Vivre, mourir, survivre au ghetto

par Agathe Pin

Edgar HILSENRATH, Nuit, Titre original :  Nacht, Traduit de l’allemand par J. Stickan et S. Zilberfarb, Paris, Le Tripode, 2014, Collection Météores.

Nuit est une fresque sombre.
Dans son premier roman, Edgar Hilsenrath raconte l’errance affamée de Ranek, dans le ghetto roumain de Prokov (sur la rive orientale du Dniestr), entre mai et novembre 1942.

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En sursis dans le ghetto

Prokov, c’est le nom que donne le romancier à Mogilev-Podolski (en Ukraine actuelle), où passeront 50000 personnes, de septembre 1941 à la libération du ghetto par l’Armée Rouge le 19 mars 1944. Ces entassés sont majoritairement des Juifs des régions roumaines orientales de Bucovine et de Bessarabie. Hilsenrath lui-même y a passé deux ans et demi, adolescent en sursis, exposé à l’horreur quotidienne. 20 % des habitants de Mogilev seulement réchapperont de la faim, des maladies et des rafles.

Car il y a, à Prokov, un simple problème de place : à 19h, c’est le couvre-feu, policiers juifs et soldats roumains ont à cœur d’éviter tout grabuge : tous les spectres qui se trouvent encore dehors à cette heure, grouillant dans les fossés, couverts de boue, rampant pour des épluchures ou dépouillant les morts qui jonchent la ville de leurs chaussettes ou de leurs dents en or ; toutes ces ombres massées aux portes des halls de bâtiments en ruine et déjà surpeuplés, tout ce trop-plein-là est simplement raflé et envoyé plus à l’Est, à travers la plaine de Transnistrie, étroite bande de terre qui s’étend jusqu’au prochain fleuve, le Bug, qui coule quasiment parallèle au Dniestr.
On ne revient presque jamais du Bug.
La Wehrmacht, qui combat en territoire soviétique, abat par milliers les Juifs surnuméraires expulsés des ghettos.
C’est dans cette horreur qu’évolue Ranek. Dans la scène inaugurale du roman, Ranek prend à Nathan, son ami mort de faim, son chapeau ; et tout au long du texte, dans la masse indifférenciée des malheureux, c’est ce chapeau qui identifiera Ranek et permettra au lecteur tant bien que mal de le garder de vue pendant ses errances dans la ville réduite à un champ de ruines, et au cours de ses multiples rencontres.

Femmes et enfants juifs portant l’étoile jaune /Déplacement vers le Ghetto de Mogilew/Juillet 1943/Images de la propagande allemande/Source : Yad Vashem

Ranek ou le paradoxe humain

Ranek n’est ni un monstre ni un ange, c’est un homme en perdition, c’est une épave, un épouvantail, un squelette, une « araignée » ; condamné à la survie, il se sait en train de sortir de la communauté des humains, et se hait pour cela.
Le soir où le roman commence, alors qu’il rentre « chez lui » c’est-à-dire à l’asile de nuit où s’entassent les plus pauvres des pauvres du ghetto, il tombe sur une nouvelle, une Sarah encore bien en chair, fraichement débarquée de Czernowitz et complètement perdue ; elle lui colle aux basques, il finit par céder et la prend avec lui à l’asile ; il va la protéger, la nourrir tant bien que mal ; et aussi la violer – enfin essayer, car il est impuissant –, la proposer au troc, la dépouiller de sa dernière culotte, la tabasser quand elle le trahit pour une assiette de soupe.

Enregistrement de la population civile auprès du commandement local allemand/Ghetto de Mogilew /Juillet 1941/Images de la propagande allemande/Source : Yad Vashem

On le voit aussi partager son pain avec la vieille Levi – dont il vient de dépouiller le fils mourant de sa paire de chaussures pour la revendre – et son maïs puis son café avec Sigi ; on apprend qu’il a refusé d’être policier malgré le tuyau de Daniel, le policier juif qui l’a connu jeune, au village, dans leur vie d’avant : « À l’époque, Daniel m’a proposé d’entrer dans la police. (… Je n’avais qu’à dire oui… un seul mot, juste oui… et j’aurais été à l’abri jusqu’à la fin de la guerre :  bons petits plats, vraies cigarettes, vêtements chauds. (…) Je lui ai dit non. (…) À l’époque, j’avais encore des couilles. »
Et Ranek explique qu’il a des « coups tordus » sur la conscience, mais qu’il n’a jamais tué personne ; c’est sa limite. Et emmener les gens à la gare, « c’est un meurtre. », p. 109-110.
Dans la deuxième partie, la déshumanisation progressive du personnage se poursuit :  ainsi, Ranek ne ressent aucune émotion quand il revoit son frère Fred ; il éclate de rire sans pouvoir s’arrêter quand il apprend la mort du bébé de la bossue :
« Pourquoi avez-vous ri ?
Je ne sais pas pourquoi, dit Ranek. », p. 245.
Et dans la scène de la troisième partie où il vole la soupe d’un enfant, Ranek ne s’appartient plus : « Ce qui se produisit alors fut absolument indépendant de sa volonté. (…) lorsqu’il vit la soupe à portée de sa main il perdit tout maîtrise de lui-même. Il arracha l’écuelle des mains de l’enfant et se mit à manger avidement. » p.475.
C’est pourtant sur une autre tonalité, dans une autre scène avec des enfants que s’achève cette partie : 
« La fillette s’approcha timidement. Elle regarda Ranek :
 Alors c’est vrai ? Nous pouvons rester ici ? 
Oui, sourit Ranek.  Vous pouvez rester ici. », p. 508.

Travail forcé/Ghetto de Mogilew/1943/Images de la propagande allemande/Source : Yad Vashem

Impossible donc, en quelque sorte, de se reposer, en tant que lecteur. Notre horizon d’attente est sans arrêt malmené. Les catégories morales ne s’appliquent tout simplement pas dans ce monde où l’aubergiste du Grand Café du ghetto porte le nom lugubre de Lupu, où le policier juif s’appelle Daniel – comme le prophète. On croise dans le roman aussi bien des personnages de femme d’une dureté folle que la figure sainte et maternelle de Deborah, la belle-sœur de Ranek qui connait encore l’espoir ; la seule personne aussi, que Ranek admire.

Sur la ligne de crête

À Prokov, on ne fait rien que survivre ; le temps s’étire, il n’y a rien à faire qu’à chercher à se nourrir, à se vêtir, et à dégoter un endroit où dormir, hors de vue des traqueurs et des rafleurs. Le texte lui aussi s’étire, prend son temps, méandre entre les petits trafics du quotidien – négociations, arnaques, trocs improbables –, de brefs moments d’empathie et d’entraide aussi – partage de pain, écoute, étreinte – et des épisodes plus saillants qui parsèment le texte de scènes parfois difficilement soutenables – l’enlèvement du frère de Ranek, Fred, miraculeusement rentré de Berchad avec sa femme Deborah, semi-mort du typhus et déjà recouvert de cadavres dans l’hôpital-mouroir de Prokov ; ou la traversée à la nage du Dniestr, de nuit, que Ranek, à moitié mort de faim déjà, entreprend avec un complice pour aller dépouiller au marteau un cadavre de ses dents en or ; ou encore un accouchement par césarienne, pratiqué avec les moyens du bord dans le dortoir de l’asile vidé pour l’occasion de ses morts-vivants.
Et l’on est fasciné, proprement interdit, par cette ligne de crête sur laquelle marchent Ranek et ses comparses, d’un côté immonde de froideur calculatrice et de cynisme – on resquille, on dépouille, on trahit, on vole, on ricane – de l’autre encore faiblement conscients de certaines limites qui constituent la morale du ghetto : tu ne dépouilleras point un homme de ses chaussures avant qu’il ne soit vraiment mort – libéré. Et tu continueras de voir le doux visage de ta maman surgir au détour d’une manière d’être touché qui pourrait être une caresse ; et quand tu peux encore, tu prieras Dieu : « pouvoir ressentir la présence de Dieu… le pouvoir encore » (p. 231) dit Ranek, envieux, à Deborah.

Une expérience de lecture particulière

Nuit est certes un livre épais mais, en un sens, une lecture facile. Pas de recherche stylistique alambiquée, pas de passages réflexifs ou philosophiques, pas de construction complexe ; un fil chronologique simple qui n’est interrompu que par de brefs récits de rêves ou de rêveries qui font resurgir la vie d’avant pour mieux l’enterrer à nouveau au réveil ; de très nombreuses parties dialoguées — cela deviendra un vrai marqueur du style d’Hilsenrath, qui se voyait comme un « dramaturge contrarié » ; une perspective quasi unique, celle de Ranek, même si l’auteur s’offre parfois un détour par celle d’autres personnages  : Levi le mourant du couloir de l’asile, Sarah, Deborah, Sigi, ces êtres qui croisent la route de Ranek dans le grouillement, et le voient, parfois, comme « un chic type » (p.92), renvoyant ainsi le lecteur à l’incapacité de juger.
Mais Nuit est aussi, en un sens, l’une des lectures les plus difficiles qui soient sur l’expérience concentrationnaire et la déshumanisation des habitants des ghettos.

Juif qui coud sa propre étoile jaune/Ghetto de Mogilew/Juillet 1941/Images de la propagande allemande

Ni nuance ni pudeur chez Hilsenrath, qui assume parfaitement l’hyperréalisme de sa « vérité inventée »/erfundene Wahrheit. La puissance d’évocation du texte est stupéfiante ; certains lecteurs ne la supporteront pas. L’écriture se fait parfois quasi scénaristique, on est dans les scènes sans aucun surplomb, in medias res, comme au chapitre 9 de la première partie où le focus se déplace lentement, se promène sur les différentes figures du dortoir de l’asile de nuit. Nous sommes au ghetto, sa topographie nous devient familière, qui reflète une hiérarchisation sociale impitoyable, des appartements encore décents de la rue Pouchkinskaïa, dans laquelle on trouve aussi le bordel, le coiffeur, le bazar, aux ruines habitées des faubourgs, jusqu’aux fourrés boueux bourrés de sans-abris et de cadavres abandonnés. Ses bruits et ses odeurs nous parviennent : le fleuve, les latrines, les cris dans la nuit, les cloches de « l’autre côté » qui sonnent à minuit et aussi le dimanche — « Quand j’entends l’heure sonner, je sais que je vis encore » (p. 225) dit Deborah —.
Nuit est un roman de la faim – on ne peut pas douter qu’Hilsenrath l’a vécue dans sa chair tant ses descriptions en sont saisissantes et incarnées, comme quand Ranek fait un malaise de faim au bordel où il a pénétré par effraction à la recherche de Betti qui y travaille vaillamment (elle a « fait le grand saut pour survivre » (p.96) et fait partie des privilégiés du ghetto) : « La crise le frappa avec une violence inhabituelle. Autour de lui la chambre se mit à tournoyer à toute vitesse, ses mains se cramponnèrent à la table à mesure que sa peur grandissait (…) Il oublia complètement qu’il cherchait à se cacher, il se répétait en boucle : ce n’est rien. N’aie pas peur, tiens bon. Ça va passer… comme toujours… ce n’est pas la première fois que ça t’arrive. », p. 164.
Au chapitre 3 de la troisième partie, on meurt littéralement de faim avec Ranek – abandon, vertiges, bave, mirage – ; la folie et l’effacement s’approchent.

La réception impossible en Allemagne

On ne peut parler de Nuit sans évoquer sa genèse et le parfum de scandale qui entoura sa publication. Des premières notes sur des feuilles volantes et des cahiers d’écolier pendant les années du ghetto à la première sortie du texte en 1964, le texte-purge hante le jeune Hilsenrath pendant une douzaine d’années ; c’est en 1951 à Lyon, où il vit quelques années après une expérience ratée en Palestine et avant le long exil à New York, qu’il trouve enfin le ton et la forme dans laquelle écrire ; ce déclic, facilité par sa lecture d’Erich Maria Remarque, le sauve de la dépression profonde dans laquelle il s’enfonçait. Par la suite, de nombreuses versions de Nuit se succèderont, ignorées par les éditeurs ; en 1964 enfin, l’éditeur munichois Kindler décide de le publier. Mais une guerre interne divise très vite la petite équipe de l’éditeur, où certains voient dans la peinture sans concession des Juifs réduits aux pires extrémités pour survivre une provocation dangereuse qui risquerait de nourrir l’antisémitisme encore rampant dans la société allemande. Helmut Kindler finit par céder à la pression interne et organise un véritable sabotage éditorial, en forme de hara-kiri. Tiré à environ 1 000 exemplaires, Nuit est vite épuisé, sans espoir de réimpression. Il devient un livre fantôme, introuvable dès avril 1965.

Edgar Hilsenrath/Année 1970

Dans l’Allemagne d’Adenauer trop vite passée à un philosémitisme bon teint, la représentation littéraire de la Shoah obéit à des règles implicites. Nuit choque, enfreint les stéréotypes des nobles victimes juives confrontées sans recours aux cruels SS ; Ranek n’est ni victime ni bourreau, il se tient en dehors de tout cadre connu ; il est trop dur à regarder en face. Le style aussi fait débat, considéré par certains comme obscène et outrancier. Le texte est inclassable, entre roman et autobiographie. On a tôt fait de l’oublier, il dérange. Et le texte reste au placard en Allemagne jusqu’en 1978.
La version imprimée allemande de 1964 permettra néanmoins à l’éditeur américain Doubleday de le repérer et de l’accepter ; la carrière d’Hilsenrath débute vraiment aux États-Unis à la fin des années 1960.

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« Vous avez l’art de la survie » (p. 260) lance la vieille Levi à Ranek au milieu du roman, avec une certaine admiration. Et c’est vrai. Mais Ranek n’est ni un héros, ni un sur-homme, et Hilsenrath ne nous prend pas pour des idiots.
Ranek meurt, sous l’escalier à l’asile de nuit déserté par tous car envahi par le typhus ; l’un de ses anciens congénères s’apprête à lui défoncer la mâchoire à coups de marteau, à la recherche d’or. Deborah adresse une ultime prière à Dieu, l’implorant de l’aider à garder la tête froide et de continuer à survivre, avec le nourrisson dont elle a pris la responsabilité.
« Pourquoi tenons-nous tant à la vie ? » s’était interrogé Ranek au milieu du roman, presque jaloux des morts, enfin tranquilles (p. 229).
Nous n’aurons pas de réponse.

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