Un écrivain-témoin
par Margaux Adloff
Philippe Mesnard, Primo Levi : le passage d’un témoin, Paris, Fayard, 2011.
Il n’a cessé d’y revenir, d’en rendre compte, de chercher à en dégager le sens dans ses principaux récits : son internement à Auschwitz forme assurément l’expérience centrale qui a déterminé l’existence de Primo Levi.
Mais la vie de ce grand témoin ne se réduit pas à sa déportation ; et c’est un des mérites de la biographie très documentée qu’a composée P. Mesnard de la considérer dans son ensemble, dans sa tortueuse complexité. Ce récit est rythmé par les témoignages poignants de Levi lui-même, par l’analyse de ses publications littéraires, par l’évocation des périodes de profonde dépression qu’il a traversées.
Primo Levi : le passage d’un témoin brosse ainsi un portrait intime et subtil d’un homme en reconstituant l’épisode de son internement à Auschwitz bien sûr, mais aussi en évoquant ce qui l’a précédé et suivi : les moments de son histoire familiale, son éducation, sa formation, ainsi que les épreuves de l’après-déportation.
En revenant aux origines de sa famille, à l’éducation qu’il a reçue et même aux échecs qu’il a subis, on comprend mieux comment s’est forgé l’écrivain. La vie de Primo Levi ne commence pas avec la publication de Si c’est un homme mais bien le 31 juillet 1919.
Grâce ses parents, Ester Luzzati et Cesare Levi, son personnage littéraire puise ses racines dans toute son éducation et histoire familiale. Comme la majorité des Juifs italiens, la famille Levi est d’origine séfarade, exilée au XVIe siècle. Elle s’installe d’abord à Mondovi, puis, par l’intermédiaire de l’arrière-grand-père de Levi, émigre à Turin. La famille a toujours appartenu à la bourgeoisie, d’abord grâce aux activités bancaires, puis, plus tard, à l’ingénierie. Cette aisance financière a permis à Levi de bénéficier d’une éducation raffinée, ses parents étant eux-mêmes passionnés de culture.
Quant au rapport de la famille avec le judaïsme, « il était à la fois présent et discret », p. 24. Les rites les plus importants, comme Yom Kippour et Pessah, étaient respectés. Ici, il n’y avait pas de grande ferveur religieuse, mais plutôt une volonté de perpétuer les traditions. Dans Le Système périodique, « Levi est revenu sur cette question pour préciser que, durant sa jeunesse, la judéité était pour lui un fait sans grande importance », p. 24. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y avait une orientation laïque qui nierait totalement son héritage juif.
Son « imaginaire du déplacement et de la construction », p. 81, est inspiré des longs voyages de son père, un thème récurrent dans les écrits de Levi. Pour parfaire sa formation d’ingénieur, son père voyagea en Belgique, dans le sud de l’Italie, en France et en Autriche. De 1911 à 1915, Cesare s’installa en Hongrie, où il poursuivit une carrière très prometteuse au sein de l’entreprise Ganz. De plus, ce père, passionné de sciences, l’incite à suivre cette voie, comme plusieurs hommes de la famille. La carrière de chimiste jouera un rôle crucial, influençant Levi non seulement en tant qu’homme mais aussi en tant qu’écrivain, en ajoutant à son œuvre une profondeur unique, où se mêlent précision scientifique et réflexion bien plus personnelle.
Le fait d’être juif ne fut pas pour Primo Levi un obstacle à une scolarité brillante. Malgré les tensions grandissantes en Europe, marquées par la montée d’Hitler et les lois de Nuremberg de 1933 et 1935, les Juifs italiens se sentaient peu concernés par la vague d’antisémitisme qui frappait l’Allemagne nazie. Quelques mesures touchaient les Juifs en Italie, mais elles ne suffisaient pas à ébranler Levi ni sa famille. C’est ainsi qu’il put poursuivre ses études en chimie à l’Université de Turin, serein et confiant.
Pourtant, cet équilibre fragile ne tarda pas à se rompre
Déchéance des Juifs italiens
Les mesures raciales ne tardèrent pas à s’abattre, inaugurant pour la population juive italienne une période d’humiliation et d’exclusion. Un exemple particulièrement marquant de cette humiliation se produisit le 6 mai 1942 : « les juifs italiens, de 18 à 55 ans, étaient mobilisés par décret aux servizi di lavoro forzato (les services du travail obligatoire). […] Quelle humiliation pour ces hommes, attachés à leur ville, qui pour la plupart ne cultivaient pas les traditions juives et s’étaient entièrement assimilés à la société du pays […] », p. 55-56.
Toutes ces humiliations n’empêchent pas Primo Levi de poursuivre ses études, jusqu’à l’obtention de son doctorat en chimie.
Mais en septembre 1943, l’Italie sombre dans le chaos. Levi se réfugie alors avec des amis engagés dans la résistance, une clandestinité qui ne durera qu’un temps. Dans la nuit du 12 au 13 décembre 1943, il est arrêté par la police fasciste. Philippe Mesnard souligne alors le dilemme qui s’impose à Levi : avouer son engagement résistant, au risque d’être fusillé, ou reconnaître son identité juive. Il choisit de nier toute implication dans la résistance et de se déclarer juif.
Il fut d’abord transféré dans un camp de transit, puis le « 22 février au matin, des autobus municipaux réquisitionnés pour la circonstance attendaient à l’entrée du camp pour qu’y embarquent ceux dont la liste avait été soigneusement établie, et les conduire à la gare de Carpi », p. 75.
La déportation
Levi monta dans l’un de ces wagons : c’est le début de son processus de déportation : dans la nuit du 26 février 1944 commence le voyage de Primo Levi au sein du camp d’Auschwitz. À son arrivée au camp, Levi découvre d’abord la méthode de triage : les femmes sont envoyées à Birkenau, tandis que les hommes sont dirigés vers Monowitz. Levi est enregistré comme chimiste sous le numéro « 174 517 », p. 80. Il ne se trouvait pas dans le camp principal d’Auschwitz, mais dans un camp « placé sous l’autorité partagée d’IG Farben et des SS », p. 86, connu sous le nom de Buna Monowitz. Cette usine de caoutchouc s’était installée près d’Auschwitz pour deux raisons : l’accès aux matières premières et l’exploitation d’une main-d’œuvre asservie à très bas coût. La vie à Monowitz a permis à Levi de constater à quel point les détenus ordinaires mènent « une existence où la monotonie engendre une violence, selon lui, plus dévastatrice encore que les actes criminels », p. 89. Les journées de travail chez IG Farben pouvaient atteindre jusqu’à 11 heures, répétant jour après jour le même labeur.
À partir de cet instant, comme l’illustre la section « Observer, écouter pour survivre » (p. 79-99), Levi entre pleinement dans son rôle de témoin, celui qui observe et enregistre chaque détail pour transmettre l’inimaginable. Mesnard va jusqu’à parler d’une « hyperconscience maniaque », p. 83, que Levi développe face à ce qui lui arrive, comme une manière de se préserver et de survivre par l’acte même d’observer. Une vision qui hantera Levi toute sa vie, et le marquera profondément : celle des corps cadavériques, émaciés par le manque de nourriture et les mauvais traitements. Il leur donne même un nom : les « Muselmänner », p. 92. Ces êtres fantomatiques sont le produit ultime du système concentrationnaire, et ils obsèdent Levi, qui n’aurait jamais cru qu’un individu puisse sombrer à ce point dans la perte de dignité humaine.
Doté d’une grande capacité d’observation et de compréhension, Levi grave en lui toutes les images du camp pour pouvoir les retranscrire avec précision par la suite.
Levi n’ayant pas participé aux marches de la mort car souffrant de la scarlatine, il s’était caché avec quelques camarades. Son enfer prend fin le 27 janvier 1945, lorsque le camp est libéré par l’Armée rouge.
Dans la seconde partie de son ouvrage, P. Mesnard retrace la période allant de la libération d’Auschwitz au retour difficile de Primo Levi en Italie et à sa réadaptation. Cette période de sa vie est cruciale pour Levi, car elle lui ouvre la voie pour écrire certains de ses ouvrages les plus marquants, dont Si c’est un homme et La Trêve. Sa soif d’écrire se manifeste d’abord par la rédaction, aux côtés de son ami Leonardo De Benedetti, d’un rapport destiné aux Soviétiques sur les conditions sanitaires du camp, en particulier dans l’hôpital. Bien que ce rapport réponde à des besoins pratiques, il marque le premier acte du témoignage de Primo Levi.
L’abandon des déportés
Le 17 octobre 1945, Primo Levi pose, pour la première fois depuis sa déportation, le pied sur le sol italien. À cet instant, il se heurte non seulement à l’absence de toute prise en charge des déportés par le gouvernement italien, mais aussi au défi immense de renouer avec une vie normale : « ce serait erroné d’imaginer le retour simplement comme une expérience heureuse. Retrouver son cadre de vie ne suffit pas à effacer ni les images figées des violences vues ou subies, ni l’étrange sentiment d’accoutumance à un monde où existence et mort, vie et décomposition se côtoient dans l’immonde sans médiation aucune », p. 115.
Cet abandon des déportés les incite à former une communauté pour faire converger mémoire et histoire : « c’est une nécessité psychologique pour les survivants qu’ils puissent se retrouver avec leur expérience vécue autrement qu’avec les morts […] », p. 124. Cette solidarité devient un moyen essentiel de préserver leur mémoire et d’affronter le poids du passé.
Par conséquent, Levi se donne pour mission de s’assurer que les camps ne sombrent pas dans l’oubli, devenant l’un des rares de son époque à l’aborder sous l’angle de l’extermination des Juifs. « C’est à ce moment, au milieu des années 1950, que Levi devient le témoin dont il sera la figure exemplaire », p. 210. Son engagement à témoigner lui permet de porter la voix des victimes et de conserver la mémoire d’une tragédie qui ne doit jamais être abandonnée
Le début de la reconstruction
C’est à partir de ce retour que Levi commence l’écriture de l’un de ses ouvrages les plus célèbres : Si c’est un homme. On peut suivre l’élaboration des différents chapitres de cette œuvre, mettant en lumière le fait que, pour Levi, « témoigner de la violence concentrationnaire, ce n’est pas faire de la déchéance un spectacle », p. 163. En 1947, il termine la rédaction de Si c’est un homme.
Cependant, le chemin vers sa publication s’avérera semé d’embûches. Ce n’est qu’à partir de la deuxième édition de cet ouvrage, en 1958, qu’on voit apparaître la reconnaissance de ce témoignage littéraire.
La suite s’attache à décrire minutieusement la manière dont Levi a écrit La Trêve. Là où Si c’est un homme s’apparente à l’Enfer de Dante, La Trêve ressemble davantage à une odyssée homérique. Ce nouvel ouvrage se distingue fortement du premier. Le premier traitait d’une « expérience dont on doute encore qu’on y puisse survivre […]» et, le second : « une aventure qui avait pour horizon, passées les premières semaines de maladie, le retour au pays quasi certain », p. 254.
Ce livre évoque particulièrement l’errance de Levi entre sa libération du camp d’Auschwitz par les Soviétiques et son retour en Italie. Aussi, c’est l’occasion d’éclairer ce que Levi entend par « la trêve » : « la liberté, le périple à travers l’Est de l’Europe, le monde normal, le retour à la vie ne seraient que des illusions toujours exposées à être défaites et renversées en leur négatif : le retour du camp comme hantise (la peur du retour au camp) », p. 265.
Publiée en 1963, La Trêve connaît immédiatement un grand succès, récompensé par le prix Campiello la même année. Ce triomphe contribue également à redonner un nouvel élan à Si c’est un homme, le plaçant de nouveau sous les projecteurs jusqu’en 1971.
L’apothéose du rôle de témoin
Les années 1960 mettent en lumière les récits mémoriels, et c’est à cette époque que Levi émerge comme un témoin officiel et public, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Son rôle de témoin est tellement mis en avant qu’il devient parfois difficile de reconnaître pleinement son talent d’écrivain. Malgré ce défi, Levi s’engage avec passion dans cette mission de mémoire. Il utilise divers médias pour faire entendre sa voix : l’écriture, bien sûr, mais aussi la radio et le théâtre, chaque format lui permettant d’atteindre des publics différents. En 1966, l’adaptation théâtrale de Si c’est un homme marque une étape importante dans la diffusion de son message. Fort de cette reconnaissance, Levi prend l’initiative de se rendre dans des écoles pour partager son expérience avec les jeunes générations. Il ressent une responsabilité morale de transmettre sa mémoire, conscient que le témoignage direct est essentiel pour éduquer et sensibiliser les futures générations à l’horreur de la déportation et de l’extermination. Comme le fait remarquer Mesnard, il « ne néglige pas, comme tant d’autres déportés dans le monde, d’aller témoigner dans les écoles », p. 320-321.
Cependant, derrière ce succès se cache un profond mal-être et une dépression qui le hanteront tout au long de sa vie, le menant à un destin tragique. Malgré ces ombres, Levi parvient à publier un nouvel ouvrage en 1971 : Vice de forme.
Un changement de style
Depuis les années 1950, Primo Levi commence à éprouver une certaine lassitude à l’égard d’une écriture qui se concentre essentiellement sur le besoin de témoignage. Cet état d’esprit l’amène à opérer un changement de tonalité, donnant naissance à Le Système périodique. Dans cet ouvrage, son héritage de chimiste, une vocation qu’il n’a malheureusement pas pu exercer pleinement, refait surface. Son rapport à la chimie lui permet de réaliser un véritable tournant dans son écriture, la rendant beaucoup plus autobiographique. Ce projet se distingue par son originalité, notamment dans sa structure : chaque chapitre est intitulé d’après des éléments chimiques et est classé en fonction du tableau périodique des éléments. Publié en 1974, l’ouvrage rencontre immédiatement un grand succès. Malgré la complexité et la nature périlleuse de ce projet expérimental, Levi parvient à toucher un large public, prouvant ainsi que son talent littéraire peut s’exprimer au-delà du simple témoignage.
Le retour forcé au témoignage (1960-1970)
Cette même année, bien que la tendance ait émergé dans les années 1960, des représentations de témoignages dérangeants commencent à faire surface. P. Mesnard en évoque plusieurs, mais c’est le film de la réalisatrice Liliana Cavani, Portier de nuit, qui touche particulièrement Levi. Ce film illustre les « les amours sadomasochistes d’une ex-déportée juive […] et d’un ex-officier SS […]. Le scénario ne laisse d’autre alternative aux deux protagonistes que l’asservissement sexuel, les faisant reproduire ce qu’ils auraient vécu au camp », p. 387. Pour Levi, cette œuvre représente « une mutation des formes de la mémoire concentrationnaire qui, changeant sans demander l’avis des témoins, touche au contenu de leur expérience », p. 388. En réaction à ces représentations troublantes, il publie un article intitulé « Films et croix gammées », dans lequel il dénonce avec véhémence cette érotisation des camps. Cette prise de position témoigne de son engagement à préserver l’intégrité de la mémoire des victimes et à contester les interprétations qui risquent de réduire leur souffrance à un simple spectacle.
Parallèlement, une problématique majeure incite Levi à endosser son rôle de témoin de manière encore plus systématique : celle du négationnisme. Les années 1970 marquent en effet le début de ce regrettable courant, qui remet en question la réalité même de la Shoah. Initialement, Levi ne prête pas une attention particulière à ce mouvement ni à ses figures emblématiques, telles que Robert Faurisson ou Maurice Bardèche. Cependant, un événement déclenche son besoin urgent de sortir du silence. Le 29 décembre 1974, Le Monde publie un article intitulé « Le problème des chambres à gaz », qui met en avant les thèses négationnistes. Comme le souligne Pierre Vidal-Naquet dans son essai : Les Assassins de la mémoire, p. 13 : « la question à cessait d’être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n’avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de demander si on voulait leur cacher quelque chose »
Cet article du Monde représente un tournant alarmant dans le discours public autour de la Shoah, incitant Levi à réagir face à cette distorsion de la vérité historique. Conscient des dangers que représentent de telles idéologies, il se sent contraint de défendre la mémoire des victimes et de rétablir les faits historiques, contribuant ainsi à la lutte contre le négationnisme. De plus, Levi observe ce phénomène tout en constatant la diminution de l’intérêt des élèves à mesure que les survivants vieillissent. Déterminé à empêcher cette perte de mémoire, Levi se bat pour la préserver coûte que coûte.
En plus de prendre position contre le négationnisme, Levi s’engage activement dans la lutte contre les préjugés entourant les Juifs durant la Shoah. Il s’attaque notamment à l’idée préconçue selon laquelle les « Juifs […] se seraient laissés mener comme des moutons à l’abattoir », p. 475. Contre cette vision réductrice, il souhaite mettre en lumière les révoltes qui ont eu lieu dans les ghettos et les camps au cours de cette période sombre. Ce projet mûrit lentement dans son esprit, fruit d’une réflexion profonde sur la résistance et la dignité humaine face à l’oppression. Cependant, il ne se concrétisera que plus tard dans l’un de ses ouvrages les plus marquant, Les Naufragés et les Rescapés.
Explorer la zone grise
Comme le souligne P. Mesnard, les années 1980 annoncent une nouvelle crise de dépression pour Levi, l’incitant à se retirer progressivement de la vie publique. « Son état dépressif augmente et se prolonge jusqu’en mai 1983 », p. 538. Malgré cela, il persiste à honorer son devoir de témoin en se rendant dans les écoles, conscient de l’importance de transmettre sa mémoire aux générations futures. Son objectif désormais est d’écrire Les Naufragés et les Rescapés.
L’écriture de cet ouvrage le conduit à reconsidérer, et à inciter les autres à reconsidérer, de manière plus juste et dépouillée de jugements moraux, les événements qu’il décrit. C’est dans ce cadre qu’il introduit son célèbre concept de la « zone grise » (zona grigia), une notion qui met en lumière la complexité des comportements humains face à l’horreur. Comme l’explique très bien Mesnard : « La question de la zone grise n’est pas seulement motivée par le souci d’explorer pour comprendre un territoire concentrationnaire révélateur de comportements entre l’humain et l’inhumain, c’est aussi pour redresser un tort causé à la mémoire par ces exhibitions filmiques où bourreaux et victimes se complaisent à forniquer ensemble », p. 553.
Le deuxième chapitre de l’ouvrage Les Naufragés et les Rescapés est consacré à cette notion de « zone grise ». Au sein de ce chapitre, Levi s’interroge : « les témoins ont correctement rempli leur tâche ? La réception du côté des jeunes n’est-elle pas faussée ? », p. 561. Pour explorer cette question, il choisit de mettre de côté son jugement habituel, en contraste avec son approche dans Si c’est un homme, afin d’illustrer pleinement ce concept complexe. Il décrit cette zone comme l’élément « qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves […] possède une structure interne incroyablement compliquée, et accueille en elle ce qui suffit pour confondre le besoin de juger ». La zone grise représente une forme d’accommodement, un espace d’ambiguïté morale où les frontières entre oppresseurs et opprimés se brouillent.
L’altération des souvenirs et la fin de tout espoir
Malgré ses témoignages, Levi craint que les jeunes générations ne saisissent pas pleinement les leçons des camps ; il redoute que les mots perdent leur impact au fil du temps. De plus, il doit composer avec des souvenirs altérés par le passage des années et les exigences de la recherche, un poids qui lui pèse lourdement. Entre 1984 et 1987, il sombre dans une lassitude face à son rôle de témoin, oscillant entre des périodes de bonne humeur et des épisodes de dépression profonde.
Progressivement, Levi se retire de la vie publique, n’assistant qu’à des colloques d’une importance capitale. Sa dernière intervention publique se tient en juillet 1986, en réponse à l’Historikerstreit, une polémique sur la mémoire historique qui secoue le débat intellectuel de l’époque. Dans un article pour La Stampa, il souligne avec force « l’impérieuse nécessité de la mémoire publique » (p. 591), réaffirmant l’importance de se souvenir des horreurs du passé. Mais après cela, Levi disparaît de la scène publique et tombe dans une profonde dépression qui le conduira à une fin tragique.
Le 11 avril 1987, Primo Levi appelle le Grand Rabbin de Rome, Elio Toaff, et lui confie la chose suivante : « Je ne sais pas comment continuer. Je ne supporte plus cette vie. Ma mère souffre d’un cancer, et chaque fois que je regarde son visage, je me souviens de celui des hommes gisant sur les planches des châlits d’Auschwitz », p. 595.
***
Peu de temps après cet appel, Levi se jette du balcon de son immeuble, mettant fin à sa vie. Il laisse derrière lui en guise de testament une œuvre -monument, un témoignage qui n’a cessé de traverser le temps.
Indication bibliographique
Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Titre original : Sommersi e i salvati (1986), Traduit de l’italien par A. Maugé, Paris, Gallimard, 1989.