« Un amour aussi brûlant que la lave » 

par Agathe Pin

Edgar Hilsenrath, Le Retour au pays de Jossel Wassermann, Titre original : Jossel Wassermanns Heimkehr (1993), Traduit de l’allemand par C. Richard et C. Philippe, 2012, Le Tripode.

Le retour au pays de Jossel Wassermann est un roman empreint de poésie, d’une certaine nostalgie, et presque de douceurtonalité qui tranche avec celle, volontiers brutale et sarcastique qui domine toute l’œuvre d’Edgar Hilsenrath –, qui ressuscite la vie des petites gens dans le shtetl de Pohodna, en Bucovine, de la fin du XVIIIème siècle à la Seconde Guerre mondiale.
Dans une très belle lettre, parue dans la presse à la sortie du livre, l’écrivain polonais Andrzej Szczypiorski lui adresse cet éloge : « Monsieur Hilsenrath, (…) vous avez écrit un beau livre, sur un monde défunt – assassiné. Vous avez écrit un livre rempli d’un amour aussi brûlant que la lave ».

Couverture de l’édition allemande/Illustrée par Natascha Ungeheuer, amie et illustratrice
d’Edgar Hilsenrath

Retour au shtetl

31 août 1939 – Zurich : mourant, le vieux Juif Jossel fait venir notaire et avoué pour leur confier la rédaction de deux testaments, l’un pour son neveu Jankl le porteur d’eau, et l’autre, généreux, pour le shtetl de son enfance, Pohodna.
Jossel est le fils de Schloime, le petit-fils de Leibl et le descendant de Mordechai, l’ancêtre qui a quitté Kolomea, en Galicie, longé le fleuve Prut jusqu’en Bucovine et s’est finalement installé à Pohodna. Il aspire dans ses dernières heures au retour chez lui, au propre comme au figuré, et qu’importe le risque : « Au cas où je mourrais, il faudrait discuter avec les Allemands. Il faudrait leur dire – et ça je vous en charge – qu’un renégat, un Juif du shtetl de Pohodna a retrouvé son cœur juif peu de temps avant sa mort, et que c’est pour ça qu’il ne peut être enterré qu’à l’endroit où il y a une vraie vie juive, (…) », p. 41.

Une vie à l’abri du changement

En racontant son histoire – et ses histoires juives avec affection, émotion et humour, Jossel/Edgar nous transporte dans « la vie juive » au shtetl. Tous les personnages du folklore yiddish sont réunis : rabbin, marieuse, cordonnier, scribe, tsadik, femme aux lavements, femme aux sangsues, colporteurs nomades, Luftmenschen et autres tapeurs…  Sans oublier, bien sûr, le porteur d’eau : « Il allait par les rues du shtetl, avec ses seaux cliquetant, son pantalon en loques et ces chaussures trouées. Jankl, plus tard, devait avoir exactement le même aspect », p. 142.

Porteur d’eau/Photographie de R. Vishniak

Hilsenrath restitue avec soin les mœurs, les croyances, il dit la « logique » spécifiques au shtetl à la fois de manière quasi ethnographique, et aussi avec la distance amusée qui lui valut plus d’un détracteur: « Les Juifs sont toujours pressés », ou encore « Le front est l’élément juif, tandis que le bras et le poing sont le signe des goys » (p. 59), explique doctement Jossel à son auditoire.
Le shtetl, décrit de manière tantôt réaliste tantôt allégorique, reste longtemps immuable. Le temps y semble figé : les métiers se transmettent d’une génération à l’autre ; même les chevaux y portent le même nom (Bogdan !) de génération en génération. Enfant, Jossel s’imprègne de ce monde qui semble à l’abri de l’écoulement du temps, et le texte ressemble parfois à un classique récit d’enfance et de formation: scènes d’école, mort du père, quatre cent coups avec l’ami Mottel ; figure imposante et admirée du grand-père, qui fraye avec tous, goys compris, embauche sans crainte un Tzigane au café, et transmet sa sagesse pragmatique à sa descendance : « L’essentiel, c’est de garder son cœur juif, et de ne tromper que les gens malhonnêtes », p.127 ; première visite à l’abattoir en forme d’épreuve de passage pour le petit Jossel âgé de cinq ans : «  Je me suis enfin retrouvé devant le grand tueur, un homme effrayant, à ce qu’il m’a semblé  : dans son tablier couvert de sang, il ressemblait à un ange de la mort, un ange de la mort juif avec une kippa noire, des mains ensanglantées qui coupaient le cou aux poules dans une fabrique de mort, en un rien de temps, avant qu’elle n’aient eu le temps d’ouvrir le bec d’effroi. », p. 148.

Un monde fragile

Mais ces évocations teintées d’une certaine tendresse suggèrent, en creux, la disparition totale à venir de ce monde-là. Le shtetl n’est pas seulement pittoresque et touchant ; c’est aussi un monde où doivent « vivre ensemble » Ruthènes, Roumains, Lippowaniens, Houtsoule, Juifs, Tziganes, Autrichiens, Allemands, et même quelques Turcs – ces communautés voisines s’observent, sans se comprendre toujours, y compris au sens propre du terme : « Entre eux, tous ces gens parlaient un charabia que les Juifs maîtrisaient mieux que les autres », p.93. Suspicions entre communautés, angoisse diffuse ; des violences éclatent tous les jours de marché dans l’estaminet de la famille Wassermann : « Quand les paysans ont été fatigués ou que l’envie leur eut passé de rouer de coups d’autres chrétiens, ils s’en sont pris aux Juifs. Et là, tous sont devenus solidaires. Il n’y avait brusquement plus aucune différence entre Polonais et Ruthènes, Hongrois et Roumains. » p. 94.
Pohodna finit par être soumis à l’Histoire : au tournant du siècle, on y trouve même … un café viennois, des femmes seules… ; et Jossel en est toujours, sans plus en être plus vraiment. « Si seulement il ressemblait à un  vrai Juif, déplore le marieur, mais on dirait un goy, (…) il semble si plein de santé », « on dirait un paysan » (p.208) Il lorgne déjà vers Czernowitz, la grande ville proche où les Juifs osent tomber caftan et couvre-chef et vivent l’assimilation à l’abri des jugements des anciens. C’est son enrôlement dans l’armée au service de l’Empereur, le « protecteur suprême », qui lui permettra de quitter le village, vers l’ouest… jusqu’en Suisse.

Humour et fantaisie

Si Le Retour au pays de Jossel Wassermann est un livre de souvenir et d’amour, c’est aussi texte plein d’humour, avec une ironie douce, un peu triste parfois, franchement cocasse ailleurs.

Enfants juifs/ R. Vishniac

On se régale de la fantaisie foutraque de quelques scènes d’anthologie : celle de la visite au shtetl de l’Empereur François Joseph en 1855, sauvé de l’étouffement par la vieille Jente qui lui enfile le bras jusqu’au fond de son gosier trefe pour en ressortir un hareng coincé ; celle du mariage de Jossel et Rebecca adolescents et de leur nuit de noces catastrophique ; ou celle encore, vers la fin du roman, où Jossel, fêté en héros autrichien de la bataille d’Isonzo, est devenu la coqueluche de Vienne après qu’il a, malgré son pantalon plein de merde, fait prisonniers 254 Italiens qui le tenaient en joue. Et il y en a bien d’autres.
« Edgar » est à son meilleur dans ces pages totalement libres. Comme toujours avec lui, il ne faut pas s’attendre à un sol égal sous le pied du lecteur… Celui qui fut comparé à un « danseur de tango » littéraire adore jongler avec les registres, les styles et les tons ; dans ce roman, on trouve des passages historiques ­‑ parfois même un brin pédagogiques, avec dates et noms propres (il faut bien éduquer ce pauvre notaire goy qui ne connait pas grand-chose à la vie et à l’histoire juives !) ; des morceaux de réécriture fantaisiste de textes fondateurs, comme l’épisode de la pomme au Jardin d’Eden, où ce pauvre Adam, hypnotisé par les seins ballottants d’Eve, tend la main pour les saisir mais cueille la pomme à la place … « On a du mal à comprendre que le Bon Dieu ait maudit toute la race humaine pour la seule raison que quelqu’un n’avait pu faire la différence entre des seins et une pomme », p. 71 ; ou bienla métamorphose du fameux sauvetage au hareng en facteur déclencheur de la proclamation de l’égalité des droits pour les Juifs en 1867 dans la monarchie austro-hongroise. L’écrivain adore s’amuser à prendre le contre-pied du sérieux, dès que pointe ce qui s’apparenterait à une écriture de la mémoire trop conventionnelle. En créant ces morceaux de joyeux charivari, il choisit de couper court à l’émotion quand elle est tout près d’emmener son lecteur.

Le livre le plus « juif » de Hilsenrath

Le Retour au pays de Jossel Wassermann est, pourrait-on dire, le livre le plus juif de son auteur, tant par le contenu que par la forme. Truffé de mots en yiddish, il est aussi traversé de répétitions parfois au mot près, d’étranges effets d’échos ou de loupe verbale – qui scandent le texte et lui confèrent un ton presque biblique : « Et cela aussi est vrai », « Et le rabbin dit » « Eh bien oui, il en fut ainsi » … C’est un texte touffu avec ses histoires enchâssées les unes dans les autres comme des poupées russes, ses détours et parenthèses prétextes à contes et légendes du shtetl … il faut suivre ! Et d’ailleurs :  au notaire goy qui n’en peut plus et le presse de ne raconter que « l’essentiel », Jossel rétorque : « Je n’ai jamais parlé de quelque chose de clair et de concis ! », p. 175.

À la sortie de l’office du matin /Quartier d Kazimierz à Cracovie

À travers son double romanesque Jossel, Edgar Hilsenrath rend ici hommage à sa lignée, à ses origines et se souvient de son héritage. À 66 ans, c’est comme si lui aussi retrouvait son « cœur juif » et parvenait à s’inscrire, avec sa patte particulière, dans la longue tradition des conteurs d’histoires transmises pour sauver de l’oubli le peuple errant. Bien sûr, il reste des pets, des scènes de défécation, des sexes disproportionnés et des seins ballottants ; une pincée de cynisme aussi ; et quelques jeux de mots que d’aucuns trouveront de mauvais goût : « Le four pouvait attendre. Un four a tout son temps. Avec un four, il n’y a pas le feu » (p. 21) – ; de jolis coups de sabot aussi : « Le cœur des Suisses est aussi imprévisible que le nombre de trous dans leur fromage est incalculable, et ils ont peu de compréhension pour les étrangers en détresse, et qui plus est, sans argent. », p. 232 ; sans quoi on ne reconnaitrait pas notre auteur ; mais la dureté, la colère, le cynisme et les provocations des textes précédents, Nuit (1964), le Nazi et le Barbier (1971), Orgasme à Moscou (1979) Fuck America (1980) ont enfin laissé place à un peu de lumière, de sérénité.

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Le conteur doit introduire son histoire auprès de son auditoire et il doit aussi y mettre un terme ; c’est la règle ! Edgar aime utiliser prologue et épilogues – ces appendices (parfois très singuliers) dans ses œuvres. Ici, avant de rencontrer le Juif Jossel et ses ancêtres, on est projeté in medias res au cœur de la colonne des « derniers Juifs », les habitants de Pohodna en route vers la gare où les attendent les trains de la mort ; montés à bord, on assiste à la conversation entre le rabbin et le vent, qui conseille au vieil homme de cacher l’histoire juive sur le toit du wagon plombé, pour qu’elle échappe à la destruction, gardée par les voix des petites et des grandes histoires juives – dont celle de l’oncle Jossel. Difficile de commenter savamment ces pages, tant leur naïveté si émouvante leur confère un caractère presque magique, sacré : le vent parle, les carottes pleurent, Jankl fait des projets de mariage avec Rifke pour quand il sera descendu de ce train interminablement immobile.
Mais le train redémarre vers l’est au matin du septième jour. Et le vent, qui a accompagné la déportation des Juifs de Pohodna, a tout entendu de leurs plaintes puis de leurs silences, repart en quête… À la dernière ligne du roman, il souffle  : « Je te parie que je trouverai quelque part l’esprit de Dieu ».