« Rien pour moi, tout pour mon peuple »
Vie de Chaim Weizmann (1/2)
Isaiah BERLIN
Traduit de l’anglais par Nadine Picard
Isaiah BERLIN, The life of Chaim Weizmann, 1962.
Étude biographique publiée initialement sous le titre : The Biographical Facts. Dans un ouvrage réalisé sous la direction Meyer W. Weisgal and Joel Carmichael (London/1962: Weidenfeld and Nicolson/New York, 1963: Atheneum), p. 17–56. Nous reprenons le texte mis en ligne par la Isaiah Berlin Virtual Library avec son aimable autorisation.
Présentation
Le retour à Sion … Theodor Herzl, à la fin du XIXème siècle, avait donné forme à ce qui n’était qu’une tenace espérance, un rêve millénaire : donner une terre et un État à la nation juive Il avait élevé l’idée sioniste au rang de projet collectif et il était parvenu à la placer sur la scène politique internationale.
Mais après sa mort en 1904, tout restait à faire ; il fallait réaliser ce désir (puissant mais) encore en puissance : transformer cette substance encore volatile en un corps solide… Et sans doute fallait-il un chimiste pour accomplir cette tâche !
Ce fut Chaïm Weizmann, inventeur du « sionisme synthétique ». Son action fut décisive pour la construction de la Palestine : on ne devait pas se contenter de demander que ce pays, patrie historique des Juifs en exil, leur fût « octroyée » par les puissants du moment. Il fallait déjà, sans plus attendre, commencer à le bâtir, à poser ses fondements, à édifier ses fermes et ses établissements d’enseignement notamment.
Assurément, ce Juif issu d’une famille modeste au confins de l’Empire russe y parvint. Savant de haute volée, il sut devenir aussi un habile diplomate, un homme du monde raffiné (so british !) ; il ne ménagea pas ses efforts.
« Je ne demande rien pour moi mais tout pour mon peuple »… Le « bon mot » qu’il eut, s’adressant à Loyd George, aurait pu être sa devise.
Il fit d’abord valoir ses conceptions au sein des multiples (et tumultueux) courants du sionisme ; et sut concilier, sinon unir, des forces divergentes et des énergies tumultueuses. Ce ne fut pas la partie la plus aisée… Mais son plus grand succès, son titre de gloire incontestable fut, à force de patience et de dévouement, d’avoir arraché à l’Angleterre la fameuse Déclaration Balfour.
Pourtant, la figure de Weizmann, qui fut certes admiré, aimé et honoré de son vivant, s’est un peu effacée avec le temps, surtout si on la compare aux autres chefs du sionisme politique, comme David Ben Gourion ou même Vladimir Jabotinsky, plus extrêmes et moins nuancés mais plus saillants. Ses qualités mêmes, sa subtilité, sa prudence, sa patience sa modération ont peut-être desservi son image dans une époque violente plus encline à révérer les personnalités tranchantes et excessives qu’à célébrer les hommes de paix et de raison lucide.
Sir Isaiah Berlin rend à cet exilarque l’hommage qu’il méritait en brossant son portrait. Cependant, comme on pouvait s’y attendre, le fameux professeur d’Oxford, philosophe et essayiste, ne s’est pas attardé à des anecdotes ni n’a livré le récit de ses souvenirs personnels sur celui qui fut son ami ; dans sa « vie de Chaïm Weizmann », pourtant si humaine et vivante, l’historien des idées restitue avec clarté sa trajectoire en l’inscrivant, dans l’histoire politique et idéologique de son temps qu’il déploie comme en un riche panorama. Analysant limpidement ce grand mouvement d’émancipation nationale que fut le sionisme, I. Berlin montre les causes profondes qui ont permis que, pour la première fois dans l’histoire des Juifs, le vœu ancestral « l’an prochain à Jérusalem » se réalisât. Weizmann fut un des plus remarquables agents de cet accomplissement.
TRADUCTION
La première partie de cet essai-hommage mène de l’enfance de C. Weizmann à ce qui fut son plus grand succès, la Déclaration Balfour. Traduit par Nadine Picard et diffusé sur le site sifriatenou.com, pour la première fois en langue française, avec l’autorisation de The Isaiah Berlin Virtual Library. Les titres et sous-titres ont été ajoutés et certains mots mis en gras par Sifriaténou pour rendre la lecture de cet essai plus aisée.
The Life of Chaim Weizmann (1/2)
Isaiah BERLIN
Chaim Weizmann racontait qu’il était né le 17 novembre 1874 – selon son passeport britannique, le 27 novembre (8 Kislev 5635) – dans la petite ville de Motol, dans le district (uezd) de Kobryn, dans le département (guberniya) de Grodno en Russie occidentale, aux confins du Royaume de Pologne. Il était le troisième enfant d’Ozer, fils de Chaim Weizmann (également connu sous le nom de Fialkov), originaire du village de Serniki, et de Rachel Leah, fille de Michael Chemerinsky, qui tenait à Motol une auberge dont les propriétaires étaient les comtes Skirmunt.
Filiations
La voie du père
Ozer Weizmann était né dans une famille juive typique de la zone de résidence (région ouest de l’Empire russe où les Juifs, enregistrés comme tels, furent cantonnés au XIXème siècle et jusqu’en février 1917 par le pouvoir impérial). Son propre père, Chaïm, était un homme aux moyens fort modestes, mais, comme c’était la coutume chez les Juifs d’Europe de l’Est, tout enfant qui montrait la moindre capacité d’apprentissage en matière de judaïsme était vivement encouragé à poursuivre dans cette voie. Dans le village de Serniki, les possibilités d’éducation étaient limitées, et la ville voisine de Motol offrait des conditions un peu plus favorables. Comme le voulait l’usage de l’époque, le jeune Ozer Weizmann, muni d’une recommandation, se rendit chez Chemerinsky, un homme relativement prospère. Peu de temps après son arrivée, la fille de son hôte, Rachel Leah, tomba amoureuse de lui et le mariage se fit sans difficulté. Oser était alors âgé de seize ans et sa fiancée avait un peu moins de quatorze ans. Au cours des vingt-deux années suivantes, quinze enfants naquirent de leur union, dont trois moururent en bas âge. Les autres, pour la plupart, vécurent jusqu’à un âge avancé. Afin de gagner sa vie, Ozer Weizmann, après avoir tenté plusieurs formes de commerce, devint ce que les Juifs de l’époque appelaient en yiddish un « transportier » – c’est-à-dire un marchand de bois, chargé d’assembler et de faire flotter des radeaux de grumes le long de la Vistule jusqu’à son embouchure à Dantzig, où ils étaient sciés, puis exportés.
Désir de nation
Malgré son éducation strictement orthodoxe, Ozer Weizmann avait été gagné par les tendances modernistes alors en vigueur parmi les Juifs russes et polonais. Les Lumières occidentales avaient commencé à pénétrer dans l’Empire russe au XVIIIème siècle. Ce phénomène, accentué par un sentiment d’arriération vis-à-vis de l’Occident et par un orgueil national blessé, conduisit à un développement sporadique et inégal, mais d’une rapidité spectaculaire, de la culture russe qui, au milieu du XIXème siècle, avait commencé à pénétrer même la grande enclave isolée à l’intérieur de laquelle les Juifs d’Europe de l’Est vivaient leur vie traditionnelle et semi-médiévale. Les réformes libérales promulguées par le tsar Alexandre II (1856-1881) avaient fait naître l’espoir parmi les Juifs, comme parmi d’autres minorités opprimées de l’Empire, que les anciens obstacles qui s’opposaient à toute modification de leur condition sociale, économique et politique pourraient enfin disparaître.
Le désir de démocratie et d’autodétermination nationale, présent en particulier parmi les nations assujetties à l’Empire autrichien, et qui trouva son apogée avec les révolutions européennes de 1848-1849, avait largement contribué à faire prendre conscience aux Juifs d’Occident de toute l’anomalie de leur propre statut ambivalent et, avec le temps, cette prise de conscience se fit également chez les plus réceptifs et les plus instruits des Juifs russes. Des hommes comme Peretz Smolenskin, Yehuda Leib Gordon et d’autres brandirent l’étendard de la nationalité juive. Ils s’enhardirent à utiliser l’hébreu, jusque-là réservé à des fins purement sacrées, comme véhicule de la littérature profane ; ils écrivaient des poèmes, des essais et des pamphlets dans lesquels ils appelaient leurs frères à s’extraire de l’influence de l’establishment religieux figé qui paralysait leur raison et étouffait leurs sentiments, tout en les exhortant à éviter l’autre extrême encore plus humiliant et tout aussi fatal, qui aurait consisté à se débarrasser de leurs caractéristiques juives et à s’oublier dans la culture russe environnante, à parvenir à « l’assimilation » à un mode de vie étranger en oblitérant délibérément tout ce qui les caractérisait.
Ils prônaient un renouveau culturel juif qui passerait par une politique choisie de renaissance de la langue nationale et de la tradition nationale, du sens de l’identité nationale et historique, dans un esprit qui, bien qu’ils ne l’eussent peut-être pas su, était semblable à celui qui, plus tôt dans le siècle, avait animé les historiens et les érudits patriotes en Allemagne, en Italie, en Bohême, en Hongrie et chez d’autres nationalités longtemps soumises à des hommes de langues et de culture étrangères.
D’autres écrivains juifs allèrent plus loin encore : Moshe Leib Lilienblum et Leon Pinsker étaient parvenus chacun à la conclusion qu’une renaissance nationale juive, à défaut de laquelle les Juifs étaient condamnés à une décadence indigne, ne pouvait advenir sans une base territoriale.
Pinsker déclara que les Juifs n’étaient que le fantôme d’une nation assassinée qui hantait les vivants, causant partout l’inquiétude, la peur et la haine ; la question ne serait pas résolue tant que les Juifs errants, privés de foyer, n’auraient pas acquis une terre à eux, que ce fût en Palestine ou ailleurs. Lilienblum affirmait qu’on ne pouvait pas changer l’histoire. Pour le meilleur ou pour le pire, chaque homme n’avait qu’un seul couple de parents et ne pouvait pas les échanger contre des parents meilleurs ; ainsi la Palestine était-elle la terre à laquelle les Juifs étaient attachés par toutes les fibres de leur être spirituel ; c’est là qu’ils devaient aller pour se créer une vie indépendante sur une terre qui fût à eux.
Le dégel du glacier
Ces premiers nationalistes avaient peu d’adeptes parmi les Juifs de Russie, mais ils en avaient quelques-uns. Le grand glacier juif d’Europe de l’Est amorçait enfin un dégel. Tandis que la majorité restait figée et isolée dans les glaces de l’ancienne tradition, une minorité s’était mise à dériver ; pour certains, c’était vers l’assimilation ou la semi-assimilation, alimentée par l’espoir libéral du développement des Lumières, grâce auquel les Juifs de Russie seraient peu à peu émancipés et traités comme des concitoyens par la nationalité dominante. D’autres fondaient leurs espoirs dans le socialisme qui, en mettant fin à la lutte des classes, guérirait toutes les formes d’injustice sociale ; et comme le problème juif n’était qu’une forme pathologique de l’anormalité sociale générale, il serait automatiquement résolu par la transformation révolutionnaire de la société. Ceux qui nourrissaient cet espoir tendaient à rejoindre ou à soutenir des mouvements révolutionnaires clandestins. D’autres encore cherchaient une réponse plus immédiate dans l’immigration vers l’Amérique ou vers d’autres pays où les Juifs pouvaient vivre en liberté, dans la dignité et la paix. Mais il y avait une poignée d’hommes qui, poussés par le courant du sentiment national allant croissant en Europe, croyaient obstinément en une culture juive et en une existence nationale juive, que ce soit en tant que nation indépendante sur sa propre terre, ou en tant qu’unité dans une fédération libre de nationalités, au sein d’un empire multinational. Enfin, il y avait ceux – la majorité, forcément – qui ne réfléchissaient pas beaucoup, et restaient englués dans les problèmes immédiats de leur survie physique dans un monde violent et hostile. Bien entendu, tous ces points de vue, toutes ces positions se combinaient et se mêlaient.
Ozer Weizmann fut l’un des rares à pencher pour la solution nationaliste. Il lisait les traités modernes « interdits » écrits par les maskilim – au XIXème siècle, un groupe d’écrivains en hébreu et en yiddish, qui s’était engagé à répandre la culture laïque parmi les Juifs de Russie et de Pologne –, et c’est dans cet esprit qu’il éduquait sa famille. C’était une période de grande effervescence culturelle parmi les Juifs russes. Des poètes, des peintres et des musiciens aux dons originaux, des érudits et des savants, des juristes et des historiens, des socialistes révolutionnaires et des dirigeants nationaux grandirent dans ce milieu – les noms de Chaim Soutine, Boris Pasternak, Simon Dubnov et Chaim Nahman Bialik, Léon Trotsky et Julius Martov, Maxime Vinaver et Bernard Berenson, montrent combien variés étaient les dons et les modèles sociaux et culturels.
Une brillant intelligence
C’est dans cette phase de changement rapide et de transition – entre la fin d’une tradition et le début d’une autre – que Chaim Weizmann atteignit l’âge adulte. Il reçut une éducation juive orthodoxe. À l’âge de trois ans, il fut recueilli dans la maison de son grand-père maternel, Chemerinsky qui, se rappellerait-il plus tard, racontait à l’enfant des histoires d’humiliations infligées à son père et à son grand-père au début du siècle par des notables polonais brutaux et ivres. Le garçon apprit les rudiments de la Bible chez un melamed/enseignant de la ville, Zvi Bloch-Blumenfeld, puis chez Shlomo Sokolovsky qui fut son professeur jusqu’à ce qu’il fût envoyé à l’école dans la ville voisine de Pinsk. On a conservé une lettre de Weizmann, écrite en 1885 (peut-être à l’occasion de la mort, cette année-là, de Sir Moses Montefiore, le célèbre philanthrope juif anglais, dont le portrait figurait dans de nombreuses maisons d’Europe de l’Est), dans laquelle le garçon de onze ans écrit que les rois et les nations du monde ont pour but la destruction de la nation juive, que les Juifs ne doivent pas se laisser détruire, que seule l’Angleterre peut les aider à se relever grâce à un retour dans leur ancienne terre de Palestine.
Weizmann montra des capacités dès le début. Il eut de bons résultats à la Realschule de Pinsk. Le professeur de sciences remarqua ce garçon exceptionnellement intelligent et brillant, le prit sous son aile et l’incita à se spécialiser en chimie. Oser Weizmann n’ayant jamais été très riche, son jeune fils ajouta à ses maigres revenus des leçons privées qu’il dispensait aux enfants des Juifs les plus prospères de la ville. En échange du gîte et du couvert, il fut employé comme précepteur des frères Saul et Ovsei Luria, les fils du riche propriétaire d’une usine chimique de la ville. Ces derniers, ainsi que leurs amis et parents, Georg (Gad) Halpern, Isaac Naiditch, Judah Berges et d’autres devinrent pour Chaïm des amis et alliés pour la vie. Il partageait son temps entre ses études de chimie et d’hébreu, ces dernières sous la direction de Shlomo Vilkomir à Pinsk et d’Abraham Motolyanski à Motol.
En 1895, toute sa famille s’installa à Pinsk. Trois ans auparavant, Weizmann avait passé son diplôme. Il avait obtenu les meilleures notes dans toutes les matières, à l’exception du dessin. Ceux qui l’ont connu à cette époque se souviennent de lui comme d’un homme d’une intelligence lumineuse, doué d’une capacité peu commune de travail minutieux et tenace, doublée d’une force de caractère, d’une vitalité, d’une gaieté et d’un esprit incisif qui lui assuraient un ascendant sur son entourage. La voie naturelle pour un brillant écolier juif était d’essayer d’entrer dans une université russe. À cause du numerus clausus alors en vigueur, peu des Juifs qui réussissaient les examens requis étaient admis : ils ne devaient pas dépasser 10,5 % du corps étudiant dans les universités russes de province, ou 3 % dans les universités de Saint-Pétersbourg et de Moscou.
Un étudiant sioniste
À cette époque, le sentiment national était fort parmi les étudiants juifs. Les grands pogroms de 1881 qui avaient suivi l’assassinat d’Alexandre II, et qui n’avaient été que le prélude à une intensification générale de l’antisémitisme dans les milieux officiels comme dans la presse populaire, avaient considérablement renforcé la résistance à la russification de la part des plus fiers et des plus sensibles des Juifs instruits de l’Empire. L’émigration massive vers l’Amérique, la création de colonies agricoles par les Hovevei Zion en Palestine (soutenu plus tard et développé par le baron Edmond de Rothschild, de Paris, ce mouvement des « Amants de Sion » constitue la préhistoire immédiate du sionisme : il s’inspirait de l’idéal d’une culture juive autonome enracinée dans un centre territorial en Palestine, et devait beaucoup au populisme russe et au nationalisme mazzinien), l’agitation révolutionnaire clandestine, l’activité terroriste – tout cela participait des réactions caractéristiques d’une minorité nationale à la répression ouverte pratiquée par le gouvernement russe. Plus tard, Weizmann mentionna avec amertume ses propres expériences aux mains de la police tsariste. Par fierté nationale, ou parce que les sciences naturelles étaient beaucoup mieux enseignées en Occident, il décida de se rendre en Allemagne. Sa famille n’était pas riche, et il refusa d’accepter de son père plus qu’un minimum d’argent. En 1892, il se rendit en Prusse orientale sur l’un des radeaux de son père, passa trois nuits dans la ville de Thorn, arriva à Darmstadt et s’inscrivit comme étudiant à l’école polytechnique de la ville. Afin de compléter ses revenus, il enseignait le russe dans une école juive de la ville voisine de Pfungstadt, tenue par un certain Dr Barness. Les souvenirs de cet établissement, mélange, lui semblait-il, de pédanterie, de conformisme patriotique et d’hypocrisie, coloreraient à jamais sa vision d’une certaine partie de la communauté juive allemande. Les trajets quotidiens entre Pfungstadt et Darmstadt, auxquels s’ajoutaient les cours particuliers le soir, s’avérèrent trop épuisants. Au bout de deux trimestres, il s’installa en 1893 à Berlin et poursuivit ses études de biochimiste à l’Institut de technologie (Technische Hochschule) de Charlottenburg.
Berlin, à cette époque, était une pépinière de futurs dirigeants sionistes, rôle analogue à celui qu’elle avait déjà joué un demi-siècle auparavant pour l’intelligentsia libérale russe. Weizmann se retrouva là au milieu d’un cercle bouillonnant d’étudiants juifs russes bien décidés à résister à l’«assimilationnisme» juif, qu’il soit socialiste ou libéral. Parmi ses amis figuraient Leo Motzkin, Israël Isidor Elyashiv (qui écrirait plus tard sous le nom de Baal Makhshoves), Victor Jacobson, Nahman Syrkin, Selig Soskin, Judah Leib Wilensky et d’autres jeunes intellectuels – sionistes avant que le terme n’existe. Ce fut l’enseignement du plus célèbre de tous les idéologues du renouveau national juif, Asher Ginsberg, qui écrivait sous le nom d’Ahad Ha’am, qui constitua l’influence dominante sur ces jeunes hommes pendant plusieurs années.
Ce penseur, dont les idées étaient extrêmement proches de celles des « Amants de Sion », soutenait que la création sporadique de petites colonies en Palestine par des citadins devenus agriculteurs, si nobles fussent leurs motivations, n’aurait que peu d’effet si elle ne découlait pas d’une régénération spirituelle et ne donnait pas à celle-ci une expression concrète. L’invention de nouvelles institutions ne pouvait pas, par elle-même, produire cette régénération spirituelle, cet état d’esprit que chaque individu devait réaliser en lui-même. Si les ossements desséchés du judaïsme traditionnel n’étaient pas à nouveau recouverts de chair vivante, le judaïsme ne retrouverait pas son sens du passé et de sa place parmi les nations, et surtout de la signification et du but de son martyre sans pareil pendant les siècles de la Diaspora. La tâche principale – plus importante encore que le retour à l’ancienne patrie – était l’auto-émancipation psychologique, une nouvelle prise de conscience des seules valeurs pour lesquelles les Juifs avaient vécu et étaient morts, une prise de conscience de ce qui constituait à elle seule leur contribution unique à la culture humaine, dont la plus noble était l’idée de justice. Dans une série d’essais qui ont profondément marqué les fondateurs du nationalisme juif moderne, Ahad Ha’am souligne à maintes reprises que la colonisation ou d’autres formes d’action sociale et politique seraient tuées dans l’œuf si elles n’étaient pas animées par une vision historiquement enracinée, spécifiquement juive, de ce qu’étaient les hommes, de ce qu’ils pouvaient et devaient être. Cette vision ne pouvait s’incarner que dans un centre spirituel créé en Palestine, seul sol authentique sur lequel la culture juive pourrait renaître.
Dans le sillage de Herzl
En 1896, un journaliste viennois, Theodor Herzl, qui avait été correspondant de la Neue Freie Presse à Paris, publia devant un monde stupéfait son Der Judenstaat, un pamphlet enflammé exigeant la création d’un État juif par l’action politique ainsi que par la reconnaissance publique des grandes puissances des revendications et des droits de la nation juive sans terre. L’affaire Dreyfus avait détruit bon nombre d’illusions optimistes sur la condition et les perspectives des Juifs, et les avait conduits à une réévaluation radicale de leur situation. Le livre souleva autant d’enthousiasme que de critiques passionnées : Herzl était considéré comme un prophète inspiré ou, inversement, dénoncé comme un démagogue fou et dangereux.
La petite colonie russo-juive de Berlin dont Weizmann faisait partie avait en réalité accepté les propositions fondamentales de Herzl avant qu’il ne les eût avancées ; ses membres avaient une compréhension plus profonde que Herzl lui-même de la tradition culturelle juive et du rôle qu’elle devait jouer dans toute la transformation politique qu’il appelait de ses vœux. Ils n’étaient pas aussi sceptiques ou aussi gradualistes qu’Ahad Ha’am qui affirmait qu’une seule institution d’enseignement supérieur en Palestine, irradiant la diaspora juive, avait plus de valeur que dix colonies agricoles, mais, contrairement à Herzl, ils ne croyaient pas non plus à la possibilité de créer un État ou une colonie juive grâce à l’intervention autoritaire de sauveurs venus de l’extérieur – le Kaiser ou le Sultan, le Prince de Galles ou le Parlement britannique – ou grâce à des actes politiques radicaux, à une activité diplomatique audacieuse et spectaculaire de la part de « notables », de groupes ou de partis juifs. Ils accusaient Herzl d’avoir une foi purement visionnaire dans la possibilité d’une transformation soudaine et miraculeuse, par un coup de baguette magique venant des empereurs ou des millionnaires, de la vieille nation juive flétrie en un jeune et bel État politique. Ils insistaient sur le processus lent et pénible, mais, à leurs yeux, indispensable d’éducation et de travail culturel. Le fait que Herzl fût une figure exotique, éloignée des Juifs pieux d’Europe de l’Est, venant à eux comme un Messie d’un autre monde, dominant de haut ses disciples, à quoi s’ajoutaient son apparence, sa voix et sa posture, avait créé une vague d’émotion exaltée parmi les masses juives. Malgré leurs réserves, Weizmann et ses amis, si ironiques et sophistiqués fussent-ils, accueillirent avec enthousiasme la campagne de Herzl et ses grandes idées. Quand, en 1898, Weizmann émigra de Berlin à l’Université de Fribourg en Suisse, il était devenu, comme ses amis berlinois, un sioniste herzelien convaincu.
Savant et militant
Weizmann n’assista pas au premier Congrès sioniste à Bâle en 1897. Il était alors plongé dans ses recherches de chimie, et avait d’ailleurs fait une découverte industrielle précieuse (pour laquelle il déposa un brevet qui lui permit de poursuivre ses travaux). Mais la principale raison de son absence était très certainement sa pauvreté ; son père voulut lui offrir son billet pour Bâle, mais la situation personnelle de ce dernier était telle que son fils ne put se résoudre à accepter ce sacrifice. En 1898, il assista au deuxième Congrès sioniste en tant que délégué. En janvier 1899, il obtint son doctorat à Fribourg avec deux courtes thèses de chimie. Il vendit encore une autre invention à la grande firme chimique allemande Bayer, et se sentit un peu plus à l’aise financièrement. En 1901, il se rendit à Genève pour devenir l’assistant du professeur Alfred Bystrzycki, alors préparateur dans le laboratoire du professeur Carl Gräbe.
Sa vie se partageait, comme auparavant, entre la science et l’activité sioniste. Il était en correspondance constante avec ses amis Leo Motzkin, Shemaryahu Levin, Esther Shneerson, Berthold Feiwel, Martin Buber, Victor Jacobson, Abraham Idelson, Joshua Buchmil, Sophia Getzowa, Zvi Aberson et bien d’autres. Il reconnaissait Herzl comme son chef, mais avait de sérieux doutes sur la possibilité de parvenir à un État juif ou à une région autonome par un décret venu « d’en haut », par un acte politique de reconnaissance solennellement conclu par les grandes puissances, ou par une charte sur le modèle de celles des Compagnies des Indes orientales ou d’Afrique du Sud. Il se méfiait de tout raccourci politique qui omettrait ou minimiserait la nécessité d’un mouvement de masse venu d’en bas. Il insistait sur la nécessité d’un développement, nécessairement progressif, d’une conscience généralisée parmi les masses juives de leurs besoins et de leurs capacités d’action collective orientées en premier lieu vers un travail pratique qui servirait à la création d’une base agricole et industrielle en Palestine même. À défaut de cela, l’octroi de constitutions ou la création d’une entité politique resteraient, de l’avis de Weizmann et de ses amis, de simples coquilles vides qui ne feraient qu’exposer l’incapacité des Juifs à s’en servir et démontreraient ainsi tragiquement leur impréparation à établir une communauté indépendante.
Primauté donnée à l’action sociale
Weizmann ne minimisait pas la nécessité d’une action politique : mais la tension entre la personnalité essentiellement politique de Herzl (et plus tard, pour des raisons similaires, de Jabotinsky) qui croyait en la primauté de l’action à l’échelle internationale et en la création d’institutions publiques pour le peuple juif, et ceux qui mettaient l’accent sur la nécessité de développer les activités sociales, économiques et culturelles juives, en particulier l’agriculture et l’éducation, en tant que seule base sur laquelle une structure politique pouvait être construite – action pour le peuple contre action par le peuple — cette tension restait une source constante de différents entre Weizmann et les partisans de Herzl. Il y avait aussi des différences de tempérament. Avec leur attitude ironique et quelque peu irrévérencieuse, Weizmann et ses amis avaient tendance à remettre en question le bien-fondé de l’insistance passionnée que manifestait Herzl pour les formes et le cérémonial dans la conduite du mouvement. Pour Herzl, les congrès conduits avec la solennité et la discipline appropriées, le style emphatique pour s’adresser aux souverains et aux nations étaient ses antidotes à la misère, à la Schlamperei/la négligence, au chaos, au mépris de soi et au manque de dignité dans la vie juive. Plus tard, Weizmann lui-même y accorderait beaucoup d’importance, tout en demeurant, au fond, un incurable démocrate, pathologiquement attaché aux méthodes et aux attitudes informelles. Pour lui, Herzl resta toujours un homme d’un génie éblouissant, un prophète dévoré par une vision, mais un personnage qui exerçait son charme sur ses semblables à distance, un Occidental civilisé sans contact avec l’esprit, les perspectives et les sentiments des masses juives dont Weizmann conserva jusqu’au bout une compréhension instinctive.
En 1901, lors d’une réunion à Bâle, avant le cinquième Congrès sioniste, Weizmann et ses amis Zvi Aberson, Martin Buber, Berthold Feiwel, Leo Motskin et Jacob Kohan-Bernstein créèrent la « Fraction démocratique » au sein du mouvement sioniste. Il s’agissait d’une « opposition loyale ». Ses membres croyaient en l’aptitude à réagir à l’humeur des masses, en l’accent mis sur l’activité culturelle, éducative et colonisatrice ; ils étaient sceptiques quant à l’efficacité d’élites de dirigeants dévoués, engagés dans la négociation avec les hommes d’État européens, mais dans des sphères élevées, bien loin du peuple lui-même ; ils croyaient à l’empirisme, ne croyaient pas aux principes généraux et aux solutions radicales, se méfiaient de toute forme de rigidité et de fanatisme, et voulaient se tenir à l’écart à la fois du traditionalisme rabbinique et des formes politiques purement laïques et occidentales.
Puisqu’il s’agissait là de son approche d’ensemble, il n’est peut-être pas surprenant que Weizmann, à l’instar d’Ahad Ha’am, ait conçu une profonde admiration pour l’Angleterre, lieu où progressivement s’étaient développées les libertés constitutionnelles, où étaient respectés la tradition et les précédents historiques, la capacité d’action pratique, l’adaptabilité, la modération et le réalisme instinctif, par opposition au romantisme métaphysique des Allemands ou à l’attachement invétéré des Français aux principes absolus et aux idées abstraites.
Le judaïsme, une nation
Les conceptions de Weizmann s’étaient formées très tôt dans sa vie, et ses idées fondamentales ne furent jamais sérieusement entamées. Pour lui, le judaïsme ne relevait pas seulement d’une religion, d’une culture ou d’une race, mais c’était une nation, un composé unique de civilisation et de mémoire historique communes — dans lequel le religieux et le laïque étaient inextricablement imbriqués — de langage, de perspectives et de parenté raciale communes, qu’il était erroné de classer selon des critères s’appliquant aux nations modernes ayant un territoire bien défini. Il croyait à la nation juive, et ce d’autant plus naturellement que la communauté juive dont il était lui-même issu était, pour des raisons historiques, géographiquement soudée en un groupe culturellement et ethniquement distinct, cantonné dans une région plus ou moins continue de la Russie occidentale et méridionale, dans laquelle elle formait une minorité nationale qui se savait différente, et que l’histoire avait forcée à ressentir les différences marquées d’avec les populations russes et polonaises qui l’entouraient. Il croyait, en outre, que nier ce fait – croire, comme certains Juifs occidentaux hautement intelligents étaient enclins à le faire, que les Juifs étaient ou pouvaient tous devenir totalement allemands, français, anglais, ne différant de leurs concitoyens que par leur croyances religieuses, comme les protestants différaient par exemple des catholiques, ou les quakers des anglicans – nier ce fait était une illusion bien ancrée et funeste qui n’était pas celle de la société non-juive qui, de temps en temps, tirait brutalement les Juifs de leur sommeil en les traitant comme un corps étranger, soit avec une tolérance consciente née de principes libéraux, soit avec indifférence, soit avec crainte ou haine – haine à laquelle, comme l’avait fait remarquer Pinsker, les nations civilisées et très conscientes d’elles-mêmes étaient encore plus portées que les nations barbares moins conscientes d’elles-mêmes, et qui se manifestait à l’occasion par des persécutions et des massacres.
Le sionisme pour Weizmann, comme pour Herzl, impliquait la nécessité pour les Juifs de faire un effort conscient pour prendre la mesure de leur situation et agir en conséquence, c’est-à-dire cesser de lutter contre leur identité nationale historiquement conditionnée, qui n’était en elle-même ni supérieure ni inférieure à aucune autre, mais était ce qu’elle était et rien de plus ; car, à moins qu’on ne leur permette de vivre et de penser en tant que Juifs dans les seules conditions où cela serait possible – en tant que nation libre installée sur son propre territoire – ils continueraient à empoisonner leur propre vie et celle des autres, comme le font fatalement tous ceux qui, consciemment ou inconsciemment, vivent un mensonge.
Il reconnaissait qu’une action spectaculaire était nécessaire pour produire, sur les Juifs comme sur les non-Juifs, un impact suffisant pour initier le processus d’émancipation. Herzl, selon lui, en partie parce qu’il avait été élevé en dehors du judaïsme traditionnel et n’appréciait pas la violente résistance psychologique à ses idées que l’aliénation spirituelle des Juifs générerait, était le seul à avoir la vision intense et résolue, non entravée par trop de réalisme mondain, qui permettrait d’administrer le choc nécessaire, capable de réveiller le peuple des fantasmes qu’il prenait pour la réalité ou même le bonheur. En même temps, cet acte seul ne suffirait pas : si la nation juive, ou une grande partie de celle-ci, ne comprenait pas les causes de sa situation difficile, la pléthore de remèdes inefficaces qui lui étaient constamment offerts de toutes parts – foi messianique, séparatisme auto-protecteur, progrès des Lumières, socialisme révolutionnaire ou réformiste, internationalisme libéral, assimilation et ainsi de suite, alors cet acte serait toujours empêché.
Il ne croyait pas, comme les marxistes, que la transformation révolutionnaire des conditions sociales ou économiques, même si elle était possible, résoudrait seule la question juive. Il pensait que cette approche était trop grossière pour aborder un problème qui était au moins autant psychologique et historique que sociologique ou économique. Il n’était pas irrationaliste. Dans son activité scientifique, comme dans sa vie, il croyait au pouvoir de la raison, de la connaissance, de la compréhension, du jugement, de la pratique fondée sur l’observation et le bon sens ; mais comme Ahad Ha’am, il pensait qu’une nation ne pouvait être amenée sur son propre chemin de développement historique que si ce parcours était en accord avec la perspective et les valeurs qui découlaient de sa propre tradition, de ses modes de vie, de ses livres sacrés et de son expérience historique. À cet égard, ses opinions étaient proches de celles des dirigeants d’autres groupes nationaux opprimés en Europe, en particulier des idées et de l’esprit des nationalistes démocrates qui, au XIXème siècle, avaient combattu pour la liberté italienne, polonaise et slave méridionale.
Dans une Suisse effervescente
La Suisse comptait à cette époque un bon nombre d’étudiants de l’Empire russe qui ne pouvaient ou ne voulaient pas être éduqués dans les universités du régime tsariste. La majorité d’entre eux étaient des Juifs auxquels les portes des universités russes étaient pratiquement fermées. Les dirigeants du jeune parti social-démocrate russe – des hommes comme Plekhanov, Lénine, Helphand – et en particulier de sa section bundiste juive, cherchaient des recrues parmi les étudiants juifs russes radicaux dans les universités occidentales. Les sionistes faisaient de même. De violentes disputes, privées comme publiques, éclatèrent entre ces pêcheurs d’âmes rivaux.
On a la preuve pratiquement certaine que Weizmann a participé à un débat public avec le plus brillant de tous les socialistes russes, Plekhanov ; il est moins probable qu’il ait rencontré Lénine ou Trotsky. Ses principaux adversaires étaient les socialistes juifs du Bund, Vladimir Medem et d’autres, qui s’étaient opposés à Herzl, et avec lesquels Weizmann entra en conflit à Genève, Berne et ailleurs. À cette époque, toute son énergie était tournée vers la création de groupes d’étudiants sionistes et de sympathisants en Suisse, en Allemagne et dans les pays voisins. Herzl était le leader inspiré, qui cherchait à obtenir des entretiens avec le Kaiser et le Sultan, et déployait des efforts surhumains pour obtenir des droits internationalement reconnus pour les Juifs, afin de créer un foyer national dans la province turque de Palestine. Weizmann et ses amis s’occupaient principalement de former de jeunes cadres juifs qui parleraient dans leur propre langue aux Juifs de partout, mais surtout d’Europe de l’Est, d’où sans doute viendraient les immigrants.
Sion ou rien
En 1903, le mouvement sioniste fut enfin reconnu publiquement. Le ministère britannique des Affaires étrangères, dont le chef était Lord Lansdowne (1845-1927), tenta d’approcher certains dirigeants sionistes en Angleterre en suggérant la colonisation juive du plateau d’Uasin Gishu, une partie du protectorat de l’Afrique de l’Est, d’une superficie de 5 000 miles carrés. Cette proposition, dont l’initiative était due au secrétaire britannique aux colonies, Joseph Chamberlain, fut, pour les sionistes, un événement cardinal. C’était la première fois que les Juifs étaient reconnus comme une entité nationale par un grand État souverain – en l’occurrence le plus puissant du monde occidental. Les efforts antérieurs pour obtenir un territoire – à Chypre, qui était britannique, ou à El-Arish dans la péninsule du Sinaï, pour lequel les Turcs étaient censés offrir moins de résistance – avaient été vains.
Cette suggestion provoqua l’irritation et la colère du mouvement sioniste. Le territoire proposé, dont le nom erroné, mais utilisé communément, était l’Ouganda, et qui fait actuellement partie du Kenya, n’était pas la Palestine. Mais l’offre était concrète. Un grand débat éclata au Congrès sioniste. Herzl était enclin à accepter la proposition en ce qu’elle constituait en tout cas la première étape du grand Retour. D’autres, pour la plupart des sionistes russes, étaient farouchement opposés à ce projet : le sionisme sans Sion n’avait aucun sens pour eux. Si les Juifs priaient trois fois par jour, c’était pour être ramenés à Sion. Seule Jérusalem pouvait créer et justifier le vaste déracinement qu’impliquait la nouvelle vie. Au début, Weizmann hésita ; son père, lui-même délégué au Congrès, vota pour accepter l’offre de M. Chamberlain ; la délégation russe, comme les autres, était divisée. En fin de compte, Weizmann se rangea résolument du côté des anti-ougandais : ce devait être Sion ou rien. Au départ, Herzl n’avait pas spécifié le territoire sur lequel l’État devait être fondé. La Palestine était l’objectif : mais peut-être que l’Afrique de l’Est fournirait le début d’un État – un Nachtasyl (une « étape de nuit »), comme l’avait appelé Nordau – sur la route de Sion. Lorsque les délégués de Kichinev où, l’année précédente, le pire de tous les pogroms juifs avait eu lieu, votèrent contre l’Ouganda, Herzl comprit ce que le sionisme signifiait pour la plupart de ses partisans européens : « Ces gens ont des cordes autour du cou, et pourtant ils refusent ! » déclara-t-il. Il comprenait le point de vue de Menahem Ussishkin et des autres délégués intransigeants qui ne voulaient, ni de solution temporaire, ni de la moindre déviation de la route qui menait à la seule Palestine, et il cessa de faire pression pour que l’on acceptât l’offre miraculeuse des Britanniques.
Sionisme synthétique
Herzl… et après ?
En 1904, Herzl mourut. Le mouvement choisit à sa tête son disciple, David Wolffsohn, un banquier de Cologne d’origine russe, personnage honorable et dévoué, mais quelque peu falot. Depuis 1899, Weizmann et ses partisans avaient tourné leur attention vers des tâches non politiques, telles que la création d’une banque pour financer la colonisation en Palestine, ainsi que la propagande et l’éducation, principalement parmi les jeunes intellectuels juifs russes et, plus particulièrement (depuis 1902), la fondation d’une université juive, pour agir en tant que centre national de culture, d’apprentissage et d’éducation juifs. Weizmann souhaitait la créer à Jérusalem ; mais il était prêt à faire des concessions et à l’installer ailleurs si les autorités turques se montraient trop obstinément hostiles.
En 1906, il épousa Vera Chatzman, une étudiante en médecine de Rostov-sur-le Don, qu’il avait rencontrée à Genève, et avec laquelle il avait partagé ses espoirs et ses angoisses depuis 1901.
Son travail de biochimiste occupait la majeure partie de son temps. À Genève, les perspectives d’avancement académique semblaient faibles. Lorsqu’un poste se libéra à l’Université de Manchester, il y postula et y fut nommé. Il était attiré par la perspective de la vie en Angleterre. Son sentiment anglophile devint un fil conducteur de sa vie et jouerait un rôle majeur dans ses triomphes et ses échecs. Sa femme passa une deuxième fois ses examens de médecine en Angleterre afin de se qualifier pour exercer en tant qu’officier de santé de la municipalité de Manchester. À son arrivée en Angleterre, Weizmann avait trente ans. Durant les dix années qui suivirent, il allait être une figure importante, mais non centrale, du mouvement sioniste. Il n’avait aucune sympathie pour les fidèles herzliens qui y étaient encore en majorité : il ne minimisait pas l’importance de la diplomatie publique, mais il croyait que le travail pratique en Palestine et l’éducation des Juifs de la diaspora comptaient davantage. À l’époque et dans les années suivantes, c’est dans son laboratoire qu’il trouva une certaine compensation morale à sa frustration politique. Les articles scientifiques coulaient de sa plume en un flot régulier. À Manchester, il rencontra et influença profondément de jeunes hommes aux inclinations sionistes qui seraient destinés à jouer un rôle dans l’histoire sioniste – Simon Marks, Israel Sieff, Harry Sacher (alors membre de l’équipe du Manchester Guardian) et leurs amis et alliés à Londres, notamment Leon Simon, Samuel Landman et Leonard Stein, avec lesquels il collaborerait de manière fructueuse des années plus tard. Les conséquences de la révolution russe avortée de 1905 conduisirent à une nouvelle vague de pogroms en Russie. Celle-ci provoqua l’émigration de plusieurs milliers de juifs en Palestine. Weizmann persista dans sa voie médiane : la pression politique devait continuer, mais si elle n’était pas soutenue par un effort constant de colonisation, elle ne servirait à rien. « Si les gouvernements nous donnent une Charte aujourd’hui, affirma-t-il au 8e Congrès à La Haye en 1907, ce ne sera qu’un chiffon de papier ; ce ne sera pas le cas si nous travaillons en Palestine : alors, elle sera inscrite et cimentée à jamais avec de la sueur et du sang ». Cette doctrine – le mélange chimique de sionisme « politique » et de sionisme « pratique » – en vint à s’appeler « sionisme synthétique ». Il fut loin d’être accepté par tous les amis de Weizmann. Motzkin s’aligna sur les partisans plus purement politiques de Wolffsohn. Des débats enflammés eurent lieu entre les différentes factions.
Une période difficile pour le sionisme
La même année, peu après la naissance de son fils aîné, Benjamin (son deuxième fils, Michael, naquit en 1915), Weizmann visita la Palestine pour la première fois, et en revint plus convaincu que jamais de la supériorité du travail pratique sur les pressions purement diplomatiques exercées sur les gouvernements d’Europe. Ces gouvernements restaient passifs ; les Turcs se montrèrent sourds à toutes les flatteries sionistes ; les espoirs furent ravivés après la révolution des Jeunes Turcs, mais les successeurs d’Abdul Hamid s’avérèrent encore plus méfiants et hostiles que le vieux tyran. Le gouvernement britannique semblait s’être désintéressé des aspirations sionistes ; ni l’Allemagne (malgré le flirt de Herzl avec l’empereur Guillaume II), ni la France n’avaient montré de réel intérêt.
Les années précédant la Première Guerre mondiale restèrent un chapitre aride de l’histoire du sionisme. Beaucoup étaient découragés. Le mouvement sioniste était attaqué sur ses deux flancs. D’un côté par les sarcasmes des Juifs orthodoxes pour qui le sionisme était une tentative blasphématoire d’anticiper la venue du Messie, et de l’autre par l’hostilité des Juifs libéraux cultivés et prospères d’Occident, qui considéraient le sionisme comme une tentative dangereuse de chasser les Juifs au moyen d’un chauvinisme attisé artificiellement, susceptible de compromettre leurs relations avec leurs concitoyens d’autres religions. En 1911, l’impuissance totale de la diplomatie sioniste permit finalement aux sionistes « pratiques » d’obtenir une majorité au 19ème Congrès sioniste. Cette année-là, Wolffsohn démissionna de son poste, qui fut confié à une commission dirigée par le professeur Otto Warburg. Une détente sembla s’installer entre les deux tendances au sein du sionisme. Les puissants organismes juifs philanthropiques – l’Association juive anglo-saxonne, le Conseil juif des députés d’Angleterre, l’Alliance israélite française, le Centralverein des Juifs allemands, les comités américains les plus influents – prirent soudain leurs distances à l’endroit du sionisme politique.
En 1913, Weizmann fut impliqué dans un conflit caractéristique avec le Hilfsverein (Hilfsverein der Deutschen Juden /Organisation de secours des Juifs allemands) qui avait matériellement aidé à la fondation et à l’organisation de la nouvelle école technique juive à Haïfa, qu’elle finançait. Dirigé par Paul Nathan, le Verein voulait que l’allemand soit la langue d’enseignement des matières « techniques », en partie, sans doute, pour renforcer l’influence allemande au Moyen-Orient contre celle de l’Alliance française. Weizmann et ses amis concédaient que l’hébreu ne possédait pas encore un vocabulaire technique adéquat pour les sciences naturelles – et que, par conséquent, au début, il fallait utiliser l’allemand – mais soutenaient que donner à l’allemand un statut égal à celui de l’hébreu comme langue d’enseignement serait fatal à l’objectif central de l’ensemble du mouvement, à savoir la renaissance du judaïsme comme civilisation moderne. Une culture ne pouvait s’épanouir que par le biais de sa propre langue ; car pensées, sentiments et mots sont inextricablement liés, et toute langue, hormis l’hébreu, était, dans une certaine mesure, une importation étrangère, le véhicule et le symptôme de l’imitation et de l’assimilation – ennemis mortels de la survie juive. Parmi les figures éminentes du judaïsme, seul le baron Edmond de Rothschild, de Paris, défiant l’opinion de la plupart des autres membres de sa famille, ne montra aucune hostilité au sionisme et continua discrètement et efficacement à fonder et à financer des colonies en Palestine. Plus tard, il aurait fait remarquer que, sans lui, le sionisme politique n’aurait peut-être jamais vu le jour, mais que, sans le sionisme, son œuvre serait morte.
Rencontre avec Lord Balfour
Weizmann poursuivit, sous la direction du professeur William Perkin Junior, ses travaux de chimie à Manchester et devint, comme il se devait, maître de conférences en biochimie. Il estimait qu’il méritait un poste plus élevé, mais, quand un poste de professeur se libéra, il fut écarté. À la fin de 1905, il rencontra le Premier ministre britannique M. A. J. Balfour à Manchester et lui exposa ce qu’était le sionisme. Balfour, habitué aux hommes et aux idées, fut impressionné par l’homme encore plus que par ses thèses : à l’époque, il trouvait ces dernières, au mieux, intéressantes. Weizmann se souvint de la rencontre dans les années suivantes. Ses idées n’avaient pas grande influence sur les sionistes anglais ; des personnalités telles que Joseph Cowen et Leopold Greenberg (rédacteur en chef du London Jewish Chronicle) marquaient peu d’intérêt pour les thèmes centraux des idées de Weizmann qui affirmait que l’Université hébraïque, comme il le déclara à Vienne en 1913, devait être le «cuirassé» juif, plus puissant que la fortune des millionnaires, ou qu’avoir des ouvriers industriels et agricoles en Palestine « est avoir comme alliés la Loi et les prophètes ». Les élites d’intellectuels et d’experts techniques, répétait-il inlassablement, ne créeraient pas un foyer national juif.
En 1914, Wolffsohn mourut. Le mouvement sioniste n’avait toujours pas de président. Weizmann avait maintenant quarante ou quarante et un ans. Sa position dans le mouvement sioniste n’était pas prépondérante. Il était membre du Comité des actions élargies, et plus tard président du Comité permanent du Congrès, critique acerbe et éminent de l’establishment sioniste, et rien de plus. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale renversa la situation.
La Première Guerre mondiale
Lorsque les hostilités éclatèrent, l’exécutif sioniste, basé à Berlin, décida d’envoyer Nahum Sokolov en Angleterre : Weizmann n’était manifestement pas considéré comme assez haut placé pour y prendre en charge le mouvement. De temps en temps, Yechiel Chlenov se rendait à Londres depuis Moscou dans le même but. Néanmoins, Weizmann, qui se sentait chez lui en Angleterre et était encouragé par son ami et mentor Ahad Ha’am, décida d’exploiter la nouvelle situation de manière indépendante. Les sionistes anglais qu’il rencontra le plus fréquemment furent Joseph Cowen, Herbert Bentwich, Moses Gaster (le Haham de la congrégation juive espagnole et portugaise), Harry Sacher, James de Rothschild, Leon Simon et Shmuel Tolkowsky. Vladimir Jabotinsky, homme talentueux, énergique et éloquent, était également arrivé à Londres, avec l’intention de former un groupe juif pour combattre au côté des Alliés ; Weizmann et lui étaient amis intimes et, pendant un certain temps, ils partagèrent un appartement à Chelsea.
À l’automne 1914, chez une amie commune de Manchester, Mme Eckhard, Weizmann rencontra C. P. Scott, le rédacteur en chef du grand journal libéral, le Manchester Guardian. Scott jouissait d’une grande influence politique, il était l’ami et le conseiller des ministres, et en particulier de David Lloyd George. La rencontre fortuite avec Scott s’avéra être un tournant dans l’histoire du mouvement sioniste. Scott devint un adepte du sionisme et porta Weizmann et ses idées à l’attention d’éminents politiciens britanniques, en particulier Herbert Samuel et Lloyd George. Herbert Samuel, à l’époque chef du conseil d’administration locale dans le gouvernement libéral d’Asquith, puis successivement ministre des Postes et ministre de l’Intérieur dans le même gouvernement, était déjà convaincu. Il avait, de manière tout à fait indépendante, conçu une vive sympathie pour le sionisme. Weizmann fut très étonné de trouver dans le cabinet britannique un ardent défenseur de l’idée d’un État juif à part entière – un homme qui, en outre, de par son origine et son éducation, appartenait à l’élite anglo-juive, en général peu amicale envers le sionisme.
Après que les Turcs furent entrés en guerre au côté des Allemands, la question de savoir ce qu’on ferait de l’empire ottoman devint une question d’intérêt cardinal pour le gouvernement britannique. Au début de la guerre, Samuel adressa un mémorandum au Cabinet, préconisant, comme l’un des objectifs de guerre des Alliés, la création d’un État juif en Palestine – le terme était utilisé librement – après la défaite de l’Empire turc. Le Premier ministre, Herbert Asquith, rapporte qu’il fut quelque peu surpris par une proposition aussi romantique issue du « cerveau bien ordonné et méthodique d’Herbert Samuel » et fit remarquer plus tard qu’évidemment, comme Disraeli l’avait observé, « tout est race ». L’idée ne l’impressionna pas et il fut très critique à l’égard de celle-ci.
Lord Balfour dix ans après…
Weizmann, se souvenant de son entretien avec Balfour dix ans auparavant, demanda au philosophe juif Samuel Alexander de le présenter à nouveau à Balfour et lui adressa un courrier pour le sonder sur la question des aspirations sionistes. Balfour, qui n’était pas alors au gouvernement, répondit courtoisement : Weizmann n’avait pas besoin d’être présenté, puisqu’il se souvenait de leur précédente rencontre, mais il ne s’engagea pas. La proposition fut cependant bien accueillie par le ministre des Affaires étrangères, Sir Edward Grey. Lloyd George donna son approbation dès le début, pour des raisons stratégiques, mais aussi sentimentales. La proposition de Samuel ne fut donc pas rejetée et retint, à l’occasion, l’attention de divers hommes d’État et fonctionnaires britanniques pendant les premières années de la guerre. Grey finit par sonder les ministres des Affaires étrangères russe et français en suivant le canevas du mémorandum de Samuel. Les Russes ne montrèrent aucun intérêt. les Français d’avant 1917 restèrent également sur leur réserve. Herbert Samuel demeura obstinément l’infatigable défenseur de l’idée dans le cabinet britannique. L’espoir que l’Angleterre, qui avait soutenu cet acte public pour la promotion duquel Herzl avait sacrifié sa vie serait une fois de plus le champion de la cause juive, fut ravivé dans les cercles sionistes.
« Rien pour lui-même, tout pour son peuple »
Au début de la guerre, Weizmann, à la suite d’une circulaire du gouvernement, fit don aux autorités scientifiques britanniques de ses découvertes dans le domaine de la fermentation. Il n’obtint aucune réponse. En 1915, alors que les perspectives de guerre semblaient sombres pour les alliés occidentaux, le travail de Weizmann fut porté à l’attention des scientifiques du gouvernement britannique par C. P. Scott et d’autres. Winston Churchill, alors premier Lord de l’Amirauté, lui demanda s’il pouvait fournir un procédé qui produirait de l’acétone, un solvant nécessaire à la production de munitions navales. Il accomplit cette tâche avec succès. Son travail avec les laboratoires de l’Amirauté l’éloigna de Manchester pour l’amener à Londres et absorba tout son temps. C’est pourquoi il démissionna de son poste universitaire, et alors commença une nouvelle phase de sa vie.
Grâce à ses succès scientifiques, Weizmann retint l’attention des cercles gouvernementaux britanniques. Et, bien que sa position officielle dans le mouvement sioniste fût encore relativement secondaire, la force de sa personnalité singulière et sa capacité à charmer et à impressionner d’éminents Anglais, dont les idées et la manière de vivre l’attiraient énormément, contribuèrent à le faire progresser jusqu’à la première place au rang des sionistes en Angleterre. Il n’avait pas de rivaux sérieux, en effet : Sokolov passait beaucoup de temps en France et en Italie, pays avec lesquels il avait un peu plus d’affinités. Chlenov, Ussishkin et les autres pères fondateurs du mouvement avaient du mal à quitter la Russie. Les sionistes allemands restaient dans leur propre pays ou dans des états neutres. Victor Jacobson était dans la lointaine Constantinople.
La montée de l’Angleterre en tant que principal partenaire de l’alliance de guerre éleva automatiquement les sionistes relativement obscurs de ce pays à une position de direction, et Weizmann les dominait tous par ses dons politiques et diplomatiques et sa capacité naturelle à diriger. Lloyd George se souviendra que, lorsqu’on lui demanda quel honneur il désirait en récompense pour le service scientifique qu’il avait rendu à son pays d’adoption, Weizmann répondit qu’il ne voulait rien pour lui-même, seulement un pays pour son peuple. L’histoire est probablement apocryphe et, si la Déclaration Balfour n’avait aucun lien direct avec les services scientifiques de Weizmann, l’état d’esprit dans lequel l’offre britannique avait été pensée était clairement déterminé, dans une large mesure, par la position personnelle de Weizmann aux yeux de plus d’un homme d’État britannique.
À la fin de 1916, Asquith démissionna, Lloyd George devint Premier ministre et Balfour ministre des Affaires étrangères : tous deux avaient été fortement attirés par les idées sionistes.
Et, pendant ce temps, d’autres forces étaient également à l’œuvre. Le souhait d’inciter l’Amérique à entrer en guerre à leurs côtés était une préoccupation majeure des alliés occidentaux. L’opinion américaine sur la guerre était divisée et, parmi les pro-allemands et les isolationnistes, on comptait des Juifs éminents. Certains d’entre eux étaient d’origine allemande et conservaient une inclination pour la culture allemande, d’autres venaient de Russie et de Pologne, avec des souvenirs amers des persécutions russes, et toute forme d’alliance avec l’odieux régime tsariste les rebutait. Le soutien, ou du moins la neutralisation, de l’opinion juive américaine comptait pour beaucoup dans les cercles alliés. L’ambassadeur de Russie à Washington rapporta à son gouvernement que ses collègues français et britanniques attiraient sans cesse son attention sur les mauvais effets que produisait, en Amérique, le traitement infligé par la Russie à ses minorités. Le gouvernement français envoya Victor Basch, un savant juif aux sympathies sionistes, pour éveiller le soutien des Juifs américains. Les cercles politiques britanniques commencèrent à entretenir l’idée que les Juifs américains pourraient être de précieux alliés, et que les sionistes britanniques pourraient susciter leurs sympathies grâce à leur alliance avec les sionistes américains, et en particulier avec l’influent juge Brandeis. Sir Mark Sykes, qui avait été nommé en décembre 1916 sous-secrétaire du Cabinet britannique, avait cherché des informations sur le sionisme auprès d’un ami d’Herbert Samuel, le Haham Moses Gaster. Il rencontra Weizmann chez Gaster (peut-être par l’intermédiaire d’un Arménien de Londres, nommé James Malcolm, qui prétendit plus tard avoir organisé la rencontre).
Sykes, catholique romain fervent et romantique, et expert du Moyen-Orient, qui avait récemment conclu l’accord secret avec les Français sur la division d’après-guerre du territoire ex-turc (connu sous le nom d’accords Sykes-Picot), se fascina pour le sionisme et devint l’un de ses ardents défenseurs devant le Cabinet. Weizmann et Sokolov, qu’il avait rencontrés chez Gaster, devinrent ses amis et ses alliés. Lloyd George et Balfour étaient favorables, le sous-secrétaire aux Affaires étrangères, Lord Robert Cecil, avait été convaincu plus tôt par Weizmann. Il en était à présent de même pour Milner et Amery, car la perspective d’un établissement de Juifs anglophiles loyaux à un endroit stratégique de la route vers l’Inde s’inscrivait parfaitement dans leur rêve impérialiste libéral (pas tout à fait partagé par Balfour).
Des rumeurs, non sans fondement, selon lesquelles les Allemands pourraient devancer les Alliés en s’arrangeant pour qu’une offre similaire soit faite aux Juifs par les Turcs agirent comme un stimulant supplémentaire de l’action. La rumeur courait que les Juifs britanniques étaient opposés cette proposition. On tâta le terrain auprès de leurs dirigeants. Pour la plupart, ils n’étaient pas hostiles. L’un des plus éminents, Lord Rothschild, se déclara sioniste, tout comme son frère cadet Charles. Son cousin, James de Rothschild, officier de l’armée, fils du baron Edmond, en était depuis longtemps partisan. Samuel, bien sûr, soutenait fermement le projet, bien que, fidèle à Asquith, il eût démissionné du gouvernement.
Mais le sionisme avait des ennemis virulents parmi les Juifs britanniques. Edwin Montagu, qui allait bientôt devenir secrétaire pour l’Inde, était outré par l’idée même d’une nationalité juive qui lui semblait jeter des doutes sur le droit des Juifs à se considérer comme des Anglais à part entière. « Vous êtes induit en erreur par un étranger », déclara-t-il à Lloyd George.
Des opinions similaires étaient partagées par Claude Montefiore et d’autres membres éminents de l’establishment anglo-juif. La même hostilité se retrouvait dans les cercles analogues en France. L’idée fut suffisamment répandue pour que le Times, au début de l’été 1917, fasse paraître une lettre signée par D. L. Alexander, Claude Montefiore, les 24 présidents du Comité conjoint des affaires étrangères du Conseil des députés juifs et de l’Association anglo-juive, exprimant leur opposition à l’idée d’une entité nationale juive en Palestine au motif qu’elle pourrait entraîner les Juifs dans un antagonisme avec les indigènes arabes de Palestine et créer un problème d’ allégeance partagée pour les Juifs loyaux dans les pays dont ils étaient citoyens. La principale personnalité qui se trouvait derrière cette protestation était Lucien Wolf, un vieil ennemi du sionisme. Une réponse à cette lettre parut sous la signature de Lord Rothschild. Et, bien que les remarques de la lettre originale aient pu affecter la formulation finale de la proposition du gouvernement britannique (connue sous le nom de Déclaration Balfour), elle ne suffit pas à l’annuler.
Le chemin vers la Déclaration Balfour
Weizmann chef du sionisme anglais
L’ébauche de la proposition consistant à inviter les Juifs à créer un foyer national en Palestine connut de nombreuses versions et conduisit à de nombreux conflits au sein et en dehors de la communauté juive. Une question presque aussi controversée était celle de la Légion juive : soutenue par Jabotinsky et Weizmann, elle effrayait non seulement les Juifs antisionistes, mais aussi les dirigeants sionistes qui craignaient son effet sur les Juifs de Turquie, de Palestine et des puissances centrales. Il y avait de nombreux désaccords et de nombreuses désapprobations au sein de la Fédération sioniste anglaise. Weizmann, devenu à présent chef du sionisme anglais, au sommet de ses pouvoirs et jouissant d’une réputation et d’un prestige toujours croissants, estimait qu’il n’obtenait pas le soutien qu’il méritait. De plus, il rencontrait régulièrement des obstacles dans son travail scientifique à l’Amirauté et se sentait excessivement frustré. Au début de 1917, il envoya à Sokolov sa démission du poste officiel de chef de la Fédération sioniste anglaise. Il reçut alors une lettre d’Ahad Ha’am lui disant qu’il ne devait pas sa position unique de direction morale et politique à une élection formelle par un groupe d’hommes et qu’il n’y avait donc personne auprès de qui il pût valablement démissionner ; les événements, son propre génie, mais surtout les objectifs et les revendications historiques de la nation juive lui imposaient une tâche et une obligation qui n’avaient été confiées à aucun autre homme des temps modernes ; il était moralement inconcevable qu’il cherchât à quitter son poste.
Weizmann resta. Il était le leader incontesté du mouvement. Il rassembla ses forces, juives et non-juives, contre les antisionistes juifs. Il était consulté en toute occasion par les politiciens et les officiels britanniques qui avaient commencé à rédiger le document qui allait devenir la Déclaration, et travaillait activement pour donner une domination indivisible sur la Palestine à l’Angleterre seule, car il craignait une domination divisée telle que celle envisagée par les accords Sykes-Picot. Balfour fut profondément impressionné par les arguments de Brandeis lors de sa visite en Amérique, et demeura, avec Robert Cecil, l’allié le plus solide de Weizmann au sein du cabinet britannique. C. P. Scott était une force inébranlable dans le monde politique extérieur.
Un autre facteur peut également avoir joué pour emporter la décision. À l’automne 1917, du point de vue de l’Alliance occidentale la situation tant politique que militaire en Russie se détériorait rapidement. Londres jugeait qu’une initiative susceptible d’accroître la sympathie pour les Alliés non seulement parmi les Juifs américains, mais parmi les cinq millions de Juifs de l’Empire russe, serait précieuse. Il y eut des échanges de projets entre les dirigeants sionistes et les rédacteurs du Cabinet. Edwin Montagu, qui avait rejoint le Cabinet, lutta avec acharnement contre cette politique, en partie parce qu’en tant que secrétaire pour l’Inde, il craignait ses effets sur les musulmans sous domination britannique.
Au milieu de ces préoccupations, Weizmann fut soudain envoyé faire un voyage en mer qui avorta. En 1917, Henry Morgenthau père, qui venait de mettre un terme à sa mission d’ambassadeur des États-Unis en Turquie, conçut un plan pour inciter les Turcs à signer une paix séparée. Comme ce plan impliquait la possibilité d’une installation juive en Palestine, le gouvernement britannique envoya Weizmann à Gibraltar pour s’entretenir avec Morgenthau et le professeur Felix Frankfurter qui étaient les représentants américains. La réunion de Gibraltar ne donna rien : les Turcs restèrent engagés dans la guerre, et l’identification du sionisme à la cause alliée rendit inévitablement la situation des Juifs palestiniens et turcs périlleuse et, parfois, tragique.
Pendant ce temps, les événements dans le monde sioniste augmentaient d’intensité. Le 2 novembre 1917, une lettre fut finalement adressée par M. Balfour, ministre des Affaires étrangères, à Lord Rothschild, déclarant que « le gouvernement de Sa Majesté considère favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour les Juifs ». Le texte intégral en est le suivant : « Le gouvernement de Sa Majesté est favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et fera de son mieux pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine, ou les droits et le statut politique dont jouissent les Juifs dans tout autre pays ».
Cet acte cardinal fut universellement considéré, bien que ses architectes fussent nombreux, comme un triomphe personnel de Weizmann. À partir de ce moment, au vu de l’estime que lui témoignaient clairement les dirigeants et le peuple britanniques, sa position parmi les Juifs devint dominante. C’est à lui que Sir Mark Sykes, sortant de la réunion du Cabinet qui avait finalement adopté la Déclaration Balfour (un document en grande partie rédigé par Milner), annonça la grande nouvelle. Son nom fut désormais indissolublement lié au plus grand événement de l’histoire juive depuis la destruction de la Judée. Des centaines de milliers de tracts proclamant la Déclaration furent déversés sur les Juifs d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie et, surtout, de Russie. Weizmann avait officiellement salué la révolution qui avait éclaté en Russie en mars de la même année, expliquant que ce n’était pas seulement dans les persécutions que le sionisme cherchait son principal stimulant, car c’était un mouvement positif qui ne cherchait pas à prospérer sur l’injustice. La révolution bolchevique eut lieu cinq jours après la publication de la Déclaration Balfour, mais la majorité des Juifs de Russie qui en entendirent parler furent, naturellement, plus profondément touchés par la Déclaration. La mère de Weizmann, qui assistait à une réunion sioniste en Russie, reçut une ovation et fut bénie comme celle qui avait donné naissance à l’Émancipateur.
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