Rédemption

par Juliette Adams

Chaïm POTOK, Le Don d’Asher Lev, Titre original : The Gift of Asher Lev (1997), Traduit de l’américain par J. Barret, Buchet/Chastel, coll.10/18, 2004.

Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.

Delacroix part donc de ce principe, qu’un tableau
doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste,
qui domine le modèle, comme le créateur la création.
Charles Baudelaire, Écrits sur l’art

         Le Don d’Asher Lev est la deuxième partie du diptyque écrit par Chaïm Potok. Dans le premier roman, Je m’appelle Asher Lev, le personnage éponyme élevé dans le milieu juif hassidique de New York, raconte comment il découvre le dessin puis la peinture. Et surtout, comment il devient le singulier peintre hassidique à la fois admiré par ses pairs et rejeté par sa propre communauté de Brooklyn. Cette dernière ne voyant en lui que la représentation du Mal. Dans ce second roman, Asher Lev reprend le fil de la narration après une ellipse de vingt ans. Le récit, déclenché par la mort de son oncle Yitzchok, le ramène auprès des siens à Brooklyn et retrace, cette fois, non pas la douloureuse initiation d’Asher à la peinture, mais sa tentative de survie en tant que peintre hassidique. Car vingt années après son départ pour Paris à la demande du Rebbe, et, malgré son succès et sa renommée internationale, Asher Lev a maintenu sa double identité d’artiste et de Juif pieux, entre modernité et tradition. Identité toujours aussi problématique aux yeux de sa communauté hassidique.

Double identité
Dans Je m’appelle Asher Lev, Chaïm Potok décrit, à travers le point de vue de son personnage Asher, le laborieux cheminement d’un jeune garçon qui découvre l’art mais qui refuse de choisir entre sa passion et son éducation hassidique. C’est cette alliance singulière qui fait d’Asher un personnage en marge. Il réunit ce qui ne peut l’être aux yeux de cette communauté.
Cependant, il est étrangement adoubé par le Rebbe qui, en lui présentant Jacob Kahn, son futur mentor, lui offre la possibilité de se réaliser pleinement dans le milieu artistique.
Asher Lev expérimente alors la peinture de manière totale, absolue, jusqu’à peindre et exposer des nus et des crucifixions. Ces dernières, soumises à sa réinterprétation, deviennent les célèbres Crucifixion de Brooklyn I et Crucifixion de Brooklyn II, dans lesquelles le jeune peintre utilise l’expression de la souffrance du Christ sur la croix pour exprimer celle de sa mère.  Ces peintures ont été un tel choc pour les siens et sa communauté qu’elles ont provoqué l’exil d’Asher pour Paris, à la demande du Rebbe.
Les Crucifixions d’Asher Lev sont encore très présentes dans ce deuxième roman qui s’ouvre sur le retour d’Asher à New York, pour la semaine de deuil de son oncle. Il est accompagné de sa femme, Devorah, et de ses deux enfants, Rocheleh et Avrumel.

Brooklyn Crufixion/Tableau de Chaim Potok


Dans ce deuxième roman, le narrateur parle régulièrement de ces tableaux qui, à l’instar de l’artiste, divisent. Il les évoque principalement à partir des sensations vécues au moment de l’acte créateur : « Je me rappelle la texture, les modulations nées de mes coups de pinceau, le champ des couleurs, l’équilibre des formes, les risques effrayants, mon audace cauchemardesque, l’odeur de ma sueur, la terreur et la joie de cette création, et je suis irrévocablement convaincu que plus jamais je ne serai capable de me risquer à un tel acte de création. », p.350.
Alors que les autres personnages se contentent d’évoquer l’effet qu’elles produisent sur eux, entre admiration pour les uns et incompréhension, voire détestation, pour les autres :
« C’est un prodige, Anna, un prodige en papillotes. », p.158.
« Peu de gens te comprennent. La plupart te méprisent ainsi que ton œuvre. Ils ne voient que la surface et ne comprennent pas ce qui se trouve dessous », p.243.
« Je prétends que c’est une profanation du nom de Dieu. C’est de l’idolâtrie, voilà ce que c’est ! », p.90.

Et même John Dorman, un romancier américain exilé en France et proche ami d’Asher ne cache pas son incompréhension face à ces œuvres : « Je ne les aime pas beaucoup ces tableaux. Les Juifs devraient laisser tomber ça. […] La crucifixion, c’est vraiment un poncif. Ça peut blesser des tas de gens aussi. Il faut connaître ses limites. […] J’ai jamais écrit de roman sur la vie de Jésus. Je ne suis pas concerné. Et merde, qu’est-ce que tu sais des crucifixions, Lev ? Tu n’as pas le droit de voler l’expérience des autres. […] Ça devient bidon si tu fais ça. Il faut du génie pour intérioriser l’expérience des autres et bien s’en servir. », p.398.
Ses proches s’entêtent à essayer de comprendre ce qui fait ce qu’Asher est, ce qu’il est devenu, c’est-à-dire ce singulier mélange que seule l’écriture potokienne permet de mettre en lumière. En effet, les vingt années passées à Paris, principalement dans le milieu artistique de l’après-guerre, auraient pu faire basculer définitivement Asher du côté de l’art, mais le héros reste fidèle à une chose : ce mélange unique entre le respect des traditions hassidiques et sa passion pour la peinture. La sienne et celle des autres. Peindre et se nourrir des tableaux des grands peintres qui l’ont précédé. Mais c’est précisément cet entêtement à rester dans un entre-deux qui dérange : « Je dois vous dire que je n’aurais jamais imaginé qu’un homme qui peint le genre de tableaux que vous faites puisse prier comme vous l’avez fait. C’est un mystère pour moi. », p.70.
« Comment quelqu’un qui a été élevé comme un Hassid ladovérien a-t-il pu peindre des crucifixions ? », p.154.
Cependant, c’est une relation trouble qui unit Asher à la communauté ladovérienne. D’abord parce qu’il est le fils d’Aryeh Lev, le bras droit du Rebbe, qui joue un rôle essentiel dans l’éducation hassidique, notamment grâce aux projets de construction de yeshivas à travers le monde. Ensuite parce que la célébrité d’Asher semble ne pas déplaire à tout le monde. En effet, en deux décennies, il est devenu un peintre connu et réputé dans le monde entier. Un ouvrage retraçant sa vie a même été écrit et publié trois ans plus tôt par un éditeur spécialisé dans l’art, The Unorthodox Art of Asher Lev, dont le titre dit tout de la complexité du peintre. Dans ce livre, ses deux identités font une : sa vie dans le quartier de Crown Heights où il a grandi et ses œuvres : « Presque vingt-cinq ans d’Asher Lev se trouvaient dans ces pages : tableaux, gravures, pastels, crayons, fusains, encres, dessins, aquarelles, gouaches, sculptures. Les arbres et les maisons de mon quartier de Brooklyn ; les barques sur le lac de Prospect Park ; les pigeons sur le Brooklyn Parkway […] un jeune Hassid qui observe un passant à Manhattan ; des Hassidim adolescents avec des papillotes et des calottes jouant au baseball ; un pêcheur portugais que j’avais peint pendant un de mes séjours d’été à Princetown avec Jacob et Tania Kahn ; ma mère à son bureau […] mon père à pied sur le Brooklyn Parkway avec son attaché-case […]. Les deux versions de La Crucifixion de Brooklyn étaient dans le livre, chacune sur une page. », p.272-273.

Hassid jouant au base-ball


C’est ainsi que la communauté ladovérienne et Asher Lev ne semblent faire plus qu’un dans cette bataille éthique et religieuse qui les pousse, les uns et les autres, à s’interroger et se remettre en question. Les discussions entre Asher et son père, ainsi qu’entre Asher et le Rebbe, sont nombreuses. Elles portent sur l’acte de création et de Création, sur la vérité… 
Le Rebbe admet par exemple la comparaison entre l’artiste et Dieu, puis entre l’artiste et le Rebbe : « Mais nous savons tous, Asher Lev, que c’est le devoir du Rèbbe comme de l’artiste de voir, de regarder », p.142.
L’identité artistique du narrateur est donc née de ce conflit intérieur, mais aussi communautaire, entre l’art et la religion. Et c’est justement ce conflit, ce tiraillement, cette souffrance et cette culpabilité qui définissent l’artiste Asher Lev aujourd’hui, toujours « pris entre deux feux, comme le papier entre la presse et le carborundum », p.402.
Mais les Ladovériens semblent se nourrir également de cette présence singulière au sein de leur communauté. C’est en tout cas l’interprétation du romancier américain ami d’Asher, John Dorman : « Tu es en plein dedans, Lev, c’est pourquoi tu ne peux rien voir. […] Le succès des efforts ladovériens en tant que mouvement fondamentaliste sur le sol américain essentiellement séculier, c’était ce qui lui faisait faire la une des journaux […]. Le mouvement était l’histoire d’un succès à l’américaine. C’est pourquoi il ne pouvait pas se détacher facilement de son fils le plus célèbre mais le plus réprouvé : Asher Lev. Il était leur dilemme perpétuel, leur gros problème. Le mouvement s’enorgueillissait d’être à la fois profondément traditionnaliste et engagé dans le monde contemporain. N’importe quel article relatif aux Ladovériens faisait invariablement référence à Asher Lev, l’artiste contemporain […]. Ils étaient liés de façon inextricable. Les Ladovériens et Lev. Lev et les Ladovériens. », pp.112-113.
« Tu emmerdes ton propre peuple. En même temps, tu es un de leurs ‘atouts’ les plus précieux. », p.113.
Cette interprétation paraît se confirmer en particulier à travers le comportement du Rebbe qui ne cesse de tenter de rallier Asher à la communauté ladovérienne, tout en lui rappelant combien l’art est important.
L’Espagnol et le Rebbe
Le personnage du Rebbe est effectivement de plus en plus présent et de plus en plus important. C’est un guide spirituel, soucieux du bien-être de sa communauté, mais nous pouvons sentir l’attachement particulier qui l’unit à Asher. Si ce dernier est bien un personnage en marge, le Rebbe n’en est pas moins un responsable religieux à part dans la tradition hassidique, capable de parler de Picasso et de ses frasques, ou encore de citer Freud et Nietzche dans son homélie. Il guide la vie de notre narrateur dès le premier roman, car c’est bien lui qui présente Asher à Jacob Kahn, et à qui il demande d’enseigner les techniques de l’art pictural. Puis c’est lui qui l’envoie à Paris afin de prendre un peu de recul avec la communauté – car « cela valait mieux pour tout le monde » (p.141) – mais aussi pour s’en émanciper et créer avec plus de liberté.

Le Rabbin de Lubavich/Menachem Mendel Schneerson

Enfin, dans Le Don d’Asher Lev, il ne cesse de lui prouver son attachement et surtout de montrer à la communauté qu’il est des leurs, par des gestes, par des paroles ou par des regards, principalement lors des cérémonies du Shabbat à la synagogue : « Je sentis son regard sur moi. Il s’arrêta une fraction de seconde, me regarda dans les yeux, me fit un bref signe de tête et continua son chemin. Tout le monde dans la pièce avait vu son signe de tête. », p.98.
Régulièrement Asher est convoqué à son bureau, ou il l’appelle afin de le persuader de rester à New York. Chaque rencontre avec Asher est l’occasion d’une nouvelle bénédiction pour lui, sa femme et ses enfants : « Je souhaite que ton voyage t’amène vers la lumière […]. Je te donne ma bénédiction, Asher Lev », p.286.
Mais le Rebbe est surtout celui qui, après avoir jeté Asher dans la gueule du loup Jacob Kahn, va lui offrir la possibilité de « réparer » le mal qu’il a pu faire aux siens ou à sa communauté, de « réparer » Les Crucifixions de Brooklyn.
Ce qui est sûr, c’est qu’Asher avance dans la vie au rythme qui semble être imposé par le Rebbe. Mais il se laisse également porter, voire guider, par un autre personnage, aux antipodes de la figure du Rebbe. Picasso.
Picasso, souvent appelé « l’Espagnol » dans le roman, est une figure essentielle dans la vie d’Asher. Déjà dans Je m’appelle Asher Lev, le peintre espagnol était principalement présent à travers sa célèbre peinture Guernica, qu’Asher devait s’entraîner à imiter, sur les recommandations de Jacob Kahn. Dans ce second volet du diptyque, Picasso est omniprésent. Ses œuvres sont régulièrement évoquées, ses techniques artistiques mais aussi sa personnalité très controversée : « Je me sentais prêt à m’envoler, plein de son énergie maléfique. Je pouvais chevaucher son inspiration démoniaque jusqu’à la plus lointaine et la plus brillante étoile. », p.268.

PIcasso/Autoportrait à la mèche/1907


Sous la plume de Potok, Picasso devient un personnage romanesque singulier au sens où, dans ce récit fictif, il apparaît en tant que personnage ancré dans notre réalité tout en étant absent puisqu’au moment où se déroule l’histoire le peintre est déjà mort. Hormis les moments où il est mentionné à travers ses peintures, c’est donc sous la forme d’un être fantomatique qu’il apparait. Ainsi, aussi paradoxal et provocateur que cela puisse paraître, c’est sous la forme du Dibbuk, ces êtres morts qui reviennent hanter les vivants dans la tradition juive, que Picasso apparait. Nombreuses sont les apparitions du peintre autant à travers la vision d’Asher que celle de Jacob Kahn. Il semble être définitivement l’artiste qu’il faut à la fois imiter, dépasser et avec lequel il faut entrer en opposition. L’écriture potokienne réunit donc ici la modernité et la tradition, le païen et le sacré, l’art et la religion à travers la figure du peintre provocateur espagnol devenu le Dibbuk qui hante l’esprit du narrateur : « Je m’éveillai brusquement d’un sommeil halluciné, je vis une vieille voiture européenne à notre hauteur sur ma droite, l’Espagnol était assis à l’arrière, il fumait une cigarette. Il baissa sa vitre et me regarda. », p.416.
Les rencontres entre le narrateur et l’esprit de Picasso peuvent parfois s’étendre sur plusieurs pages (p. 265 à 268). L’auteur imagine même une singulière rencontre entre le Rebbe et Picasso. La conversation entre les deux hommes vient alors cristalliser, grâce à la fiction, le désir de l’auteur de mêler la tradition hassidique et la modernité dans son écriture : « Il [le père d’Asher] leur raconte comment le Rébbe a aidé le grand artiste Jacob Kahn à s’enfuir de Paris un jour avant que la Gestapo vienne l’arrêter dans son atelier ; comment un marchand de tableaux avait arrangé une rencontre entre le Rébbe et Picasso, comment ils s’étaient retrouvés dans l’atelier de Picasso […], et jusqu’à ce jour, personne ne sait ce qu’ils se sont dit. », p.337.
Le mystère reste donc entier…
Mais il n’est pas étonnant qu’Asher se reconnaisse autant dans la figure du peintre espagnol, à la fois haï et vénéré de son vivant. Ce qui est sûr, c’est qu’à eux deux, Picasso et le Rebbe représentent parfaitement le conflit intérieur d’Asher : « Cet Espagnol, renégat catholique, devenu hédoniste païen, ce génie démoniaque était présent dans la vie d’un Hassid né à Brooklyn de parents hassidiques qui donnaient leur vie, leur énergie, leur temps aux Juifs et à leur communauté sacrée. », p.483.
« Il [le Rèbbe] me regardait fixement. La maison était silencieuse. Je sentais son regard sur moi, ses yeux paraissaient sans pupilles, lumineux, blancs. Je fermai les yeux un instant et quand je les ouvris, il avait disparu, l’Espagnol était à la place du Rébbe, il me dévisageait avec des yeux brûlants comme des torches, puis le Rébbe réapparut, puis à nouveau l’Espagnol, ils se confondaient comme deux personnages transparents projetés sur un écran. », p.489.
Ils sont d’ailleurs réunis jusque dans les dessins d’Asher : « Je jetai un coup d’œil à mon bloc-notes à dessin et je m’aperçus que j’avais dessiné, sur une seule page, le contour du visage de l’Espagnol et celui du Rébbe, tous les deux de profil et face à face […] », p.301.

Le sacrifice d’Avrumel
Dès leur arrivée à New York pour les obsèques de l’oncle Yitzchok, la femme d’Asher et ses deux enfants s’intègrent parfaitement à la communauté ladovérienne et sont particulièrement proches des parents d’Asher. Devorah, sa femme, discute beaucoup avec la mère d’Asher, elles deviennent intimes. Devorah semble pallier l’absence de sa mère disparue dans les camps pendant la Shoah et retrouver « une nouvelle famille […] à Brooklyn », p.412. Elle parvient même à continuer son travail d’auteure de livres pour enfants. À la demande des parents et du Rebbe – une demande qui se transforme en véritable pression au fil du récit – Asher et sa famille prolongent leur séjour. Dès lors, la semaine de deuil à Brooklyn ne cesse de s’étirer dans le temps. Très vite Rocheleh et Avrumel rejoignent la yeshiva de Brooklyn. Ils participent même à la colonie de vacances organisée par l’école hassidique. Cette pression est un élément romanesque essentiel parce qu’elle fonctionne comme un leitmotiv qui suscite d’abord de la curiosité de la part du lecteur, puis un sentiment d’étouffement partagé avec le narrateur avant de pouvoir comprendre ce qu’il se trame derrière cette insistance. L’histoire étant racontée à travers le point de vue d’Asher, les appels réguliers du Rebbe et ses multiples convocations se transforment en véritable énigme, comme celles que les étudiants de la yeshiva doivent déchiffrer en étudiant la Torah : « Le numéro trois est notre avenir et le troisième nous sauvera. Je te demande de considérer cela, Asher. Le troisième nous sauvera […]. Ils comprendront un jour que trois est notre avenir, et que le troisième nous sauvera. », p.243.
« Asher Lev, écoute-moi. Tout l’avenir des Ladovériens dépend du chiffre trois. Lorsque deux des trois auront disparu, le troisième nous sauvera. Cela, tu le comprends parfaitement maintenant. Je te souhaite une bonne soirée et je te donne, ainsi qu’à ton fils, ma bénédiction. », p.426.
Mais alors que tout semble très bien se passer pour Devorah et les enfants qui sont ravis de ce temps passé à Brooklyn, sans cesse rallongé, Asher lui souffre de ce retour prolongé. Les reproches d’un certain nombre de ‘hassidime, la présence constante de ses parents et le poids de la culpabilité qui resurgit, la pression de la communauté…Toujours est-il qu’Asher devient un peintre empêché. Empêché de créer, empêché de peindre. Il vit ce séjour sans cesse prolongé comme une absence de liberté qui annihile tout nouveau projet artistique, hormis quelques dessins qui seront d’ailleurs exposés dans la galerie de Douglas Schaeffer à Manhattan : « Je ne peux pas travailler ici. », p.446.
C’est de retour seul à Saint-Paul-de-Vence pour une semaine qu’il retrouve les odeurs de son atelier, son matériel et ses amis Max Lobe et John Dorman. Dès lors c’est un nouveau souffle pour notre narrateur : « Puis je me retrouve à une longue table devant une grande feuille vierge de papier à dessin, je fais signe à un imprimeur de me passer une boîte de fusains, une bouteille d’encre de Chine, un roseau taillé. Je suis debout et tout à coup je dessine. Le temps semble s’être arrêté pendant que je pense et que je dessine », p.293.
Mais son retour à New York une semaine plus tard le plonge à nouveau de manière brutale dans cet univers où la pression se fait de plus en plus forte. Heureusement, les mystérieux messages du Rebbe semblent petit à petit se résoudre, d’abord dans les dessins d’Asher. C’est donc fidèle à lui-même et à sa vision de l’art que le peintre comprend le monde qui l’entoure :
« Le fusain donne naissance à la tête d’Avrumel », p.293.
« En me servant de craies de différentes couleurs, je dessinai un jeune garçon ligoté sur un autel au-dessus d’un bûcher de bois, un homme barbu le dominait, un couteau à longue lame dans sa main levée, et, visible au second plan, la tête majestueuse d’un bélier. Je travaillai vite, changeant de craies, éprouvant la dureté du tableau, à peine conscient des craies qui se cassaient, je fis des ombres et des dégradés de couleur avec le majeur de la main droite. Je dessinai le garçon avec les yeux grands ouverts, son cou mince incliné en arrière, sa gorge offerte à la lame suspendue dans l’air : l’homme barbu angoissé mais déterminé, sa main libre crispée sur sa poitrine dans un geste de pitié et de résolution à la fois…tout ceci était produit par la craie et mes doigts. […] Le sacrifice d’Abraham parle d’un homme qui croit si profondément dans le Maître de l’Univers qu’il accepte de sacrifier son fils unique pour Lui. […] Pourquoi est-ce que tu [Asher] t’es mis avec Avrumel dans le dessin du sacrifice d’Isaac ? », p.194-197.
Nous comprenons alors que la destinée du fils d’Asher semble se dessiner loin de la France, et c’est une fois de plus guidés, voire dirigés, par le Rebbe que ces destins vont s’accomplir. Le dessin du Sacrifice d’Abraham, réalisé dans la précipitation à la craie sur un tableau d’école dans lequel Asher soustrait Avrumel à la figure d’Abraham éclaire définitivement la parole du Rebbe.

Rembrandt/Le sacrifice d’Isaac/1635

Ainsi, ce qu’il demande en réalité à Asher, c’est d’offrir son fils à la communauté ladovérienne, d’en faire le don. Il sera alors désigné Rebbe après le père d’Asher. Le titre du roman, traduit littéralement de l’américain The Gift of Asher Lev, prend dès lors tout son sens, ou plutôt son double sens. Le don d’Asher, c’est certes cette capacité artistique, innée, de représenter l’univers de façon figurative ou abstraite, cette faculté qui lui permet d’éclairer toute l’ambiguïté du monde, mais c’est aussi le don qu’il fait à la communauté, au sens de sacrifice. Ce dernier fonctionne comme une réparation, comme le Tikkoune, qui va permettre à Asher Lev de réparer les souffrances qu’il a entraînées en peignant « l’irreprésentable» aux yeux de la communauté ladovérienne :
« Pense à la peine que tu as causée à ton père. La rédemption t’est offerte personnellement en ce moment, un ‘tikkun’, un contrepoids, une transformation, une guérison, une réparation, pour cette douleur. », p.448.
C’est également à travers les rituels hassidiques que petit à petit l’énigme semble se résoudre, que ce soit au bureau du chef religieux ou à la synagogue. Ainsi le trio formé par le Rebbe, Aryeh Lev le père d’Asher et Avrumel forment une unité qui se déploie sur trois générations. C’est une unité dans la complicité, une unité dans le partage et surtout une unité dans le sacré :
« Mon père et le Rèbbe s’éloignèrent de moi en dansant lentement, Avrumel était dans les bras de mon père, il se tenait à lui d’un bras, et de l’autre, il agitait son petit drapeau de papier. Ils dansaient tous les trois. Progressivement, le bruit revint dans la synagogue pour devenir assourdissant. J’avais peur de voir le plancher s’effondrer et les murs s’écrouler. J’écoutais les paroles d’espoir infini, je regardais Avrumel dans les bras de mon père, tous deux tournaient avec le Rèbbe et le petit rouleau de la Tora dans son écrin blanc. », p.495.
Il faut dire qu’Avrumel est particulièrement « doué pour la Tora » (p.464) et que le Rebbe a détecté « une certaine grandeur en [lui], il l’a vue », p.431. Alors, même s’il se « tint coi » (p.354) après la parole du Rebbe, Asher accepte la réparation qu’il lui propose, et reconnaît ainsi sa responsabilité vis-à-vis de la communauté. Il accepte de « leur donner Avrumel », p.401. Jacob Kahn ne s’y était d’ailleurs pas trompé, et avait prédit à Asher dès le début de leur complicité artistique, une telle attente : « Ils ne vont pas te laisser tranquille, tu sais. Attends. Le moment viendra où tu auras besoin d’eux ou bien ils auront besoin de toi. Ils vont faire appel à toi. Quand ils auront besoin de toi, ils t’appelleront. Alors, qu’est-ce que tu feras, Asher ? », p.376.
Finalement, Asher rentre seul en France pour renouer avec la peinture, et laisse sa femme et ses enfants à Brooklyn chez ses parents : « Je vais partir pendant deux mois, je reviendrai pour Hanoukka, puis je serai absent trois mois et de retour pour Pessah, ensuite je repartirai quatre mois et ce sera l’été. Nous verrons à ce moment-là. Nous ferons des projets au fur et à mesure. », p.498.
Une décision qui semble même être approuvée par l’esprit fantomatique de Picasso : « Quelque chose bouge dans l’ombre, plus loin, je lève les yeux et je vois l’Espagnol. Il est debout et me regarde, son visage est calme, il hoche la tête imperceptiblement. ‘Commence à partir de rien’, dit-il », p.500.
Mais, si le retour à Saint-Paul-de-Vence prend des allures d’un nouveau souffle artistique pour Asher, c’est empli de ses racines juives hassidiques qu’il part de Brooklyn : « Mon père enleva Avrumel de sur mes épaules et je me mis à danser avec la Tora […]. Je tenais le rouleau comme quelque chose de précieux, comme un être vivant à l’âme duquel j’étais lié pour toujours, ce Rouleau sacré, ce Mot, ce Feu Divin, cette source qui alimentait ma propre création, cette Fontaine de Toute Vie dans son enveloppe de velours, ce rouleau, je le tenais sur mon cœur avec passion. », p.493.

Dans les pensées d’Asher Lev
La narration de Chaïm Potok permet une complète pénétration dans l’esprit du personnage. Elle repose sur un véritable flux de conscience qui nourrit profondément le récit. Ainsi, un va-et-vient entre le passé et le présent forme une écriture du souvenir qui donne à voir un personnage semblant ancré dans une réalité, dans une existence vécue. C’est pourquoi les ponts entre le premier et le deuxième roman sont nombreux. Le lecteur pourrait y voir une certaine redondance, comme une écriture de la répétition, mais ils forment en réalité une véritable unité romanesque et donnent vie à un personnage dont la richesse de la vie intérieure est foisonnante : « J’avais travaillé pendant cinq ans dans cet atelier, je venais depuis notre appartement de Brooklyn, une fois, quelques fois deux fois par semaine, et certaines semaines, tous les jours. À partir de l’âge de treize ans. », p.158.
Dans cette écriture intime, les passages oniriques sont également nombreux. En effet, Picasso n’est pas le seul à apparaître aux yeux d’Asher, il y a également son oncle et Jacob Kahn. Ces conversations avec ces êtres fantomatiques permettent d’abord de comprendre les pensées d’Asher. Elles montrent aussi à quel point Asher est un personnage ambigu, qui s’est construit dans la tradition juive tout en étant ancré dans sa propre réalité faite d’émancipation créatrice. C’est ainsi que ces Dibbouks apparaissent la plupart du temps pour parler de peinture avec Asher (p.94-95).
L’âme d’artiste du narrateur entraîne également le lecteur dans de longues pauses romanesques. En effet, les nombreuses descriptions de tableaux, les portraits détaillés de personnages qu’il rencontre ou encore les multiples descriptions ambulatoires qui suivent le regard du narrateur s’étalent parfois sur plusieurs pages. Paris, Saint-Paul-de-Vence, Brooklyn… Le récit est riche de ces passages descriptifs qui fonctionnent comme de véritables tableaux en train de se réaliser, cette fois non pas sous la main du peintre mais sous les yeux du narrateur : « Après un large boulevard, nous traversâmes un carrefour pour nous engager dans une rue étroite. L’asphalte martelé et brisé laissait apparaître des couches de terre et de gravier […]. Nous étions enfin dans un lieu familier, je voyais des Hassidim ladovériens dans les rues, des immeubles rénovés, des magasins neufs, le parkway déchiqueté, d’énormes machines retournaient ses entrailles et mettaient à nu la terre rougeâtre […]. Il tourna dans une rue bordée d’arbres et s’arrêta devant un bâtiment en brique rouge qui ressemblait à un ranch. Il coupa le contact. », p.24-26.
C’est donc une écriture qui prend son temps, qui suit son propre rythme en faisant fi des exigences narratives. Seules comptent les pensées du narrateur qui, souvent, s’égare parce qu’il observe tout, commente tout.
Enfin, ce flux de conscience est, la plupart du temps, l’occasion pour Asher de réfléchir sur l’art. Les fonctions de la peinture sont un véritable sujet de réflexion : révéler la vérité (p.168), montrer l’ambiguïté du monde (p.467), peindre le monde tel que l’artiste le voit et non tel qu’il est, le rachat comme nous venons de le voir à travers la réinterprétation du Sacrifice d’Abraham, et surtout l’engagement. L’art doit-il être engagé ? En effet, le laps de temps qui sépare Je m’appelle Asher Lev et Le Don d’Asher Lev permet d’introduire un nouvel élément dans le récit, historique cette fois.

La Seconde Guerre mondiale.
Le récit de Chaïm Potok n’échappe pas à l’écriture génocidaire et rappelle que raconter l’histoire d’un personnage juif ayant vécu en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, aussi fictif soit-il, aussi secondaire soit-il, ne peut échapper à l’évocation des traumatismes liés aux crimes perpétrés contre les Juifs. Ainsi l’histoire de Devorah, la femme d’Asher Lev est racontée progressivement par Asher, par bribes. Elle fut une enfant cachée sous l’Occupation à Paris avec Max Lobe, son cousin, un peintre devenu l’ami d’Asher, et grâce à qui ils se sont rencontrés rue des Rosiers. Elle est restée enfermée pendant deux ans dans un appartement parisien « fermé, sous scellés, à se cacher de la police » (p.80), vivant donc continuellement dans l’angoisse d’être découverte et de ne pas revoir ses parents. Ces derniers ont été déportésaprès « la Rafle des Juifs de juillet 1942 » (p.9), autrement dit la Rafle du Vel d’Hiv’. Son père est mort au camp d’Auschwitz et sa mère dans celui de Budy, « un petit camp de femmes à côté d’Auschwitz », p.344. La femme d’Asher est donc une survivante de la Shoah, avec tous les traumatismes liés à ces souffrances. Le thème de la guerre, traité en arrière-plan au début du récit, est de plus en plus présent dans l’écriture, parce que de plus en plus présent dans l’esprit du narrateur : « Un philosophe autrichien, nommé Jean Améry, torturé par la Gestapo à cause de ses activités dans la résistance belge, déporté à Auschwitz parce qu’il était juif, a écrit que lorsque l’on a été torturé une fois on demeure, toute sa vie, torturé, et que l’on ne peut jamais regagner la confiance et le bien-être d’un individu normal. La foi dans l’homme est brisée et on ne peut plus jamais retrouver la paix. », p.442.
« Sur le balcon de ma chambre d’hôtel, je suis assis, mon carnet à dessin sur un genou, et je dessine le visage de vivants et de gens disparus. Je fais le portrait de la vieille femme dans la rue, les yeux vides et sombres, la bouche mince et exsangue, le nez pointu, tous ses traits déjà marqués par l’ombre de la mort ; je dessine ensuite les visages d’un homme et d’une femme qui passent devant elle ; l’éclair de  honte, semblable à celui que l’on voit sur les visages des gens qui ont été les premiers à pénétrer dans les camps de la mort, qui contemplaient l’indicible horreur avant de regarder le sol à leurs pieds et puis le ciel au-dessus d’eux, et tout à coup étaient saisis d’une humiliation profonde en prenant conscience qu’ils appartenaient à une espèce capable d’accomplir des actes aussi atroces… et puis les visages se recouvraient d’un masque, car la honte est un des sentiments les plus insupportables. », p.282.
L’histoire de Devorah racontée à travers le point de vue d’un peintre permet de poser la question de la représentation des crimes génocidaires. Peut-on peindre la Shoah ? Peut-on avoir recours à l’art pour témoigner de la souffrance liée au génocide juif ?
« Je lui [Max Lobe] conseille souvent de peindre l’amertume qu’il éprouve, et non pas la fausse lumière qui la recouvre. ‘Toi, c’est ce que tu peins, répond-il, tu es un spécialiste de ce qui est sombre.’ Je lui dis :’Moi, je ne l’ai pas vécu.’ Ce à quoi il me répond :’Nous l’avons tous vécu, tous, toute l’humanité l’a vécu. Est-ce que Picasso était à Guernica ? Est-ce que Guido Reni a vu de ses propres yeux le massacre des enfants de Bethléem ?’ », p.298.

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Dans ce second récit du cycle romanesque d’Asher Lev, Chaïm Potok traite de manière subtile la notion de réparation. Telles les énigmes de la Torah, le narrateur déchiffre la mystérieuse demande du Rebbe grâce à la peinture et à ses dessins qui, une fois de plus, lui permettent de comprendre le monde dans lequel il vit. C’est cette fois dans une réinterprétation du célèbre tableau Le Sacrifice d’Abraham que la vérité apparaît ; celle du don d’Asher, qui lui offre la possibilité de se racheter auprès de la communauté ladovérienne.
L’écriture de Potok est encore une fois l’occasion de réfléchir, d’interroger sur la tradition et la modernité et sur le rôle de l’art dans nos sociétés, qu’elles soient ancrées dans la religion ou non. La richesse intérieure du personnage d’Asher nous plonge dans une conscience à la fois pieuse et créatrice, mais cette fois ancrée dans une réalité historique qui ne peut lui échapper.

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