La Bible comme un roman

par Sacha Czertok

Thomas MANN, Joseph et ses frères, Titre original : Joseph und seine Brüder, Traduit de l’allemand par L. Servicen, écrit en Allemagne, France, Suisse et aux États Unis, 1935-1948.

Tétralogie comprenant :

  • Tome 1 : Les histoires de Jacob, Titre original : Die Geschichten Jaakobs, Gallimard, 1935, Repris dans la Collection « L’imaginaire »
  • Tome 2 : Le jeune Joseph, Titre original : Der junge Joseph, Gallimard, 1936, Repris dans la Collection « L’imaginaire »
  • Tome 3 : Joseph en Égypte, Titre original : Joseph in Ägypten, Gallimard, 1938, Repris dans la Collection « L’imaginaire ».
  • Tome 4 : Joseph le nourricier, Titre original : Joseph, der Ernährer, Gallimard, 1948, Repris dans la Collection « L’imaginaire »

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Quelques années avant sa mort, dans une courte étude consacrée à Joseph et ses frères, Thomas Mann confesse : « On m’a souvent demandé ce qui avait bien pu m’amener à choisir pour thème de roman des évènements à tous égards si loin de nous et à chercher la matière romanesque d’une œuvre aussi vaste et d’aussi longue haleine dans une légende biblique ». Comment, en effet, ne pas être intrigué par cet étrange roman, le plus long du Prix Nobel avec ses 1800 pages étalées en quatre volumes, démarré en 1926 dans l’Allemagne de la République de Weimar et conclu plus de quinze ans plus tard en exil ?

Un roman sur l’esprit juif

Si l’auteur parvient à l’achever malgré les périls de l’époque, c’est qu’il y place aspirations et espérances : littéraires (écrire, âgé, l’œuvre que Goethe n’a pas réussi à écrire jeune), esthétiques (délaisser peu à peu les thèmes contemporains pour des thèmes atemporels), et bien sûr politiques. À cet égard, Thomas Mann reconnait a posteriori : « Sans doute le choix d’un thème de l’Ancien Testament ne fut-il pas l’effet du hasard. Il se trouvait évidemment dans un secret rapport polémique avec certaines tendances contemporaines qui m’étaient essentiellement contraires, je veux parler du racisme. […] C’est justement parce que cela était déplacé qu’il fallait écrire un roman sur l’esprit juif. ». Que de chemin parcouru, entre une jeunesse baignée dans le conservatisme de son temps et ces heures de maturité qui auront mis en lumière le legs spirituel juif de l’Europe !

Mais l’auteur refuse que son travail soit réduit à cet aspect. Dans Joseph et ses frères, « le judaïsme n’est jamais dans l’œuvre qu’un premier plan ». S’y ajoutent références, styles et registres extrêmement variés – des dernières découvertes historiques sur l’Égypte antique au pastiche de poèmes romantiques allemands – qui en font un roman résolument moderne. Là réside le caractère unique de cette œuvre : pleinement inscrite dans l’histoire européenne du roman, mais qui se lit aussi « comme une exégèse, un développement de la Thora, comme un midrash rabbinique ».

Thomas Mann n’est pas rabbin : il est romancier. Et c’est comme tel qu’il traite son sujet. Le lecteur averti sera toutefois stupéfait des nombreuses références talmudiques glissées au cours du récit, pour inspirer la narration ou au contraire l’en distinguer, et de la connaissance que possède l’écrivain de l’hébreu biblique : « De Jacob, il avait toujours été dit qu’il était « tam » c’est-à-dire droit et vivait sous la tente ; mais « tam » est un mot étrange, ambigu, improprement rendu par « droit ». Son sens englobe à la fois le positif et le négatif, le oui et le non, la lumière et les ténèbres, la vie et la mort. On le retrouve dans la singulière formule « ourim et toummim », où, par opposition avec l’« ourim » clair et affirmatif, « tam » représente manifestement la face ténébreuse du monde, à l’ombre de la nuit. », Joseph le nourricier, Chapitre IV « Le temps des libertés », Ourim et Toummim, p. 253.

Joseph vendu par ses frères/Bible illustrée par Gustave Doré

Si le roman regorge d’érudition, Joseph et ses frères est d’abord une histoire, qui reprend les évènements de la deuxième moitié de la Genèse, des chapitres XXVII (Paracha Toledote) à L (Paracha Vaye’hi). Quatre volumes de sept chapitres chacun – hommage à la temporalité biblique et au cycle lunaire – font le récit

  • des Histoires de Jacob : de la bénédiction donnée par Isaac à Jacob à la naissance de ses treize enfants
  • du Jeune Joseph : de son apprentissage à son sauvetage du puits par les marchands 
  • de Joseph en Égypte : de son entrée en Égypte à sa disgrâce par Putiphar 
  • et de Joseph le nourricier : de son élévation par Pharaon aux retrouvailles familiales.

Mais que l’on ne s’y trompe pas : la linéarité narrative n’est qu’apparente. Dans chaque tome, Thomas Mann multiplie les ruptures et les retours en arrière – jusqu’à l’Alliance avec Abraham – pour mieux faire ressortir ce qu’il y a de répétition et de variation entre chaque péripétie.

À partir d’une histoire bien connue

Quel intérêt un romancier a-t-il à bâtir pendant quinze ans un roman à partir d’une histoire connue de tous, et qui plus est « sacrée » ? L’auteur s’en amuse à plusieurs reprises : « Nos objecteurs arguent que la forme concise sous laquelle [cette histoire] figure dans le texte d’origine ne saurait être surpassée, et que notre entreprise entière, qui par ailleurs n’a déjà que trop duré, est peine perdue. Mais depuis quand un commentateur fait-il concurrence à son texte ? Et l’explication du « Comment » ne comporte-t-elle pas une dignité et une importance vitales aussi grande que la tradition affirmant le « Quoi ? ». La vie ne s’accomplit-elle pas tout d’abord dans le « Comment ? ». Rappelons ici ce qui déjà fut indiqué précédemment : avant que l’histoire ne fût racontée pour la première fois, elle s’était déjà racontée elle-même avec une précision où la Vie seule excelle, et à laquelle le narrateur n’a ni l’espoir ni la perspective d’atteindre. Il ne peut que s’en rapprocher, en servant le « Comment » de la vie plus loyalement que n’a condescendu à le faire l’esprit lapidaire du « Quoi », Joseph en Égypte, Chapitre VI « La femme frappée », Le mot incompris, p. 344.

Ce sont donc les interstices des mots et des versets de la Genèse qui l’intéressent, le lieu du « comment », là où il peut librement replacer la vie des personnages bibliques à notre hauteur, et révéler ce qu’ils disent de notre humanité. Exercice stimulant mais non sans interrogations : la concision de tel verset invite-t-elle à une ouverture interprétative infinie ou au contraire à une retenue nécessaire ? Quel statut donner aux paroles de la Genèse noyées dans un récit profane ?

Pour dépasser ces interrogations, Thomas Mann dit s’être inspiré, outre de la tradition talmudique, de deux autres œuvres littéraires : du comique de Tristram Shandy de Laurence Sterne, et des jeux du langage de Goethe dans ses Faust.
Nous insisterons donc sur cette approche littéraire unique de la Genèse, et sur les interrogations et méditations qu’elle permet, en retenant trois des thèmes de l’œuvre : l’expérience du temps, l’individualité, et la place du jeu dans la vie.

Temps des commencements, temps de la narration

Par où commencer une œuvre qui s’interroge sur ce qui est atemporel et veut revenir aux premières assises de la civilisation humaine ? Question vertigineuse, plus encore pour un auteur qui a fait du Temps l’un des thèmes principaux de sa recherche romanesque. Il est consolant de s’imaginer Joseph avoir les mêmes questionnements : « Son désir d’assigner un commencement à un passé auquel il se reliait, se heurtait aux difficultés inhérentes aux essais de ce genre ; en effet, chacun de nous est issu d’un père et rien n’a préexisté en soi ; toute chose, au contraire, dérive d’une autre et nous reporte ainsi plus en arrière, plus loin vers les causes premières et l’abîme du Passé », Les histoires de Jacob, Prologue « La descente aux enfers », p.16.
Le Joseph de Thomas Mann ne croit pas aux commencements que les hommes se racontent. Certes, les beaux entretiens – expression inventée pour désigner ces histoires orales que sa famille se répète et se transmet sans cesse en même temps qu’elle les enrichit de ses histoires de vie – commencent avec Abraham.

Abraham reçoit la visite des trois anges/Bible illustrée par Gustave Doré

Mais ce Joseph sait qu’il y avait des civilisations avant Abraham, suffisamment raffinées pour comprendre les astres, cultiver le blé et transformer la vigne. Et il connaît aussi d’autres poèmes, des « vérités mensongères » des temps antérieurs que déjà il ne peut plus dater (le déluge, la tour de Babel, les soucis du Créateur pendant le Tohu-Bohu…), si ce n’est en disant comme les Égyptiens : « elles datent du temps de Seth ».
Malgré ces réserves, et tout en se distanciant de récits faisant d’Abraham son bisaïeul (lui le voit plutôt éloigné de vingt générations), Joseph adopte la coupure temporelle des siens, l’Alliance abrahamique, soulignant en creux le besoin d’un point de départ (inévitablement factice) pour démarrer le récit de sa vie. Pour initier le récit de son œuvre, Thomas Mann choisit ce même point de départ, au nom de valeurs européennes que son époque oublie peu à peu : la dignité du « moi » de l’individu (préalable à la découverte de Dieu), le doute de ce qui est vrai et juste (comme Joseph doute du Nom véritable et de ses desseins), et la volonté de le dépasser (comme tous aspirent sans cesse dans le roman à la quête du Dieu juste pour les hommes).
Ce temps des commencements, ce passé imprécis dans lequel nos propres vies se perdront un jour, n’est pas pour un narrateur n’importe quel passé. C’est pour Mann un « jadis mélange de fable et de prédiction, présent intemporel » qui appelle à une « fête de la Narration, habit de parade du mystère vitale » (Tome 1, p. 51) : autrement dit, à quatre livres qui traiteront Isaac, Jacob et Joseph comme des personnages de roman, chercheront à nous hisser à leur hauteur, et révèleront davantage notre proximité avec leurs émotions, raisonnements et aspirations, que les petites étrangetés qui nous sont apparues avec les siècles. Par ce procédé, Mann semble avoir évité l’écueil de l’exégète contemporain selon Lévinas : n’appréhender les textes qu’à l’aune d’un prisme historique ou constructiviste. Au contraire, Mann joue dans son récit avec l’Histoire : il imagine par exemple que le Pharaon que sert Joseph est Akhenaton (réputé libéral et ouvert) pour offrir des dialogues plus riches sur l’essence divine véritable. Et s’il lui arrive de qualifier ce récit de « mythe », ce n’est pas au sens d’une histoire considérée avec distance et supériorité, mais en tant que « type » de ce qui est pour notre ère éternellement humain, atemporel. 

L’individu à travers les générations

Ce temps des commencements, particulier pour le narrateur qui veut le restituer, l’est aussi pour les personnages qui le vivent : « Sous le ciel d’alors, six siècles ne représentaient pas la même somme que pour notre histoire occidentale ; c’était une période plus paisible, plus silencieuse, plus lisse. […] Dans l’ensemble, le Temps s’était montré plus conservateur que de nos jours. […] Le souvenir transmis oralement de génération en génération était plus direct, plus familier, moins entravé, le Temps ayant plus d’unité, et par conséquent on l’embrassait plus facilement d’un coup d’œil », Les histoires de Jacob, Prologue « La descente aux enfers », p.14-15.
Thomas Mann joue avec cette licence temporelle pour interroger l’individualité de ses personnages. Il l’enrichit au cours du roman d’une hypothèse audacieuse : les âges très avancés d’Abraham et Isaac, leurs histoires nombreuses que la Tradition rapporte, cachent les histoires de plusieurs hommes qui se seraient appelés ou renommés ainsi a posteriori. De ces prises de liberté surgissent un nouvel éclairage de ce que peut être le « moi » des hommes : un « moi » défini par l’ascendance, le souvenir et la proximité aux générations passées (les trois générations séparant Abraham et Joseph seraient le raccourci de six siècles), mais aussi par le nom, les histoires et significations qu’il recouvre. Ainsi, le vieux serviteur de Jacob et précepteur de Joseph est-il appelé Eliezer, comme le messager affranchi d’Abraham, car « il y en avait toujours eu un dans les demeures de la tribu spirituelle d’Abraham » (Tome 2, p. 37) ! Derrière cette homonymie, Jacob voit simultanément les deux Eliezer (son serviteur, et celui qui autrefois alla chercher une épouse à Isaac), et Eliezer se raconte lui-même en s’appropriant ces faits lointains, démultipliant les visages et les identités de son enveloppe corporelle : « Quand, pendant la leçon assis tous deux au pied de l’arbre de l’enseignement, près du puits, à l’ombre des feuilles, Petit Joseph considérait son maitre […] le regard de ses yeux beaux et jolis se brisaient contre la silhouette du narrateur : à travers lui, il voyait une infinie perspective d’Eliezer, qui tous disaient « Je » par la bouche de celui qui était assis là présentement ; mais comme il se trouvait dans la demi-obscurité que versait l’arbre aux vastes ombrages, et que derrière Eliezer l’air vibrait, traversé de rayons brulants, cette suite d’identités se perdaient au loin, non dans les ténèbres, mais dans la lumière…» , Le Jeune Joseph, Chapitre II « Abraham », Du plus ancien des serviteurs, p 37-39.

Éliezer cherche une épouse pour le fils de son maître Abraham/Bible illustrée par Gustave Doré

De même qu’il est impossible d’établir une rupture claire qui acte le début d’une civilisation, la naissance d’un individu ne peut être lue isolément de l’histoire des hommes : elle hérite de la charge du nom qui lui est donnée, ou qu’on lui donnera,mais aussi des histoires antérieures, de la façon dont les générations passées ont agi et pensé. Dans Les testaments trahis, Milan Kundera souligne l’intérêt du choix de l’auteur de faire tenir à un Jacob en deuil de Joseph, une attitude et un langage similaires à ceux de Noé, ouvrant par là une vaste méditation sur le libre arbitre réel de l’individu : « nous pensons agir, nous pensons penser, mais c’est un autre ou d’autres qui pensent et agissent en nous : des habitudes immémoriales, des archétypes devenus mythes, passés d’une génération à l’autre, possèdent une immense force de séduction et nous téléguident depuis (comme dit Mann) « le puit du passé ». » (Milan Kundera, Les testaments trahis, Bibliothèque de la Pléiade, p. 821).
Les personnages se servent de leur connaissance des « beaux entretiens », de leur proximité avec les générations passées pour identifier des situations typiques de l’humanité, appelées à se reproduire indéfiniment, et éclairer leurs actes à l’aune de ceux de leurs prédécesseurs. Dans certains cas, elles suscitent chez les personnages imitations et continuation : ainsi en va-t-il de la prévoyance de Joseph devant la famine annoncée, se rappelant celle de Noé construisant son arche en attente du déluge, ou encore ses années de servitude dans la maison de Putiphar, d’autant mieux acceptées qu’elles lui rappellent celles de son père chez Laban. Dans d’autres cas, elles appellent des variantes : Ésaü refuse d’être une répétition de Caïn, les frères ligotent Joseph mais ne le tuent pas, contrairement au chant de Lamech qui aurait inspiré leur acte…. Enfin, apparaissent quelques situations plus rares que l’humanité ne s’est encore jamais racontées : c’est, à titre d’exemple, Thamar, qui se joue de Juda pour s’inscrire dans la filiation (et les histoires) de Jacob, incarnant pour Mann un motif jusque-là inédit : le désir féminin par calcul. La vie de chaque individu se lirait alors, à l’image de celle de Joseph, comme la composition unique (et avec le temps sans cesse plus complexe) de répétitions d’archétypes passés et de variations inédites, appelées à être les archétypes de demain : « Oui, l’époque de Laban recommençait pour Joseph, pourtant tout se passa bien autrement que dans le cas charnel du père. Car le retour implique des variantes, et de même que dans le kaléidoscope une quantité toujours constante de petits fragments colorés s’ordonne en des vues toujours diverses, ainsi les jeux de la vie font jaillir, de données identiques, des aspects toujours nouveaux (…). Pour le fils, que de modifications devait subir l’agencement des fragments et des petites pierres qui avaient formé le panorama de la vie de Jacob, et combien ils devaient s’ajuster en scènes plus riches, plus compliquées, mais aussi bien pires… », Joseph en Égypte, Chapitre IV « Le très Haut », Au pays des petits-fils, p. 175.

Les jeux de la vie

Ces retours vers le passé, qui cherchent à distinguer les événements véritablement inédits d’une vie, aident les personnages à se repérer, à agir, mais ne les rend pas plus clairvoyants. Le plus souvent, la vie semble même se jouer d’eux – effet que la narration accroît auprès d’un lecteur qui connaît déjà son issue. La joie d’Ésaü fanfaronnant à l’avance d’une bénédiction qu’il n’aura jamais, ou la détresse accentuée d’un Jacob pour un deuil sans motif réel nous apparaissent tristement comiques, empreintes d’une douce ironie. Pire, à mesure que les personnages consentent à l’événement imprévu, pensant enfin comprendre la musique de leur propre existence, la vie vient les surprendre d’un événement qui l’enrichit encore, la complique. Frère de Joseph ayant participé à sa descente ligotée dans un puit, Juda pensait que l’existence qu’il menait depuis était un juste retour de ce « péché originel » : fardeau de la culpabilité, enfants médiocres, humiliation par la ruse de Thamar… jusqu’à ce qu’il soit choisi à soixante-quinze ans pour recevoir et transmettre à son tour bénédiction paternelle : « Et un phénomène étrange se produisit : à mesure que se déversait sur lui le flot et que l’huile de la Promesse se répandait sur sa tête, ses sentiments tumultueux se calmèrent, il écouta avec une fierté grandissante, il se dit : « Eh bien tout de même !… Alors, en somme, le péché n’était pas si grand et apparemment point un obstacle à la bénédiction, peut-être ne me sera-t-il pas compté trop lourdement – la pureté à laquelle j’aspirais n’était donc pas indispensable au salut (…) ? » », Joseph le nourricier, Chapitre VII « Le retrouvé », La réunion suprême, p. 458.
Face à cette vie qui se joue de tout, l’envie est grande de voir aussi l’existence comme un jeu.
Thomas Mann se plait ainsi à souligner l’allure théâtrale d’épisodes – clés de la vie de ses personnages. Joseph est un acteur tragique quand il explique l’impossibilité de son amour à la femme de Putiphar (les répliques figurent alors formellement avec des didascalies !) ; puis auteur-metteur en scène de la réunion avec ses frères, soucieux de « les tenir en suspens pour l’agencement et la beauté de cette histoire divine » (Tome 4, p. 276).

« Je suis Joseph votre frère »/Bible illustrée par Gustave Doré

La duperie d’Isaac, qui ne reconnaîtrait pas la voix de Jacob, sonne, elle, comme une mauvaise farce : « Oui, fit-il, évidemment, voilà qui me persuade bien que c’est ta toison, que ce sont les touffes rousses d’Ésaü, je le vois avec mes mains voyantes. La voix est la voix de Jacob, mais ces poils appartiennent à Ésaü et ceci tranche tout. Tu es donc Ésaü ? », Les histoires de Jacob, Chapitre IV « La fuite », La grande farce, p. 199.
Le jeu semble partout, et Joseph l’un de ses premiers observateurs et adeptes. À l’écouter, on devine qu’il fut d’abord pour lui un moyen de ne pas sombrer (après ses descentes successives au puit, en Égypte, en prison), avant de se muer en joie éthique : « Car l’enjouement, mon ami, la malice joyeuse est le meilleur don de Dieu à l’homme et la connaissance la plus profonde que nous ayons de notre vie complexe, problématique. Dieu les a impartis à notre esprit pour que nous puissions éclairer d’un sourire le visage sévère de la vie (…) On ne saurait répondre sérieusement [aux problèmes qu’elle nous pose]. Par l’enjouement seul, l’esprit humain peut s’élever au-dessus d’eux. Et s’il s’amuse des problèmes sans réponse, peut-être arrachera-t-il un sourire même au Seigneur, le Puissant qui ne répond pas. », Joseph le Nourricier, Chapitre VI, ,« Le jeu sacré », Ils arrivent, p. 282.
À l’approche de la maturité, même occupant les plus hautes fonctions d’Égypte, il joue.

Aidé par une intelligence supérieure, il gère les situations les plus périlleuses (la famine de toute une région), et s’arrange sans heurts des différences culturelles avec son pays d’accueil. Mais jusqu’où ce jeu-résilience le conduit-il ? Le jeu de séduction qu’il laisse s’instaurer avec Eni, la femme de Putiphar, manque de le tuer, tandis que ses années de jeu mondain à la Cour achève sa transformation en Égyptien, modifiant ses traits et l’accent avec lequel il parle la langue des siens. Le jeu l’aurait-il égaré en même temps qu’il l’a sauvé ? C’est la réflexion à laquelle nous mène le jugement d’un Jacob sur son lit de mort qui, en ne transmettant pas à Joseph la bénédiction, rappelle peut-être qu’il ne fut qu’homme, sans que son agilité enjouée ne signifie finalement une digne supériorité : « Il a obtenu la faveur de Dieu et des hommes. Rare bénédiction, puisque la plupart ont le choix entre plaire à Dieu ou au monde. (…) C’est une bénédiction charmante mais non la plus haute et la plus stricte. Vois-tu, ta vie chérie s’étale et se découvre dans toute sa vérité, sous l’œil du mourant. Elle fut jeu et allusion ; aimable charme proche du salut mais point très sérieusement élu et autorisé. La tendresse poigne mon cœur en voyant comment la joie et la tristesse s’y mélangent – personne ne peut t’aimer autant, mon enfant, s’il ne voit que l’éclat de ta vie et non, en même temps, comme le cœur paternel, sa tristesse. », Joseph le nourricier, Chapitre VII « Le retrouvé », La réunion suprême, p. 464.
À moins que la mort, qui dans le roman interrompt Jacob dans le flot d’une dernière parole, ne soit une ultime moquerie de la vie face au sentiment de noblesse et de dignité supérieure dont il s’est toujours paré.

***

En quoi ce midrache de romancier, dont on a ici tenté de rendre compte par quelques aspects seulement, est-il différent de tous les autres midraches rabbiniques ? Essentiellement parce que la musique de la narration que fait entendre Thomas Mann est unique, et c’est d’abord par elle que sont suggérées d’anciennes ou nouvelles interprétations aux épisodes de la Genèse. Accessible aux profanes, cette liberté de la prose du romancier permet aussi, en construisant de véritables personnages sur les quelques indications bibliques existantes, de faire entendre d’une façon unique certains passages : on accède autrement à l’émotion qu’a Jacob pour Joseph lors de leur réunion finale après qu’on a lu au long des quatre volumes l’amour filial unique que leur prête Thomas Mann, de même que le perfectionnement de l’art romanesque pour décrire l’amour et le désir est ici mis à profit pour comprendre sous un jour nouveau la prétendue légèreté de la femme de Putiphar et la chasteté de Joseph.
Pour autant, les différences entre ces approches sont-elles si grandes ? Certes, le corpus que mobilise Thomas Mann pour ses inventions est d’abord historique, littéraire et mythologique avant d’être talmudique, mais cela n’arrive-t-il pas aussi à certains Sages (dans des proportions inverses) ? Et la distance avec laquelle il travaille les mots et versets de la Genèse, le comique qu’il y révèle, notamment par l’incise de nombreux essais et commentaires, n’est-il pas comparable à la liberté qu’exige l’esprit du judaïsme face aux textes ? Peut-être n’est-ce pas si étonnant si l’on considère que les valeurs que l’auteur célèbre dans celui-ci (dignité du moi, doute, effort de vérité) sont précisément celles qui animent l’œuvre des romanciers. Les méditations du romancier seraient-elle une sagesse juive ?

Indications bibliographiques

  • Emmanuel Levinas, Quatre lectures talmudiques, Paris,Les Éditions de Minuit, 1968 :

Utilisé dans cet article en référence à son introduction où les écueils et difficultés de la lecture talmudique sont rappelés.

  • Jacques Le Rider, « Joseph et Moïse égyptiens : Sigmund Freud et Thomas Mann », Savoirs et clinique, vol. n°6, no. 1, 2005, pp. 59-66. :
    Utile pour comprendre les libertés historiques que prend Thomas Mann (et comment elles ont inspiré Sigmund Freud).
  • Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993 ;
    Resitue Joseph et ses frères esthétiquement dans l’histoire de l’art du roman.
  • Thomas Mann, Études : Goethe – Nietzsche – Joseph et ses frères, Traduit de l’allemand par P. Jaccottet, Mermod, 1949.
  • Marc-Alain Ouaknin, Les dix commandements, Points, 2009, Collection Sagesse.
    Permet d’identifier un épisode narratif (la fuite de Joseph juste avant l’acte adultérin avec la femme de Putiphar, suite à l’apparition de la figure de son père) inspiré d’un commentaire de Rachi.
  • Philippe Zard, De Shylock à Cinoc. Essai sur les judaïsmes apocryphes,  Paris, Classiques Garnier, 2018, Collection « Perspectives comparatistes ».
    Pour situer historiquement le roman sur le plan idéologique. T. Mann participerait (avec d’autres) à faire émerger la notion d’origines « judéo-chrétiennes » (et non seulement chrétienne) de l’Europe. Plus que le cas de Joseph et ses frères, c’est La loi qui y est particulièrement analysé.
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