De l’Hébreu à l’homme juif :

Chemins et passages

par Benjamin Barouh

André NÉHER, L’existence juive : Solitude et affrontements, Paris, Éditions du Seuil, 1962.

« La Bible est devenue véritablement le livre de chevet de l’humanité : celle-ci y découvre comme un raccourci de sa propre aventure, et l’inventaire de ses démarches éternellement inachevées », p.33. André Néher convie le lecteur à un voyage dans la Bible juive. Chacun des essais de l’Existence juive lui fait découvrir des passerelles vers des paysages insoupçonnés, baignés d’une chaude lumière humaniste. Mais les chemins qui s’ouvrent ne sont pas toujours aisés, comme le souligne le sous-titre de ce recueil : « solitude et affrontements ».

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Ces deux termes offrent des significations inverses. La solitude signifie une mise à l’écart, une épreuve mais aussi un privilège, comme lorsqu’on évoque la solitude du « Dieu seul », l’unicité du Maître de l’univers, séparé des autres dieux et des créatures. La solitude de la communauté d’Israël, peuple élu ou peuple exclu, est aussi la multitude d’un peuple soudé « comme un homme seul » comme le dit l’expression biblique (Juges : 20,8). Quant à l’affrontement, cette notion peut évoquer la violence, le combat, les dommages, ou bien le face-à-face et la rivalité fécondes.

On peut même combiner les valeurs positives et négatives de ces termes si l’on considère d’une part que le « peuple seul » affronte le « Dieu seul », et d’autre part que ce même peuple est confronté aux nations tout au long de son histoire sans perdre son unicité, ni sa solitude. Ce sous-titre révèle toute la complexité de la pensée israélite face aux nations, à elle-même et au divin, contenue dans les vingt-deux tribunes « d’actions et de réflexions », rédigées de 1946 à 1962 et savamment réunies par André Neher dans son manifeste de L’Existence juive.

Au centre d’un carrefour

Le voyage commence avec le discours « Transcendance et immanence » co-écrit avec son frère Richard et prononcé le 1er janvier 1946 devant le public de la maison d’enfants l’Hirondelle de l’OSE, dans la banlieue lyonnaise. Le thème du livre est clairement exposé dans ces quelques lignes : « Israël et, avec lui, l’humanité se réveillent en plein centre d’un carrefour. Il est intéressant de connaître comment ils y sont arrivés : mais l’intérêt transformera des opinions en parti pris. Il est désirable de concevoir comment ils en pourront en sortir ; mais l’illusion du souhait les transportera en un point qui ne sera qu’un nouveau carrefour. Il est urgent de prendre conscience qu’ils doivent trouver la voie qui les en sortira », p.13.

Cette conférence marque la sortie du tunnel pour les victimes du nazisme, et particulièrement pour le peuple juif réchappé de l’anéantissement. André et Richard dédient leur tribune à leur père Albert Abraham, mort en 1944, en citant un extrait de son œuvre inédite : « Aperçus critiques sur la critique de la Bible » : « Dans une suite sans arrêt ni fissure, nos pères nous ont transmis leur croyance et le présent nous impose l’obligation de poursuivre cette transmission ».

André Néher/S.d./Auteur de la photographie non identifié/Bibliothèque Numérique de l’AIU

En 1941, la famille juive alsacienne Néher, regroupée autour de Rosette et Albert Abraham, trouve refuge à Lanteuil, précisément dans le château de la Praderie. C’est dans ce contexte dramatique qu’André Neher, alors jeune professeur d’allemand débouté de son poste à Brive la Gaillarde, plonge ses mains dans la terre, prodigue courageusement des cours clandestins à des élèves locaux préparant leur baccalauréat, prie dans leur synagogue improvisée, pratique la musique, l’hébreu biblique,  l’enluminure des Haggadote et puise enfin au cœur de sa judaïté « le fardeau de la Torah (…) des profondeurs des millénaires, débordant d’eaux vives, ruisselant de fraîcheur, illuminant notre Présent de clartés éblouissantes et de soleils. » (Albert Abraham Neher). Le patriarche rebaptise leur refuge « Mahanayim-en-Corrèze », en référence à la double demeure où Jacob sépare sa « maison » et son troupeau pour se mettre en retrait et affronter seul l’ange de son frère Esaü (symbole des nations).
Au bout de cette nuit de lutte, Jacob devient Israël, victorieux, mais boiteux. Au bout de la guerre, André Neher décide de ne plus enseigner l’allemand et de se consacrer aux études hébraïques, et d’avancer courageusement, en prenant son élan dans la tradition.

Inchronisme

C’est ainsi qu’il expose la notion d’« inchronisme », qui se présente comme une réponse philosophique et spirituelle à nos limites psycho-sensorielles, surtout notre incapacité à maîtriser le temps. Pour utiliser une expression commune : « Nous n’avons pas le temps », mais le temps lui nous a (et nous aura). Puisqu’il nous est impossible d’embrasser le temps, il nous faut chercher, selon André Néher, un point de coïncidence où le passé immémorial et le présent le plus actuel se rejoignent, où se rassemblent le mouvement de l’histoire et celui de l’esprit, « là où le présent est à la fois passé et avenir, où il est non pas moment, mais fusion, coexistence, enracinement, prolongement, chaîne », p.18. Ce point d’accroche, que l’on pourrait se représenter comme un promontoire, une jetée sur l’océan des données du monde sensible, est accessible à tous, et se trouve à portée de main. La Torah offre au croyant, à l’érudit ou au simple curieux, une voie d’inchronisation, si l’on suit les pas d’un guide sûr. L’auteur invite à visiter le Livre et à parcourir l’Histoire juive que pourraient figurer les soufflets d’un accordéon qui se plient et se déplient sur une échelle de quatre millénaires.
Il faut donc fournir un effort rétrospectif et considérer les attentes légitimes de millions d’âmes sortis de l’enfer. L’un des enseignements de l’ouvrage est conditionné par la construction de l’État d’Israël en réponse à la première Alliance divine, emportée dans l’exil et comme tragiquement fertilisée par la Shoah.
Dans un champ plus large, nous pourrons concevoir une réflexion d’après le schéma solitude/affrontement qui tiraille et enrichit l’espèce humaine en rotation autour de son origine et d’une transcendance. « (…) La mission des enfants d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, des élèves de Moïse et des Prophètes, est de chercher l’absolu dans le contingent, l’extraordinaire dans l’ordinaire, le divin dans le terrestre, donc de dépasser le physique mais de le rendre métaphysique, de telle sorte qu’apparaisse non l’identité des deux termes mais leur contiguïté », p.15.
Une exégèse vivifiante
Si la Bible façonne l’Histoire (pour le meilleur et pour le pire), ses interprétations « actives » peuvent la remodeler, l’enrichir et infléchir le cours des événements. Ce va-et-vient, cette circulation, ce dialogue ouvert entre Créateur et création, favorisé depuis l’Antiquité par les Talmudistes, vivifie la Loi hébraïque. Or, l’hébreu est une langue consonantique dont l’élasticité permet d’exprimer une chose et son contraire par un simple retrait ou ajout de caractère. On comprend alors que la version écrite de la Torah orale ne doit pas être figée, au risque de devenir obsolète, quand toute interprétation peut en cacher un autre, jusqu’à l’infini. Au chapitre 3 de la Genèse, l’Eternel interpelle Adam après la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : « Où es-tu ? » (Genèse : 3, 9) André Néher commente : « La Bible suppose que l’écho de cette question retentit, en répétition inlassable, à l’oreille de chaque homme. », p.27. La réponse d’Adam (« Je suis nu et je me suis caché ») est tout aussi lancinante.
Les exégèses d’André Néher s’intéressent aux brisures, aux vides et aux passages dérobés. Au chapitre 4 de la Genèse, L’Éternel interpelle Caïn, premier né du couple primordial banni de l’Eden et meurtrier de son frère Abel pour lui dire : « Qu’as-tu fait ? » (Genèse : 4,10) Le parallèle avec l’interpellation d’Adam est troublant. Le Tout-Puissant « sait » évidemment où se cache Adam et ce qu’a fait Caïn. Adam goûte au fruit défendu car Il lui défend. Caïn tue Abel en réaction au dédain d’Adonaï qui laisse faire. « Cette étourderie divine, écrit André Néher avec humour, cette inadvertance divine, c’est cela (…) qui doit être ressenti chaque fois que notre lecture juive nous invite à saisir cet éloignement de Dieu. Le lointain de Dieu peut prendre des formes très diverses, peut se manifester soit comme oubli, soit comme silence. », p.43.

Caïn tue son frère Abel/Paul Rubens/1608-1609/Institut Courtaud

La célèbre réplique de Caïn renvoie in fine le Créateur à sa démission : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Genèse : 4, 9). Caïn n’est pas qu’un criminel fautif, il a été « choisi » comme le démontre la suite du texte. Protégé par l’Éternel d’une marque sur le front mais condamné à l’errance, Caïn engendre des générations d’artisans, désobéit en toute impunité car il se sédentarise et « bâtit une ville » (Genèse : 4, 17). Une subtilité biblique inscrit cette action dans le temps présent. André Néher en déduit que « Caïn est toujours en train de construire cette ville, il ne l’a jamais achevée ; c’est peut-être là son errance au sein même de la cité. », p.44.
Nous trouvons dans le Livre de Job la figure inversée de Caïn. Job, le serviteur loyal y est mis à l’épreuve par le Satan (l’accusateur) qui soumet le fidèle au dénuement total pour éprouver sa foi, avec l’appui du Maître de l’Univers. Privé de son cheptel et de sa descendance, assis sur un tas de cendres avec un tesson pour gratter sa lèpre, Job ne flanche pas mais demande des comptes au Créateur, avec une audace sublime. Du chapitre 3 au chapitre 37, il ne récolte que des boniments et remontrances des étrangers venus à son chevet.

Job et ses consolateurs/Illustration tirée de la Sainte Bible de Gustave Doré/Gravée par J.Regnier/1866

Sa plaidoirie trouve finalement un écho céleste qui replace l’humain dans l’échelle de la Création, face au chaos cosmique, au mystère de la création et aux monstres ancestraux (« Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ? » Job : 38, 4). André Néher fait apparaître un dialogue double. « D’abord, le schéma d’un homme qui pose inlassablement des questions à Dieu, qui reste silencieux, et ensuite, pendant quatre chapitres, un Dieu qui pose inlassablement des questions auxquelles l’homme ne peut pas et ne veut pas répondre. », p.71. Nous arrivons au point culminant du cache-cache vertigineux entre créature et Créateur. Ici, le Satan s’invite dans le jeu et provoque l’action, pour s’éclipser à la fin. André Néher nous apprend que l’épreuve endurée par Job a « transmuté le Satan en Messie » car « ce n’est pas le Messie que Dieu envoie aux hommes, mais le Satan. C’est le mal que Dieu envoie aux hommes comme un défi auquel l’homme a le pouvoir de répondre et de résister. Le Messie, lui, vient de l’homme ; c’est ce que l’homme donne à Dieu, ce que l’homme offre à Dieu. », p.72.
La nostalgie du Dieu unique
Dans le texte intitulé « De la loi écrite à la loi orale » (publié en 1950), l’auteur développe l’idée d’une interdépendance d’Israël et de son Dieu. L’humain qui se tend vers le ciel donne forme à son silence. Comme l’amoureux nourrit son aimée de ses regards, Dieu a besoin d’Israël pour rester « vivant ». « Continuer l’aventure du monde avec Dieu, mais en projetant la valeur humaine au paroxysme de ses responsabilités : ce fut l’entreprise par laquelle Israël magnifiait la vie de Dieu. », p.76.
Et cette entreprise se concrétise par les « mutations sémantiques » du langage biblique au langage rabbinique, du langage céleste au langage terrestre. Parmi ces « mutations », la bénédiction/Berakha/ ברכה exprime dans la Bible une allégeance au divin ; dans le Talmud, le terme « change de pente » et signifie « Aider Dieu ». Ou encore ‘Olam/עוֹלָם le monde, l’espace qui va se rattacher, après la chute du Temple, au temps, impliquant « la présence dans le monde de l’infinitude du fini ». Il y aussi la dynamique du terme chekhina/ שכינה, absent de la Bible, formé dans la période post-exilique pour désigner la présence divine « hors du Temple », c’est-à-dire dans le monde, parée de la valeur sensuelle de l’Alliance.
C’est avec l’Alliance (Berite/בְּרִית) que tout commence. Il y a d’abord l’alliance mosaïque, le don de la Torah, la révélation de l’Invisible, puis l’alliance noachique, le prix du sang et l’arc en ciel pour tous en pérennité. L’alliance abrahamique généralise le rituel de la circoncision, gage de fertilité et de vaillance. Avec David et la pacification des tribus d’Israël, le prépuce devient anneau et couronne. L’alliance évolue en une symbolique conjugale et messianique. Un dialogue amoureux se noue avec son cortège de malentendus, de jalousies, d’espoirs, de vertiges et d’états critiques. Certains inspirés sont capables de fendre le voile pour « entendre » et « voir ». « Inscrite dans l’Alliance, la prophétie n’en modifie pas le contenu, mais elle érige en expérience le dialogue qui, dans l’Alliance, n’est qu’une promesse ou qu’un devoir. », p.28.
De l’Hébreu au Juif
Arrivé au cœur de L’Existence juive, le lecteur se retrouve face à « L’homme juif », p.131. Avant d’être juif (pendant l’exil babylonien), il était enfant d’Israël, et avant d’être israélite, il était hébreu. Trois époques et trois dimensions spirituelles. Il semblerait qu’à chaque époque corresponde un état critique suivi d’un Exode, d’un Exil et d’un changement de « nom » (Abram/Abraham, Jacob/Israël, hébreu/juif ou encore Elohim/YHWH). L’hébreu tire sa vocation de son étymologie : ‘ivri/ עברי, celui qui passe. André Néher a de belles formules pour introduire Abraham sur le thème croisé de la solitude et de l’affrontement : « C’est sur la barque de chaque Juif répétant le geste d’Abraham que les hommes passent à l’autre rive de l’humanité. » (p.134) ou encore : « Abraham, l’Hébreu avait la nostalgie du Dieu unique. », p.133.
On se figure souvent les anciennes tribus hébraïques, formées de bergers semi-nomades et d’agriculteurs sédentaires, que l’usage de l’alphabet créateur et numérique prédisposaient à l’abstraction, aux échanges et au commerce. L’intelligence avec les Phéniciens et les Cananéens notamment fut sans doute plus féconde et durable qu’il ne paraît dans la trame biblique. Dans la période de mille deux cents ans qui sépare Moïse des Hasmonéens, le Moyen-Orient, l’Égypte, la Mésopotamie, l’Asie Mineure, la Grèce et l’Italie ont tourné comme dans une centrifugeuse confrontant les plus grands empires de l’Antiquité aux Israélites. Dans leur royaume divisé et convoité par les puissances voisines, Judéens et Israéliens du nord luttaient à la fois pour leur survie et le respect de l’Alliance. Les invasions assyriennes et babyloniennes, qui firent exploser le royaume d’Israël, détruisant le Temple en 587 avant l’ère courante, conditionnent la sauvegarde de la Torah écrite dans « les quatre coudées du Royaume de la Loi », afin que chaque juif, homme et femme, en soit dépositaire (l’espace occupé par l’homme correspond à quatre coudées). Ce premier arrachement à la terre (Eretz/ארץ) provoque l’avènement du judaïsme et le début d’un très long périple pour les enfants d’Israël, chacun transportant l’Alliance et un bout de sa terre sur les chemins. Mais, « comment peut-on être à la fois en Exil et dans le Royaume, à la fois vagabond et installé ? » (p.136), s’interroge André Neher.
Monogéisme d’Israël
Il nous donne une amorce de réponse, plus loin, dans « Israël, terre mystique de l’absolu » : « Erets (Israël) n’était pas seulement le centre du monde, mais le centre de l’Exil. (…) La centralité d’Erets donnait un sens à cet Exil, qui n’était pas une dispersion arbitraire, un éparpillement informe à travers l’espace, mais un épanouissement géométrique, coordonné, pensé, autour du centre. Comme les rayons vers un centre, les régions d’Exil tendaient vers Erets. », p.170.

Nous pouvons admettre ainsi que l’Hébreu, devenu juif, puis juif errant, orphelin de sa terre, est irrésistiblement attiré par Jérusalem, le port de l’Alliance, à la fois point de départ et ligne d’arrivée. Mais plus le silence de l’Éternel dure, plus le monde bouge et s’affranchit du sacré. Dès le Moyen-Âge, puis à la Renaissance et à l’Âge classique, la sphère laïque se détache du pouvoir sacerdotal tandis que les communautés juives, soumises et en décalage par rapport à l’Occident, restent attachées au vieux principe de l’Alliance. André Néher observe que l’émancipation juive se manifeste deux siècles après la renaissance européenne avec un retour de la langue sacrée, l’hébreu, quand les nations abandonnent le latin pour les langues vernaculaires.
Ce réveil de l’hébreu stimule et canalise le développement de la société juive. « De la sécularisation de l’esprit juif moderne, l’hébreu a été simultanément le véhicule et le frein. », p.109. L’hébreu est délaissé dès l’Exil babylonien dans la vie courante au bénéfice de l’araméen, du grec et des langues des pays d’exil. En Europe, le yiddish s’impose comme langue littéraire et le ladino se déploie sur le pourtour méditerranéen. Au début du XIXème siècle, l’hébreu sort des synagogues plus vibrant que jamais pour préparer la « délivrance » de ses locuteurs. Les écrivains israéliens les plus réfractaires à la tradition sont limités par ce qu’André Néher appelle « la conspiration des mots d’usage sacré pour réinstaurer les notions sacrées. », p.116. Comme dans la Bible, un dialogue peut un cacher un autre, un peuple peut cacher une langue, et le destin des enfants d’Israël est peut-être soumis à l’action et aux mutations de l’hébreu.
Affrontements
Il est sans doute plus aisé de se représenter « l’existence biblique » des Hébreux dans l’Antiquité, en exil à Rome et sur les rivages méditerranéens, puis dans le monde arabe hispanique et l’Europe médiévale que dans les remous de l’époque moderne initiée par la révolution copernicienne. À partir de cette époque, les voies de l’exil se dispersent et la voix de Dieu, déjà silencieuse, se dissout. Une partie de la communauté juive se meut dans le corps universel, tandis qu’une autre, notamment en Europe de l’Est, guette Jérusalem et la « délivrance » à l’horizon. Le tournant du XVIIIème siècle, prépare la scène où l’humain va se réinventer et se déchirer dans une tragédie sans fin, alimentée par le règne du capitalisme et l’avènement du nationalisme. C’est là que le projet sioniste prend forme. « L’émancipation met en contact le peuple juif avec le monde, mais elle le met en contact au moment précis où le nationalisme naissant catalyse les forces mystiques et sacrées. », p.144.

Travailleurs juifs en Eretz /1915-1920

Le phénomène israélien est analysé par l’auteur avec passion et exigence. « La vocation juive n’est plus celle de l’homme religieux, mais celle d’un peuple irremplaçable, placé dans une troisième dimension, qui tient à la fois du sacré et du profane : la religion en fournit le temps ; l’État juif, l’espace. », p.125.  Israël doit « faire brèche », libérer la lumière primitive sur le monde et donc se démarquer des États laïques, sans pour autant précipiter le religieux dans l’arène politique. Sinon, « nous verrions le clergé juif s’incliner devant l’idole de l’État (…), un clergé dépouillé de tout lévitisme, un clergé arrogant, fort, manœuvrier, diplomate, des courtiers de Dieu sur la Bourse du monde, tablant sur l’opportunisme, troquant le bien pour l’utile, le vrai pour l’efficace, bénissant des soldats et des armes. », p.146. Le salut d’Eretz Israël (alors en « formation » dans une voie médiane entre le capitalisme américain et le marxisme soviétique quand André Néher écrit) repose sur l’hypothèse d’un équilibre entre « le rite et la pensée », une dimension prophétique et une localisation du réel. « La réalité de l’État d’Israël est une réalité relative à une autre réalité qui l’englobe, la dépasse, qu’elle accepte et vers laquelle elle tend. (…) L’insertion dans le réel devient ici, véritablement, une lutte perpétuelle, prophétique, qui exige que l’acceptation et le refus soient, au même titre, étrangement lucides. », p.149. En 1967, le couple Neher, André et son épouse historienne Renée Bernheim, font leur Alya et s’installent à Jérusalem où leurs projets littéraires, scientifiques et religieux s’épanouissent.
Désorientations
Dans la troisième et dernière partie du livre, l’auteur oriente la problématique du départ : Israël et l’humanité coincés « en plein centre d’un carrefour ». Il aborde l’affirmation de l’homme juif face à l’assimilation au sein des nations, dans une optique plus sociologique et interculturelle. Avec « Le cas Henri Heine », la société juive germanique du XIXème siècle est entrevue dans toute sa complexité. La thématique est approfondie dans l’examen passionnant de la polémique épistolaire des philosophes Franz Rosenzweig et Eugen Rosenstock sous les bombes de la Première Guerre mondiale. L’auteur de « L’étoile de la rédemption » (1921) défend la sève judaïque contre le lierre chrétien auquel s’accroche le sociologue juif converti. De part et d’autre des fronts, et sous le même drapeau allemand, ils font voler leurs missives, chargées d’arguments millénaires, dans les éclairs et les détonations. André Néher tient la plume de l’historien dans son triste examen de l’Allemagne face au judaïsme dans l’après-guerre ou encore dans son étude de la communauté juive alsacienne à laquelle il appartient. Il explore enfin le terrain d’Israël nourri par les prescriptions « halakhiques » dans son article « Prophétisme et économie du XXème siècle » et replace, à la suite de ses raisonnements, « Le juif face au chrétien ». 

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L’Existence juive, offre au lecteur vingt-deux instantanées de la pensée de l’auteur en mouvement sur une quinzaine d’années. Ceux qui s’intéressent à l’œuvre d’André Neher y reviendront, y puiseront et y trouveront de nouvelles résonances.
Voici encore une dernière citation significative de sa démarche, empruntée au maître que fut André Néher, nous guidant sur le chemin de la Torah : « L’aventure occidentale nous a entraînés vers de nouvelles rives, inconnues jusqu’ici, et, toutes amarres rompues, un retour paraît impossible. (…) Nous avions mis le cap sur l’équateur, et nous avons débarqué au pôle que, précisément, nous voulions éviter de toutes nos forces tendues. (…) À la psychose de la vingt-cinquième heure, s’ajoute le complexe beaucoup moins héroïque, et d’autant plus amer, de l’apprenti sorcier. », p.265, in « Le judaïsme et la crise de la civilisation occidentale »).

Indications bibliographiques

Sur l’histoire de la famille Neher à Mahanayim-en-Corrèze, pendant l’Occupation, on consultera la riche thèse de Yaël David Touati, consultable en ligne.

Illustration /L’accordéoniste /Propriété de Sarah et Raphaël Barouh/ Tel Aviv/Auteur non identifié/1962