120 ans !

De l’idéal sioniste

aux prémices

d’un État juif (1/2)

par Marie – Laure Rebora

Anita SHAPIRA, Israel : A History, Traduit de l’hébreu par A. Berris, Waltham/Massachussets, Brandeis University Press, 2012.

Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.

L’historienne israélienne Anita Shapira a dédié Israel : A History à ses petits-enfants afin qu’ils puissent connaître leur pays. Elle retrace les grands jalons qui ont marqué l’aventure israélienne depuis ses débuts dès les années 1880 et l’émergence du sionisme politique prôné par Theodor Herzl, bien avant donc la création proprement dite de l’État d’Israël. Et elle va jusqu’aux années 2000 qui voient l’apparition de profonds bouleversements dans la société israélienne, dont les conséquences se répercutent encore actuellement sur l’ensemble du pays.

Cet imposant ouvrage de référence permet de situer le projet sioniste, ses objectifs et ses réalisations dans de multiples domaines : la vie politique, l’immigration juive, la reconstruction d’une nation sur sa terre, l’économie, les relations sociales, la culture et de l’idéologie. C’est une somme qui, sans doute, n’échappe pas à une vision idéologique restreinte et discutable de l’épopée sioniste et de la société israélienne.
Retraçons ici les grandes périodes de l’aventure israélienne retenues par Anita Shapira… tout en rendant compte de son positionnement idéologique.

L’élan sioniste

Fondements du sionisme

« À Bâle, j’ai fondé l’État juif. Dans cinq ans peut-être, certainement dans cinquante ans ». Theodor Herzl ne pensait pas si bien dire, puisque cinquante-et-un ans après ces paroles prophétiques prononcées au Premier Congrès Sioniste en 1897, l’État d’Israël était proclamé, mais, tel Moïse contemplant de loin la Terre Promise, Herzl n’en verrait pas la réalisation de ses yeux. Pourtant, par son essai fondateur, Der Judenstaat (1896), par ses discours, sa détermination et son enthousiasme sans faille, par sa conscience du danger mortel encouru par les Juifs d’Europe, le journaliste viennois avait posé les bases du sionisme politique.
Herzl n’était pas le seul, en son temps, à aller en ce sens. On peut par exemple penser à Vladimir Dubnov, à l’origine du mouvement Bilu, qui, en 1882, dans une lettre à son frère Simon, appelait à rendre aux Juifs l’indépendance politique dont ils avaient été privés pendant 2 000 ans et annonçait, en référence directe au prophète Isaïe, le jour où, d’une voix forte, les Juifs se proclameraient seigneurs et maîtres de leur ancienne patrie. Mais le projet herzlien était le plus organisé et sa voix la plus influente.
Qu’entendait-on par sionisme ? Le sionisme était défini et se définit toujours comme un mouvement de renaissance nationale et d’autodétermination du peuple juif visant à rétablir une entité territoriale juive souveraine garantissant aux Juifs ce dont disposaient déjà les autres peuples, à savoir une patrie. Dans son essai Autoémancipation, publié en 1881, soit quinze ans avant Der Judenstaat, au moment des vagues de pogroms dans l’empire russe, Yehuda Leib Pinsker appelait déjà ainsi de ses vœux l’établissement d’une patrie juive où les Juifs ne seraient plus une minorité parmi les Gentils, où ils ne seraient plus des invités mais bien des maîtres sur leur terre.

Adversaires juifs du sionisme

Les partisans du sionisme se trouvaient confrontés à plusieurs groupes juifs diamétralement opposés mais réunis par une même méfiance, voire par une commune hostilité à leur égard : d’un côté, l’immense majorité du monde juif orthodoxe de l’époque qui, à quelques exceptions, s’opposait alors à toute entreprise humaine de retour national sur la Terre d’Israël ; et de l’autre côté, au sein du monde juif laïc, les Juifs acquis à l’assimilation promue par différents États européens (comme dans l’Empire austro-hongrois par les édits de tolérance de Joseph II en 1782 ou bien, en France de la Révolution les lois qui accordaient, selon la formule célèbre de Clermont-Tonnerre, tout aux Juifs en tant qu’individus et rien en tant que nation). Ces « adversaires » juifs du sionisme étaient séduits par les idéaux révolutionnaires socialistes et marxistes ; beaucoup parmi eux, également, évoluaient dans le monde des affaires.
Par ailleurs, au sein même des milieux sionistes, il faut faire une place un peu à part pour les tenants d’un sionisme purement spirituel, sous l’égide d’Ahad Ha’am. Celui-ci entendait lutter contre l’affaiblissement des liens qu’entretenaient les Juifs européens avec leur culture traditionnelle en raison de leur émancipation et de leur assimilation. Il redonnerait à la Palestine sa place de centre spirituel juif et au peuple juif son rôle de peuple élu. Les tenants de ce sionisme spirituel s’opposaient au sionisme politique de Herzl : ils ne comprenaient pas l’urgence d’un exode des Juifs européens ni la nécessité des voyages et manœuvres diplomatiques afin d’amener les différents gouvernements à soutenir la cause sioniste : « Le salut d’Israël viendra des prophètes, non des diplomates » était l’un des slogans d’Ahad Ha’am.
Mais ces oppositions internes demeuraient relativement réduites et le sionisme politique constituait le courant dominant, lequel n’était lui-même d’ailleurs pas dépourvu de visées spirituelles (le choix, par Herzl, des couleurs du châle de prière juif – talite/ טַלִית –  pour le drapeau sioniste le révèle clairement). La crise la plus forte au sein du mouvement sioniste se situe sans aucun doute, comme le rappelle Anita Shapira, au moment des discussions au sixième Congrès sioniste mondial en août 1903 autour de la proposition faite par le Premier ministre britannique Neville Chamberlain d’octroyer l’Ouganda (une partie située dans l’actuel Kenya) aux sionistes en vue de l’établissement d’un État juif.

Débat houleux lors du 7e Congrès sioniste, en 1905. Une résolution rejetant « toute colonisation en dehors de la Palestine et des pays voisins » est finalement adoptée/Source : Titwane pour Le Parisien Week-End

Le projet Ouganda se trouve être soutenu par la Jewish Territorial Organization d’Israel Zangwill : il est urgent de procurer un refuge aux victimes juives des persécutions perpétrées dans l’Empire russe (l’année 1903 elle-même est marquée par le pogrom sanglant de Kishinev des 19-21 avril). Theodor Herzl se rallie à cette solution, à titre provisoire, et la présente au Congrès, tout en affirmant que « l’Ouganda n’est pas Sion et elle ne sera jamais Sion » ;  cette proposition est considérée e comme une trahison à l’encontre de Sion par les représentants russes qui menacèrent même de quitter la salle. Herzl ne réussit à les retenir qu’en jurant sa fidélité à Sion par le célèbre verset Si je t’oublie Jérusalem (Psaume 136). Le rejet de ce projet, même temporaire, illustre à merveille le magnétisme puissant que représentait, pour les sionistes, notamment ceux de l’Empire russe, le retour en Eretz Israel ; à leurs yeux, l’espoir d’être un peuple libre de retour sur sa terre, la terre de Sion et de Jérusalem primait sur toute considération économique et politique.

En Palestine

Permanence de la présence juive en Palestine

Il serait faux de penser que la population juive était quasiment inexistante avant la création de l’État d’Israël, comme l’affirment éhontément ses détracteurs. Avant la proclamation de l’État et même avant l’installation du nouveau Yichouv, des communautés juives étaient implantées en Palestine. Au début du XIXème siècle, sur 250 000 habitants, la Palestine, alors une province lointaine, peu développée et quasiment vide de l’Empire ottoman, comptait ainsi quelque 6 500 Juifs, regroupés dans quatre grandes villes : Jérusalem et Hébron, les deux villes saintes, Safed et Tibériade, les villes des cabalistes. Dès la fin des années 1840, de nombreux Juifs gagnent la Palestine depuis les ports d’Odessa, de Trieste et de Marseille, si bien qu’à la fin des années 1870, parmi 380 000 habitants, l’on dénombre 27 000 Juifs. Sans surprise, la ville connaissant la croissance la plus forte est Jérusalem qui, de 2 250 habitants juifs en 1800, passe à 17 000 habitants juifs, pour un total de 31 500 habitants, à la fin des années 1870. Dès avant l’immigration sioniste, Jérusalem, capitale éternelle du peuple juif, est une ville à majorité juive.
Cette croissance de la population juive, à l’époque très majoritairement religieuse, est liée à l’augmentation d’Ashkénazes installés en Palestine, essentiellement autour de yechivote tandis que les Sépharades sur place sont spécialisés dans l’artisanat et le commerce.
À cette population religieuse orthodoxe, non sioniste qui forme le vieux Yishouv viennent bientôt s’ajouter les nouveaux immigrants du nouveau Yichouv, sionistes, éduqués et laïcs qui aux quatre grandes villes juives préfèrent les villages agricoles et le travail de la terre. Néanmoins, l’historienne admet que l’opposition n’est pas si frontale que l’on pourrait le croire et qu’il existait des ponts et des ressemblances entre les deux groupes. Aussi le nouveau Yichouv comprenait-il aussi des religieux, de même que le vieux Yichouv incluait des habitants en quête de modernisation et d’emplois hors des murs surpeuplés de Jérusalem.

Le nouveau Yichouv était donc loin d’être un ensemble unifié ; il englobait au contraire des profils et mouvements très différents en fonction des successives montées des Juifs vers leur terre.

Monter en Eretz Israël

Première ‘alyiah

Les Juifs de la première ‘aliyah (1881-1904) étaient, pour beaucoup, des Juifs de classe moyenne venus de Russie avec leurs familles, nationalistes et Juifs pratiquants, peu éduqués, commerçants ou fonctionnaires religieux, liés au mouvement des Amants de Sion/Hovevei Zion. Ce mouvement, basé à Odessa était apparu au moment des pogroms antisémites qui secouèrent l’Empire russe après l’assassinat le tsar Alexandre II en 1881. Ses militants étaient peu nombreux, inexpérimentés mais animés par le feu de la tradition juive et déterminés à occuper et à cultiver la Terre d’Israël qui n’était pas pour eux un mythe lointain mais bien une terre tangible et accessible.
On trouvait également de petits groupes du mouvement Bilu, jeunes célibataires, libres penseurs éduqués qui apportaient à la Palestine les idéaux du mouvement révolutionnaire russe appliqués au sionisme.
Il est à noter qu’en plus de ces jeunes Juifs ashkénazes de l’empire russe, au cours de la première ‘aliyah, plusieurs milliers de Juifs yéménites, bénéficiant du statut de sujets de l’Empire ottoman, gagnèrent la Palestine de leur propre initiative, bravant des conditions de vie difficiles par amour de la Terre d’Israël et dans l’espoir d’une vie meilleure et plus digne que leur vie humiliante au Yémen. Ayant la réputation d’être de grands travailleurs, habiles de leurs mains, la plupart d’entre eux s’installèrent à Jérusalem et à Jaffa où ils exerçaient les métiers d’artisans, de tailleurs de pierre, d’ouvriers de construction et d’orfèvres.

La deuxième ‘alyiah

Les profils des 40 000 immigrants de la deuxième ‘aliyah (1904-1914) étaient, pour la majorité d’entre eux, similaires à ceux de la première : c’étaient de jeunes hommes et femmes célibataires, venus de l’empire russe et de Pologne par leurs propres moyens et motivés par des idéaux nationalistes ; parmi eux, on trouve l’écrivain Haïm Brenner, et, plus connu, le jeune David Ben Gourion, arrivé de Pologne en 1906 à l’âge de 20 ans. Ces jeunes gens idéalistes sont eux aussi soumis à un rude processus de sélection en raison des dures conditions d’installation qui formeront l’ethos national, forçant 60% parmi eux à quitter le pays.

Ouvriers agricoles juifs de la seconde ‘aliyah, portant le keffieh dans les champs de Migdal/Photographie de Yaakov Ben-Dov (1912)

Comme pour la première ‘aliyah, on assiste à des vagues d’immigration massive de Juifs yéménites à partir de 1909, mais cette fois, ceux-ci sont appelés par les habitants du Yichouv afin de devenir des « travailleurs naturels » de la terre. Si ce projet se révéla rapidement un leurre, en raison de l’inexpérience des Yéménites en matière d’agriculture et de leur faible résistance aux maladies locales, il demeura inscrit dans la mythologie de la deuxième ‘aliyah pour avoir amené quelque 1 200 Juifs yéménites dans les villages ruraux /moshavote de Palestine, si bien que les Yéménites formaient 5% de la population juive dans la Palestine de 1914.
Les première et deuxième ‘aliyote voient en effet l’apparition de ces établissements agricoles dans trois grandes aires géographiques, le sud-est de Jaffa, le Mont Carmel et la Samarie, parmi lesquels quatre sont financés par le baron Edmond de Rotschild et placés sous son patronage : Rishon leZion, Rosh Pina, Zikhron Ya’akov et Ekron.

Naissance de l’esprit pionnier

Une différence de taille distingue ces deux vagues d’immigration fondatrices du nouveau Yichouv : l’idéologie des jeunes immigrants sionistes. Les jeunes de la deuxième ‘aliyah, influencés par l’émergence de cercles sionistes radicaux, promeuvent des valeurs et un comportement encore plus révolutionnaires et idéalistes associés au travail et au sacrifice. Beaucoup de ces jeunes immigrants étaient venus seuls, sans famille ni amis sur place, sans appui d’un mouvement ou d’une association quelconque, sans argent ni vivres, riches de la seule ambition de travailler la Terre d’Israël de leurs mains. Ils étaient en quête d’une vie pleine de sens et conforme à leurs idéaux et, suivant les mots de la poétesse Rachel, porte-parole de cette génération idéaliste, n’étaient nullement rebutés par les difficultés et les souffrances : Nous craignons le bien-être, nous aspirons au sacrifice.

Un tracteur dans les marais du Kibboutz Nir David dans la vallée de Beit Shéan/Décembre 1936/Source : La figure héroïque du pionnier sioniste : L’appropriation des zones marécageuses de Palestine (fin xixe s.-années 1950) in Études rurales

Ces jeunes gens apportèrent également le système de partis organisés propres au monde russe, comprenant une plateforme, une équipe et un journal afin de mener et diffuser les combats du groupe. Ces partis prônaient le travail du travailleur juif sur la terre juive, le développement de l’hébreu comme langu courante et de la culture hébraïque comme culture nationale, la mission nationale du peuple juif. Selon eux, seul le travail manuel sur sa terre pouvait sauver le Juif de la maladie des générations qui s’étaient succédé hors de sa terre. Plus radicaux et laïcs, ils étaient opposés aux valeurs bourgeoises et au seul succès matériel, partisans du travail exclusivement juif.
Ces fortes convictions idéologiques entrèrent vite en conflit avec l’approche économique des immigrants de la première ‘aliyah. Ces derniers, conservateurs, pratiquants, en quête de stabilité économique et de réussite matérielle, apparaissaient aux yeux de ceux de la deuxième ‘aliyah, comme « des traîtres à la nation dont la recherche du profit les poussait à abandonner toute idée sioniste d’établir une entité productive juive en Palestine », p. 46-47.
C’est pourquoi, à partir de 1909, le Palestine Office, par le biais du Jewish National Fund, établit des fermes avec une main d’œuvre quasi exclusivement juive : la ferme Kinneret et Degania. Il s’agissait de terres nationales prêtées à des travailleurs en vue d’une entreprise nationale, suivant le principe de la responsabilité mutuelle et de l’intégration de tous les travailleurs, y compris les femmes, les faibles et les malades, selon les valeurs de Berl Katznelson, l’un des pères du sionisme socialiste.

Berl Katznelson/1934

L’esprit de cette fédération de travailleurs était la prédominance du collectif sur l’individualité des membres et des groupes. L’établissement d’installations agricoles avec des travailleurs indépendants marquait la naissance de la figure des pionniers, lesquels incarnaient quotidiennement l’idéal national et construisaient l’ethos national de ces nouveaux Juifs qui travaillaient leur terre et se défendaient eux-mêmes, reprenant le flambeau héroïque de Josué, Samson, Saul, des Hasmonéens, de Massada et Beitar et prônant l’idéal des forces d’autodéfense juives venues des Juifs originaires de l’Empire russe. Grâce à cette génération, l’esprit pionnier constitutif de la création de l’État juif était né, un esprit porté également par les jeunes de la troisième ‘aliyah (1919-1923), les pionniers de l’Emek.

Sous domination britannique

Le 11 décembre 1917, avec l’entrée du Général Sir Allenby à Jérusalem, la Palestine connaissait un changement radical : après quatre siècles de domination turque, elle passait sous contrôle britannique.

L’entrée du Général Allenby à Jérusalem

Mais la guerre avait ruiné la contrée et sur les 85 000 habitants juifs de 1914, seuls 56 000 étaient restés vivre sur leur terre. Lors de l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne, des dizaines de milliers de Juifs russes s’étaient ainsi vus devenir « sujets ennemis », ce qui les avait forcés à fuir ou bien à acquérir la nationalité turque, ce qui signifiait accomplir le service militaire obligatoire ou payer une forte indemnité ; beaucoup avaient quitté la Palestine.
De surcroît, trois événements dramatiques se produisirent en Palestine au cours de la Première Guerre mondiale :

Deux positions inconciliables envers les Arabes
Radicalement à l’opposé de la conception de Jabotinsky et de Trumpeldor, on trouve le Brit Shalom/Alliance de paix, très influent parmi les professeurs de l’Université hébraïque nouvellement fondée en 1918 et inaugurée en 1925, qui préconise la conclusion d’accords avec les nationalistes arabes à tout prix et se fait le chantre du bi-nationalisme à tout crin, prônant la coexistence de deux peuples en Palestine et faisant des Juifs non pas une majorité mais beaucoup. Ces esprits de la gauche radicale étaient ainsi prêts à réduire drastiquement l’immigration juive afin de se concilier les Arabes. Mais même face à la complaisance du Brit Shalom, la position arabe restait la même et se faisait même plus véhémente : ils persistaient à nier tout droit du peuple juif à la Terre d’Israël. Ces deux courants de pensée influencent la vie politique israélienne jusqu’à nos jours, puisque la droite israélienne est l’héritière, en grande partie, de la pensée de Jabotinsky, tandis que des partis d’extrême-gauche comme ‘Hadash ou Meretz s’inscrivent complètement dans la lignée du Brit Shalom.

Formation des grands acteurs sociaux et politiques

Ces années de consolidation du nouvel Yichouv voient ainsi l’émergence des grands acteurs politiques et sociaux du futur État, bien avant sa création :

  • L’Agence juive, établie en 1929, chargée de la création d’un foyer juif en encourageant notamment l’immigration en Palestine,
  • Le Mapaï, parti travailliste,
  • Le parti révisionniste créé par Jabotinsky en 1925
  • Le parti sioniste religieux Mizrachi
  • la Histadrout, la fédération générale des travailleurs juifs de la Terre d’Israël, syndicat fondé en décembre 1920. S’occupant des coopératives et des contrats de travail, la Histadrout représente les travailleurs dans leurs rapports avec leurs employeurs mais remplit également un rôle charnière dans l’intégration des nouveaux immigrés en leur fournissant aide médicale, emploi, repas à bas prix et activités culturelles. Toutefois, en échange, le puissant syndicat, fief de la gauche, exige une dépendance complète des travailleurs et un soutien politique lors des élections.

Une vie politique conflictuelle

Il trouve un ennemi de premier plan dans le parti révisionniste de Jabotinsky qui n’hésite pas à appeler à briser les grèves de la Histadrout ; la majorité des adhérents de ce parti nationaliste sont de jeunes gens issus de la petite bourgeoisie et de la classe moyenne originaire de Pologne, mus par des idéaux nationalistes. Selon eux, les intérêts de classe comme les intérêts particuliers doivent être subordonnés à l’intérêt national. Ses idées forment aussi le cœur de la formation du Beitar/Brit Yossef Trumpeldor, mouvement de jeunesse nationaliste de droite fondé en Europe orientale qui brandit fièrement le drapeau d’un État juif encore à reconstruire.
La primordialité accordée à l’idée d’un État juif au sein du sionisme entraîne même une rupture entre les révisionnistes et l’Organisation sioniste mondiale au Congrès sioniste de 1931 lorsque les révisionnistes demandent de déclarer la refondation d’un État juif comme but suprême du sionisme ; demande que le Congrès, la jugeant provocative et non nécessaire, rejette. Jabotinsky après avoir déchiré aux yeux de tous sa carte de délégué du Congrès, quitte la salle. Quatre ans plus tard, les révisionnistes rompent tout lien avec l’Organisation sioniste mondiale dont ils dénoncent l’orientation nettement influencée par le Mapaï.
Le parti travailliste/Mapaï créé en 1930 monopolise en effet les postes-clés et prend les décisions au sein de l’Organisation sioniste mondiale comme du comité exécutif de l’Agence juive auquel est conféré le droit de choisir les futurs immigrants en Eretz Israel, si bien que la priorité est systématiquement donnée aux socialistes, ce que critiquent aussi bien les révisionnistes que le syndicat des agriculteurs.
Dans les années 1930 et jusqu’en 1941, le Beitar organisa ainsi ses propres bateaux pour immigrants, usant par exemple des Maccabiades de 1935 pour faire entrer des immigrants sous couvert de tourisme, afin de contrer le tri sélectif opéré par l’Agence juive. Le divorce entre les deux courants majeurs de la pensée sioniste est encore aggravé par l’assassinat, en juin 1933 sur une plage de Tel-Aviv, de Chaïm Arlosoroff, attribué à tort par la gauche à des membres du Beitar qui firent face à un lynchage médiatique et à une campagne de haine avant d’être innocentés par un tribunal britannique dont le jugement fut encore confirmé, bien des années plus tard, par une commission d’enquête sous le gouvernement Begin.

Chaim Arlosoroff (au centre, assis) avec Chaim Weizmann (à sa gauche) lors de la rencontre avec les dirigeants arabes à l’hôtel King David, à Jérusalem, le 8 avril 1933

Mais le mal était fait : désormais, dans l’opinion de gauche, la droite révisionniste était peuplée de prétendus meurtriers, une accusation destinée à rester. Le Beitar et la droite israélienne, notamment Mena’hem Begin, conservèrent le souvenir de cette accusation injustifiée et de ce procès d’opinion infondé comme celui d’une accusation de meurtre rituel. Après la mort de Jabotinsky en 1940, le Mapaï refusa de reconnaître l’autorité du mouvement révisionniste et sa place au sein du sionisme, définissant les révisionnistes comme des « sécessionistes » relégués aux marges ; en raison de l’opposition de David Ben Gourion, il fallut attendre Levi Eshkol pour que, le 15 mars 1964, Jabotinsky puisse bénéficier, selon son souhait, d’un enterrement en Israël, au Mont Herzl et que son apport fondamental à la création de l’Israël moderne et sa place parmi ses pères fondateurs soient enfin reconnus. En 1935, au Congrès sioniste de Lucerne, le Mizra’hi, parti sioniste-religieux, consolida quant à lui une alliance historique avec le Mapaï qui devait durer jusqu’en 1977.