Le problème théologico-politique
Un peuple exemplaire
par Emmanuel Harder
Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Cinq tomes, Publiées sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1959-1995, Collection « La Pléiade ».
Chacun sait que Voltaire et Rousseau, d’abord amis, devinrent des rivaux, puis des ennemis, et qu’ils le sont restés dans la postérité… Ils s’opposèrent sur bien des questions et, dans le jugement qu’ils portent sur le peuple juif, on ne saurait trouver de points de vue plus divergents. Ainsi, on sait qu’il existe dans l’œuvre prolifique de Voltaire de nombreux passages où se manifestent des sentiments anti-juifs, ou dans lesquels, à tout le moins, il exprime une franche antipathie envers la nation juive …
En revanche, Rousseau est l’auteur de textes profonds et extrêmement élogieux sur les Hébreux et leur Loi. On ne peut les comprendre qu’en prenant en considération la manière dont l’auteur du Contrat Social traite le problème théologico-politique, et notamment la question de la tolérance.
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Rousseau vs Voltaire
Le rapprochement entre la figure de Rousseau et celle du Juif pouvait s’établir au XXème siècle à partir de ces points communs qu’étaient la persécution – manifestée notamment par des autodafés décrétés par la puissance publique – et l’errance. Mais ce rapprochement avait déjà été fait du vivant de Rousseau par … Voltaire lui-même, quand celui-ci, reprenant l’une de ses formules ironiques, avait écrit à l’un de ses correspondants (lettre datée de 1766) : « Je pense sur Rousseau comme sur les Juifs, ce sont des fous, mais il ne faut pas les brûler ». L’on peut comprendre que Rousseau se soit fait ironique, à son tour, en faisant parler son ennemi, dans un passage des Lettres écrites de la Montagne : « J’ai tant prêché la tolérance ! Il ne faut pas toujours l’exiger des autres, et n’en jamais user avec eux. » …
Leur pensée diverge, on le sait, sur de nombreux autres points, elle diverge même radicalement, d’une façon que l’on peut simplifier de la manière suivante. Voltaire est un authentique Moderne : il croit au progrès, le défend ouvertement et veut s’inscrire dans une lignée de penseurs qui ont fait avancer le monde et la société dans le bon sens. C’est l’image de lui qu’il a voulu donner et laisser. Rousseau se veut comme un Ancien parmi les Modernes : il s’est rendu célèbre en 1749 par le Discours sur les sciences et les arts en répondant par la négative à la question de savoir « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs » ; selon la thèse polémique que Rousseau avance dans ce discours, le progrès a dépravé l’homme ; il semble (a priori du moins)se présenter comme ce qu’on appellerait aujourd’hui un « réactionnaire » ou un « antimoderne » – et ce, en dépit même de l’influence de sa pensée sur les idées de la Révolution – que ne cessera ainsi de dénoncer l’authentique réactionnaire par excellence qu’était Joseph de Maistre.
Rousseau n’était cependant pas ennemi de la tolérance. Sa conception de la tolérance n’est pas parfaitement la même que celle de Voltaire. En témoigne justement, de façon concrète, leurs positions diamétralement opposées quant à ce que nous pouvons désigner de façon anachronique sous l’expression de « question juive ».
La question de la tolérance
Pour comprendre le point de vue adopté à ce sujet par l’auteur du Contrat Social, il est nécessaire de tenter d’appréhender sa conception du théologico-politique et la manière dont il conçoit la tolérance.
Le problème théologico-politique peut se définir simplement comme l’ensemble des questions que soulèvent les rapports entre le religieux et le politique. Ces rapports ne sont pas toujours conflictuels, ils peuvent être de connivence. La question de la place que doit et peut occuper la Raison dans l’organisation sociale est assurément une, voire « la » question centrale du problème théologico-politique ; c’est également une question latente de toute l’histoire de la philosophie. Si l’expression « théologico-politique » est empruntée au titre d’un traité de Spinoza (le Tractatus theologico-politicus, publié en 1670), une réflexion sur les problèmes que posent les rapports entre le religieux et le politique (ou, dit sous un angle d’emblée politique, entre le pouvoir d’en-haut et le pouvoir ici-bas) est, de manière plus ou moins ouverte et transparente selon les époques, consubstantielle à la recherche philosophique au moins depuis la condamnation à mort, pour impiété, de Socrate. Ce problème, pour des raisons évidentes, demeure au cœur de toute réflexion contemporaine de philosophie politique, le plus souvent sous la forme d’un débat autour des tenants et aboutissants de la notion de « laïcité ».
Du point de vue de l’histoire des idées, les Lumières sont un moment charnière du problème théologico-politique. Le mot « laïcité » n’existe pas encore, mais il a une sorte d’équivalent dans le mot « tolérance », notamment depuis la publication en 1689 de la Lettre sur la tolérance de Locke, dont le programme précurseur correspond parfaitement à ce qu’on appelle la laïcité, au sens de séparation des Églises et de l’État. Voltaire, le plus important représentant des Lumières, fera grand cas de cette notion de tolérance, en particulier dans son fameux Traité sur la tolérance publié en 1763.
Quelle est donc la conception de la tolérance de Rousseau ? Pour le comprendre, le mieux est de lire la définition en creux qu’il en donne lors du portrait, fait dans sa première œuvre autobiographique, les Confessions (Partie II, Livre 7), d’un catholique qui fut son plus cher ami : « À l’extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c’était la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissait de religion, même de morale, il se recueillait, se taisait, ou disait simplement : je ne suis chargé que de moi. »
Parmi les indications qu’apporte ce passage, peuvent être relevés certains points qui permettront indirectement de mieux comprendre le rapport particulier de Rousseau au peuple juif.
D’abord, la tolérance n’est pas incompatible avec un strict respect des devoirs extérieurs et des rituels de la religion à laquelle on appartient. Depuis au moins le XVIème siècle la figure du dévot est celle d’un hypocrite qui utilise le fanatisme de sa règle pour satisfaire son appétit de domination ; ici, la dévotion est exceptionnellement sincère et s’accorde avec une piété véritable. Le meilleur ami de Rousseau était donc un homme particulièrement soucieux de respecter les formes extérieures de sa religion.
Or, deuxièmement, le caractère sincère de cette dévotion ou piété se marque justement dans le refus de tout semblant de prosélytisme, dans un scrupule extrême mis à ne pas troubler la conscience religieuse de son prochain : suggérons que le seul prosélytisme permis et estimable est celui par lequel on démontre par sa vie et sa seule conduite la supériorité de la haute règle qu’on suit (or on sait que le peuple juif est devenu au fil de son histoire précisément le contraire d’un peuple prosélyte). À l’inverse, quiconque cherche à troubler la foi d’autrui, loin d’accomplir une sainte action, se rend coupable d’une sorte de violence. Le meilleur ami de Rousseau, tout aussi croyant et pratiquant qu’il fût, n’a donc jamais cherché à convertir qui que ce soit.
Enfin, la tolérance de cet homme est absolument universelle : c’est une tolérance qui est exempte de toute acception de personne, et en cela, dirions-nous, se remarque son caractère authentiquement religieux (dans la mesure où toute religion met la justice au cœur de ses revendications). La tolérance, loin d’être une façon pour l’homme religieux de faire un compromis avec sa foi, est l’une des formes de son accomplissement, peut-être même déjà, paradoxalement, l’une de ses œuvres. L’homme tolérant par excellence n’est pas l’athée ou le libertin, mais le croyant pieux et humble.
Cette conception de la tolérance permet de mettre en perspective la pensée politico-théologique de Rousseau et peut servir de guide dans l’effort à mener pour lever (ou révéler) ses contradictions. Cette pensée se trouve exposée principalement dans deux textes : dans le dernier (en fait avant-dernier) chapitre du Contrat social ou Principes du droit politique (1762) : « De la religion civile » et dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » du livre IV de Émile ou De l’Éducation (publié également en 1762).
Nous proposons une piste à suivre pour lire les textes de Rousseau relatifs à cette religion spécifique qu’est le judaïsme. Pour ce faire, il peut être commode de commencer par distinguer quatre catégories de religions :
1° la catégorie des religions antiques, qui soudent les citoyens dans un culte exclusif ;
2° les monothéismes, qui ouvrent l’homme à l’universel ;
3° le théisme, qui correspond en fait à la doctrine de l’Évangile en sa pureté, c’est-à-dire débarrassée des scories des dogmes imposés de l’extérieur du cœur ;
enfin 4° la religion civile, qui, en sacralisant le contrat social tout en tolérant les religions instituées, permet de résoudre le problème théologico-politique.
L’on pourrait croire que le judaïsme relève évidemment de la deuxième catégorie, celle des monothéismes. Pourtant (et ceci montre le caractère relatif de cette catégorisation), la loi mosaïque est aussi une religion antique, avec cette spécificité extraordinaire qu’elle n’a pas disparu – et, selon Rousseau, qu’elle subsistera … jusqu’à la fin des temps.
Trois raisons d’aimer le peuple juif
À partir de là, l’on peut donner trois raisons assez différentes pour lesquelles Rousseau d’une part aimait le peuple juif et, d’autre part, admirait Moïse.
La première raison est la sympathie de Rousseau pour les opprimés ; cette raison peut paraître anecdotique, mais elle ne l’est pas chez un philosophe qui, se voulant sans doute davantage chrétien ou, plus largement, « honnête homme » plutôt que philosophe, a toujours préféré le cœur à la rationalité calculatrice.
La deuxième raison est la connaissance que Rousseau avait de la Bible en général et de l’Ancien Testament en particulier, familiarité que le citoyen de Genève avait acquise dans son enfance grâce à son éducation calviniste.
Rousseau a-t-il jamais rencontré un Juif ? Rien ne permet de l’attester. Mais il connaissait les Juifs de l’Écriture.
La troisième raison, enfin, est proprement philosophique et politique. La religion civile est certes une solution à l’un des principaux aspects du problème théologico-politique, soit la division de l’espèce humaine et même de la nation elle-même en des cultes divers et prétendument opposés : la religion civile permet de rassembler tous les citoyens et même tous les hommes dans l’adhésion à un petit nombre de dogmes (parmi lesquels se trouve justement la tolérance, qui doit être à la fois théologique et politique), tous en les laissant adhérer aux autres dogmes d’une foi particulière (pourvu qu’on respecte, donc, la tolérance). Mais cette solution à cet aspect du problème théologico-politique (solution qui se résume quasiment à la tolérance) ne vaut que pour une époque où « il n’y a plus et où il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive ». Elle est donc sans intérêt dans un État théocratique. L’admiration de Rousseau pour le peuple juif n’est aucunement théologique, elle est en fait purement politique ; elle semble valoir aussi, d’après les rares passages où il en est question, pour l’Islam.
L’une des plus difficiles questions, qui ne saurait trouver ici sa réponse (dialectique), est alors celle de savoir si Rousseau préférait la politique (la paix) à la vérité (la foi) – alternative n’existant assurément qu’à cause de l’existence (historique) du mal et de l’ignorance.
ANTHOLOGIE
En lisant l’œuvre de Rousseau, il convient, comme ailleurs, de distinguer entre les textes publiés et les textes non publiés. Il est difficile de trancher sur la valeur à attribuer comparativement à chacune de ces catégories. Les textes publiés semblent avoir l’avantage : la signature définitive de l’auteur est comme un cachet sacré sur lequel on fonde toute la lecture systématique d’une œuvre. Les textes non publiés, le plus souvent textes dits posthumes (puisqu’ils finissent tout de même par être publiés un jour) peuvent tracer des pensées précaires, prises par besoin de noter une idée parmi d’autres, mais sans qu’on soit certain que l’auteur les auraient en conscience assumées. On peut voir les choses du point de vue inverse : dans un contexte de persécution, on est prudent sur ce qu’on publie ou non ; dans des papiers privés, on est davantage porté à se laisser aller à écrire ce que l’on pense, tel que cela vient ou presque, ou même de façon très réfléchie. Comme cette manière d’interpréter un texte non-publié n’a rien d’assuré, le plus simple revient à ne pas trancher, donc, et à accorder à chaque catégorie de textes la même valeur herméneutique a priori. Ce qui ne signifie pas faire abstraction de cette différence. C’est pourquoi l’anthologie suivante fera la distinction entre, d’abord, des textes posthumes (les plus ouvertement élogieux à l’égard des Juifs) et des textes publiés (qui sembleront de prime abord plus difficiles).
Textes non publiés du vivant de Rousseau
Texte n°1 : Fragments politiques in Œuvres complètes, La Pléiade, tome III, p. 498-500.
Rousseau parle ici explicitement du peuple juif comme d’une exception. La loi commune des institutions est de mourir : celles du judaïsme ont survécu. On doit cette survie à la force de sa législation. Dans le Contrat social, Rousseau, dans la continuité des considérations de Platon sur le philosophe-roi, consacrait tout un chapitre au « législateur », dont l’apparition est proprement miraculeuse. Or Moïse fut un plus grand législateur que les plus grands des législateurs grecs et romains, son œuvre doit faire l’objet de « l’étude et [de] l’admiration des sages ».
[Cet étonnant spectacle]
« Soit que dans les anciens temps les hommes, plus près de leur origine, n’eussent rien à voir au-delà, soit qu’alors les traditions, moins répandues, périssent dans un prompt oubli, l’on ne voit plus, comme autrefois, des peuples se vanter d’être autochtones, aborigènes, enfants de la terre ou de la contrée où ils sont établis. Les fréquentes révolutions du genre humain ont tellement transplanté et confondu les nations qu’excepté peut-être en Afrique il n’en reste pas une sur la terre qui se puisse vanter d’être originaire du pays dont elle est en possession. Dans cette confusion de l’espèce humaine, tant de races diverses ont successivement habité les mêmes lieux, et s’y sont succédées ou mêlées, que ces races ne se distinguent plus, et que les divers noms des peuples ne sont plus que ceux des lieux qu’ils habitent. Que s’il reste en quelques-uns des traces de filiation, comme chez les Parsis et Cimbres, ni on ne les trouve plus dans leur ancien territoire, ni l’on ne peut plus dire qu’ils fassent un corps de nation.
Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié, n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans ; un peuple altéré, chargé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races ; un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale, quand tous les liens en paraissent rompus.
Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle. Les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes. Celles de Moïse, bien plus antiques, vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri, et n’ont plus laissé d’enfants sur la terre. Sion détruite n’a point perdu les siens. Ils se conservent, se multiplient, s’étendent par tout le monde. Ils se mêlent chez tous les peuples, et ne s’y confondent jamais. Ils n’ont plus de chefs, et sont toujours peuple ; ils n’ont plus de patrie, et sont toujours citoyens.
Quelle doit être la force d’une législation capable d’opérer de pareils prodiges ; capable de braver les conquêtes, les dispersions, les révolutions, les siècles ; capable de survivre aux coutumes, aux lois, à l’empire, de toutes les nations ; qui promet enfin, par les épreuves qu’elle a soutenues, de les soutenir toutes, de vaincre les vicissitudes des choses humaines et de durer autant que le monde !
De tous les systèmes de législation qui nous sont connus, les uns sont des êtres de raison, dont la possibilité même est disputée ; d’autres n’ont duré que quelques siècles ; d’autres n’ont jamais fait un État bien constitué. Nul, excepté celui-là, n’a subi toutes les épreuves et n’y a toujours résisté. Le Juif et le Chrétien s’accordent à reconnaître en ceci le doigt de Dieu, qui selon l’un maintient sa nation, et selon l’autre qui la châtie. Mais tout homme, quel qu’il soit, y doit reconnaître une merveille unique, dont les causes divines ou humaines méritent certainement l’étude et l’admiration des sages, préférablement à tout ce que la Grèce et Rome nous offrent d’admirable en fait d’institutions politiques et d’établissements humains ».
Texte n°2 : Extrait des Considérations sur le gouvernement de Pologne, chap. II, Tome III, p. 956-957.
Dans ces trois paragraphes du deuxième chapitre des Considérations sur le gouvernement de Pologne, et sur sa réformation projetée, Rousseau compare l’esprit des lois modernes avec l’esprit des lois des Anciens. Il évoque le plus ancien des Anciens, Moïse, qui fonda un peuple capable, exploit ultime, de survivre à la disparition de son « Corps de la nation » (c’est-à-dire, peut-on comprendre, de son « État »), et qui sera encore là à la fin des temps.
[Cette institution durable]
« Je regarde les nations modernes. J’y vois force faiseurs de lois et pas un Législateur. Chez les Anciens, j’en vois trois principaux qui méritent une attention particulière : Moïse, Lycurgue et Numa. Tous trois ont mis leurs principaux soins à des objets qui paraîtraient à nos docteurs dignes de risée. Tous trois ont eu des succès qu’on jugerait impossibles s’ils étaient moins attestés.
Le premier forma et exécuta l’étonnante entreprise d’instituer en Corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talents, sans vertus, sans courage, et qui, n’ayant pas en propre un seul pouce de terrain, faisaient une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un Corps politique, un peuple libre ; et, tandis qu’elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette institution durable, à l’épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille ans n’ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, lors même que le Corps de la nation ne subsiste plus.
Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations ; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières ; il le gêna de mille façons, pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes; et tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa République étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l’empêchaient de se mêler avec eux. C’est par là que cette singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours, éparse parmi les autres sans s’y confondre ; et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain ».
Textes publiés
Texte n°3 : Extrait de Émile, « Profession de foi du vicaire savoyard », Tome IV, p. 619.
Dans une comparaison lapidaire entre les trois principaux monothéismes, Rousseau semble relativiser le privilège du plus ancien : ce qui est le plus ancien est aussi ce qui semble le plus sûr, certes. Mais cette qualité doit être mise en balance avec la cohérence de l’Islam. Ces deux religions ont, remarquons-le, toutes deux la caractéristique d’être des religions constituant une Loi et, par là, semblent en tout cas a priori supérieures au christianisme.
[Trois principales religions en Europe]
« Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet une seule révélation, l’autre en admet deux, l’autre en admet trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, s’il n’a premièrement bien pesé leurs preuves, bien écouté leurs raisons ? Celle qui n’admet qu’une révélation est la plus ancienne, et paraît la plus sûre ; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît la plus conséquente ; celle qui en admet deux, et rejette la troisième, peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés contre elle, l’inconséquence saute aux yeux ».
Texte n°4 : Du contrat social, II, 7 « Du législateur », Tome III, p. 384
Ici encore, judaïsme et Islam (Moïse et Mahomet) sont mis sur un pied d’égalité. Le texte n°2 parlait de l’admiration que le judaïsme devait susciter chez les « sages », ici c’est l’admiration du « vrai politique » que ces deux Lois, loi juive et loi islamique, doivent provoquer – à l’opposé du soupçon et du mépris des philosophes ou de ceux animés par l’esprit de parti.
[Ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables]
« La grande âme du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hasard une troupe d’insensés, mais il ne fondera jamais un empire, et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti, ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables ».
Texte n°5 : Du contrat social, IV, 8, « De la religion civile », Tome III, p. 460-461.
Voici le début, d’interprétation particulièrement difficile, du « dernier » chapitre du Contrat social. Rousseau expose la transition d’Israël, de religion-État comme les autres, à un monothéisme qui fait primer la fidélité à sa foi et à son culte sur l’obéissance aux vainqueurs.
« Les hommes n’eurent point d’abord d’autres rois que les Dieux, ni d’autre Gouvernement que le théocratique. […]
Que si l’on demande comment dans le paganisme où chaque l’État avait son culte et ses Dieux, il n’y avait point de guerres de religion ? Je réponds que c’était par cela même que chaque État ayant son culte propre aussi bien que son Gouvernement, ne distinguait point ses Dieux de ses lois. La guerre politique était aussi théologique : les départements des Dieux étaient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des nations. Le Dieu d’un peuple n’avait aucun droit sur les autres peuples. Les Dieux des païens n’étaient point des Dieux jaloux ; ils partageaient entre eux l’empire du monde ; Moise même et le peuple Hébreu se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d’Israël. Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les Dieux des Cananéens, peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient occuper la place ; mais voyez comment ils parlaient des divinités des peuples voisins qu’il leur était défendu d’attaquer ! La possession de ce qui appartient à Chamos votre Dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s’est acquises. C’était là, ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux du Dieu d’Israël.
Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s’obstiner à ne reconnaître aucun autre Dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu’on lit dans leur histoire, et dont l’on ne voit aucun autre exemple avant le Christianisme. »
Texte n° 6 : Émile, IV, « Profession de foi du vicaire savoyard », Tome IV, p. 620-621
Voici un passage qui a été reconnu comme sioniste avant l’heure, et où il est en effet possible de comprendre que Rousseau plaide pour la constitution d’un État juif. Il convient de lire ce passage a minima dans son contexte immédiat, contexte qui permettrait de pressentir également chez Rousseau le principe, qui deviendra le principe cardinal de l’ordre mondial né après la Seconde Guerre mondiale, de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes.
[Un État libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque]
« Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux ? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osait publier parmi nous des livres où l’on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire. Cette police est commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler.
Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre discrétion ; la tyrannie qu’on exerce envers eux les rend craintifs ; ils savent combien peu l’injustice et la cruauté coûtent à la charité chrétienne : qu’oseront-ils dire sans s’exposer à nous faire crier au blasphème ? L’avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours les plus circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé pour calomnier sa secte ; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont pour vous flatter, vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyez-vous que dans des lieux où ils se sentiraient en sûreté l’on eût aussi bon marché d’eux ? En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un État libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.
À Constantinople, les Turcs disent leurs raisons, mais nous n’osons dire les nôtres ; là c’est notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même respect que nous exigeons pour Jésus-Christ des Juifs qui n’y croient pas davantage, les Turcs ont-ils tort ? avons-nous raison ? sur quel principe équitable résoudrons-nous cette question ? »