie juive dans le cadre de la philosophie générale.

Pinchas Stolper :

  • Hidden Lights : Chanukah and the Jewish/Greek Conflict, Brookline, Massachussetts, Israel Book Shop, 2005.
  • Chanukah in a New Light : Grandeur, Heroism and Depth : As revealed through the Writings of Rabbi Yitzchak Hutner, Brookline, Massachussetts, Israel Book Shop, 2005.

Ces deux ouvrages, écrits par un disciple du Rav Hutner, permettent, pour le premier, de restituer les circonstances historiques mais aussi spirituelles de l’affrontement qui met aux prises Juifs et Grecs ; et pour le second, de proposer une excellente initiation à la pensée et aux enseignements du Rav Hutner, en offrant une traduction/paraphrase du volume du Pa‘had Yits’hak consacré à ‘Hanouka.