De Paris à Montréal :
Rationaliser l’Histoire juive ?
par Simone Grossman
Régine ROBIN, La Québécoite, Montréal, XYZ Éditeur/Typo, 1993, Collection « Typo. Roman, 88 ».
L’action romanesque de La Québécoite se déroule à Paris et à Montréal. D’une ville à l’autre, les personnages du roman de Régine Robin sont en quête d’un langage apte à fixer la mouvance liée à l’errance juive. Sous le signe du désordre, la francité, la judéité et la québécitude de la narratrice entrent en collision, dans un récit heurté où les époques et les lieux se recoupent au gré des aphorismes, des descriptions, des énumérations et des poèmes qui s’entrechoquent. La planification d’un cours sur le faux messie du XVIIème siècle, Sabbataï Tsvi, est prétexte à la réécriture des faits et des événements à travers le raccordement de « bribes » mémorielles.
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En exergue à la première partie, « Snowdon », quartier de Montréal anciennement peuplé en grande partie d’immigrants juifs. Deux citations, respectivement de Jabès et Kafka, visent l’ « insensé désir » d’un écrit fragmentaire, « commencement d’un livre » (Jabès), et pour « littérature de tziganes » où « quelqu’un danse sur la corde raide » (Kafka).
Dans la deuxième partie, intitulée « Outremont », quartier habité par un grand nombre de familles juives, Paris concurrence Montréal où l’immigrante tente de s’intégrer.
Dans la troisième partie, la plus brève, « Autour du marché Jean-Talon », précédée d’un extrait de Berlin : Alexanderplatz d’Alfred Döblin, les villes sont les actants véritables de l’intrigue. « Pas d’ordre. Ni chronologique, ni logique, ni logis » : En incipit, le leitmotiv obsessionnel de l’errance ponctue le roman en partie autobiographique. Les lieux et les époques entrecroisés se recoupent de telle sorte que les allers et retours Paris-Montréal au XXème siècle reproduisent les déracinements successifs du peuple juif. La narratrice, chargée de préparer un cours universitaire sur Sabbataï Tsvi, est confrontée à l’impossibilité d’ordonner et de rationaliser l’Histoire.
Le Zohar pour « fixer l’Histoire en morceaux »
La narratrice, historienne, désireuse de comprendre l’Histoire et soucieuse d’intéresser ses étudiants, recourt à la méthode mystique des « associations comme moyen de méditation » (p.43) inspirée de la Kabbale et de la tradition ésotérique. Selon l’approche du Zohar explicitée par Abraham Aboulafia, grand mystique du XIIIème siècle, initiateur de la méthode du « bond » ou «קְפִיצָה/kefitsa », « saut » ouvrant de « nouvelle(s) sphère(s) » selon une « association libre et guidée » et aboutissant à « éclaircir les processus cachés de l’esprit » (p.44) et à conduire « aux limites de la sphère divine ». La mystique du « saut » ordonnant les déroulements imprévisibles de l’Histoire est appliquée à Sabbataï Zvi : « Tout saute. Les lettres d’Abulafia, Sabbataï qui saute de Smyrne à Constantinople, de Salonique à Jérusalem, les Juifs qui sautent sur des tapis volants pour arriver plus vite près de leur Messie, le sultan qui fait sauter Sabbataï du judaïsme à l’Islam. […] L’Histoire saute, caracole », p.44.
La professeure exhorte ses étudiants à « mettre en œuvre toute une symbolique cabbalistique » puis à imaginer Sabbataï Zvi, en proie à des hallucinations, sur le divan d’un psychanalyste. Toutefois le symbolisme de la Kabbale, en mal d’explication rationnelle, aboutit à la dépression et à la chute du faux Messie sans faire progresser les étudiants vers la compréhension de l’Histoire. Comment expliquer les « enchaînements lâches » de faits à peine perceptibles dans la « nuit noire de l’exil », p.15 ?
Par la chronologie ?
Confrontée à l’invalidité de l’explication mystique, l’enseignante envisage de comprendre le phénomène Sabbataï Tsvi d’un point de vue chronologique comme solution de continuité avec les massacres de Chmielnicki. Pour les étudiants, elle prépare des dossiers sur le contexte historique et spirituel, consciente que le titre du cours, « Le monde juif après le massacre et ses problèmes spirituels », est plutôt « barbant ». Pour ne pas les décourager, une contextualisation s’impose. « Vous savez à quel point il est nécessaire de comprendre les rapports de force entre puissances en Europe centrale et orientale. Le contrecoup de la Réforme et de la guerre de Trente Ans. L’Histoire de la Pologne et de la Russie ». La nouvelle perspective englobe les massacres, les hordes de réfugiés sur les routes, les cadavres, le désespoir, les vieux Juifs peints par Chagall.
Préparant le syllabus de huit séances « à meubler », elle choisit de titrer « L’attente du Messie pour 1666, le monde juif en 1666 », p.39. Le cours est rendu « marrant » par une « petite balade » qui l’entraîne mentalement dans un espace-temps imaginaire, entre Miami et l’empire ottoman au XVIIème siècle. Cependant la chronologie est brouillée par la neige unissant Montréal et Vitebsk où l’enfant Chagall revient de son cours de violon. Tentant de classifier et d’ordonner, elle en arrive immanquablement aux massacres : « Du haut de mon bureau quelques siècles de pogroms nous contemplent », p.38.
« Ni logique, ni logis »
Sur l’axe politico-temporel Paris-Montréal parcouru par la jeune immigrante, double de Robin, d’autres villes d’Europe et du Québec, Vitebsk mais aussi Constantinople composent une cartographie urbaine cosmopolite reflétant l’existence juive diasporique. Au Paris de l’Occupation, centré obsessivement sur le Vel d’Hiv où furent parqués les Juifs en attente de déportation, se superpose le Montréal des immigrants et des réfugiés politiques, les quartiers Snowdon et Jean-Talon. « Il y a aussi les villes sans couleur, teintées d’eau, de neige. Les villes brumes et sirènes, les villes cheminées d’usine, les villes parc, les villes fleurs. Tu avais aimé toutes les villes », p.17.
Les variations sur la ville créent un espace mouvant, éclairé perpétuellement. La nostalgie est renforcée par la fausse similitude des enseignes, des noms de rues et des pancartes. « JUSSIEU », « MAUBERT-MUTUALITÉ », « MABILLON », « VANNEAU » (p.18), les stations de métro parisiennes sont prises en entrechat mental par la protagoniste en mal d’adaptation.
La ville est l’épicentre du mal de vivre ramenant à la cachette parisienne de Régine Robin enfant, cachée dans un garage pendant les années de guerre pour échapper à la chasse aux Juifs. Il ne suffit guère de s’expatrier pour échapper au spleen existentiel de la non-appartenance. Les stations de métro de Paris et de Montréal égrenées se neutralisent mutuellement, abolissant l’appartenance : « Quelle angoisse certains après-midi – Québécité – québécitude – je suis autre ». Pour l’ancienne militante communiste parisienne devenue l’habitante d’un quartier cossu de Montréal, les enseignes et autres images urbaines visionnées, muées en poèmes, renvoient à un langage catalysant l’intégration en soi des différences. « Il serait une fois une immigrante. Elle serait venue de loin – n’ayant jamais été chez elle. Elle continuerait sa course avec son bâton de Juif errant et son étoile à la belle étoile […] ».
« Une voix plurielle/une voix carrefour/la parole immigrante », p.55.
L’errance juive historique est reflétée par les déambulations de la protagoniste dans une étrangeté jamais dépassée. Le titre du roman, La Québecoite, figure le mutisme de l’immigrante francophone réduite au silence, par le bilinguisme montréalais autant que par la multiplicité des langues parlées par les immigrants et les réfugiés du monde entier évoluant dans Montréal. Néologisme ou mot-valise, « québécoite » se réfère tant à la problématique du parler francophone au Québec qu’au mutisme de celle qui, ni française ni québécoise, retrouve en elle l’ancienne langue juive des apatrides, le yiddish.
« ON NE DEVIENDRAIT JAMAIS VRAIMENT QUÉBÉCOIS
De l’autre côté de la barrière linguistique ?
Allons bon. Elle serait venue de Paris
Pire encore
Maudite Française
Un imaginaire yiddishophone ? Quel drôle de mot ! », p.37.
La motivation de l’écriture consiste dans la recherche d’une stabilité langagière apte à fournir des repères fixes et inamovibles en alternative au silence forcé. Pour vaincre la solitude et la peur, redéfinir une « parole immigrante » qui serait un « cri » (p.95) de l’être additionnant ses expériences et trouvant sa dignité dans leur expression. Au Québec, lieu d’un « langagement », selon l’expression de Lise Gauvin visant le « parler québécois » des écrivains disant les choses autrement les Français, le roman La Québécoite est considéré comme relevant de « l’écriture nomade » des écrivains venus d’ailleurs telle Robin, d’origine juive polonaise, et d’autres, d’origines haïtienne, italienne, chinoise… À titre d’exemple de polysémie de « mots images traversant plusieurs langues » le « smoked meet » (p.54) intronise le « smoked meat » montréalais comme l’expression d’un passé jamais révolu.
Judéité, québécitude
Au Babel montréalais Robin joint la langue hébraïque, langage qu’elle a « toujours habité » comme retour à l’origine, « langage carrefour, errant mobile », p.139. « Quand tu étais petite, tu adorais le ש à cause de ses trois petites pattes et le ל qui te faisait penser à une branche de lilas ». L’hébreu, lieu de l’enfance et de la mère, est « une image graphique » pour « l’éternelle nostalgique du Shtetl », p. 140. Telles les errants d’Europe en Amérique, les lettres hébraïques « s’accolent, caracolent, s’envolent, se regroupent, se chiffrent » (p.89) à Montréal tandis que « sur les toits pentus des gros villages de Galicie, la lune dessine encore des א, des ב, des ג, des ד dans les jardins d’Ukraine ».
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Sans ordre ni logique, l’errance d’Europe en Amérique rassemblant à Montréal « les exilés, de nulle part, sans attente, parlant toutes les langues et affrontant tous les défis historiques » (p.143) se déroule dans un présent intemporel multilingue.
« La Québécoite était une fiction des frontières » (p.224), écrit Régine Robin dans la « Postface » rajoutée au corps du livre dix ans après sa parution. Il s’agissait de « fictionnaliser l’inquiétante étrangeté que crée le choc culturel » d’autant plus grand qu’il prenait place dans la langue commune, le français.