« Que dire à un Juif qui est juif jusqu’à la mort ? »

par France Grenaudier-Klijn

Rabbi Ephraïm OSHRY, La Torah au cœur des ténèbres, Titre en anglais : Responsa from the Holocaust, Traduit (de l’américain) par M. M. Maslowski, Paris, Albin Michel, 2011.

Âgé de vingt-cinq ans au début de la Seconde Guerre mondiale, le jeune rabbin orthodoxe, Ephraïm Oshry, fut enfermé, avec 30.000 autres personnes, dans le « minuscule ghetto » de Kovno (Lituanie), créé en 1941 lorsque les Nazis envahirent la ville. Là, il s’attacha à poursuivre son travail de guide spirituel ; et particulièrement, répondit par écrit aux questions de « Juifs ordinaires », de « Juifs simples » confrontés à des situations exceptionnelles, mais néanmoins déterminés à respecter strictement la loi juive, à suivre scrupuleusement les commandements de la Torah. La Torah au cœur des ténèbres réunit et ordonne un bon nombre de ces documents.

Il faut rappeler que, pour pratiquer rigoureusement la Loi juive, il ne suffit pas d’adhérer à ses grands principes ; il faut certes du jugement et un certain bon sens mais il faut également une très vaste connaissance de type juridique qui exige une formation exigeante. Seul un savant, rompu à une subtile casuistique, est capable de l’appliquer à telle ou telle situation. Cela explique qu’une grande partie de la littérature rabbinique soit constituée de responsa/ שאלות ותשובות/cheelote ou-techouvote : ces recueils recueillent les réponses faites à des questions de tous ordres.
En août 1944, quelques années avant son départ pour le Canada puis les États-Unis, E. Oshry retrouva les questions et réponses qu’il avait griffonnées sur du papier de fortune puis enterrées dans des fûts enfouis dans le sol du ghetto.
De ces documents naquit une série de cinq volumes publiés en hébreu sous le titre de שאלות ותשובות ממעמקים/Questions et réponses depuis l’abîme. En 1983 parut une version abrégée en anglais dont le présent ouvrage de plus de 300 pages est la traduction française. Celui-ci comprend un avant-propos, une introduction, plusieurs photos, ainsi qu’un rappel historique de l’histoire des Juifs lituaniens, un glossaire et de très nombreuses notes en bas de page, témoignant en cela du lectorat profane envisagé par l’auteur. Ces appendices encadrent 112 ‘entrées’ numérotées introduites par un intitulé correspondant à la question posée au Rav Oshry et à la réponse qu’il y apporta. Ces entrées sont regroupées en trois grandes sections chronologiques correspondant aux périodes de l’avant-ghetto (1941), de la Shoah proprement dite (1942-1944) et de l’immédiat après-guerre (1944 et après).


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« Le soleil s’est couché pour les Juifs de Lituanie »
La valeur et l’intérêt de ce livre unique en son genre se situent sur trois plans.
Il nous renseigne tout d’abord sur « la grandeur spirituelle dont les Juifs firent preuve pendant la Shoah », p.7.

Rav Ephraïm Oshry

Parallèlement, selon une perspective plus strictement historique, il constitue un témoignage inégalable de ce que fut la vie dans le ghetto de Kovno de 1941 à 1944.
Enfin, il nous permet de découvrir certains des fondements sur lesquels repose la Loi juive.
Mais en réalité, ces trois pans sont imbriqués les uns aux autres.
Une rhétorique de la justice
Ponctué de rappels constants à la halakha (loi religieuse), le texte, construit comme le récit rétrospectif d’un témoin oculaire, est narré au passé simple et épouse la structure chronologique des événements rapportés : « C’est le 28 Sivan 5701 (24 juin 1941) que le soleil s’est couché pour les Juifs de Lituanie. Ce jour-là, l’armée allemande envahit la Lituanie et le peuple juif, incapable d’échapper à ses meurtriers, fut passé au fil de l’épée sans élégie ni enterrement. Partout où les massacreurs allemands s’abattirent soudainement, la panique et la destruction régnèrent », p. 222. Le langage est précis, direct, sans fioritures, même si l’auteur a parfois recours à des métaphores et si les nombreuses épithètes servant à décrire les Allemands – le Rav Oshry n’emploie quasiment jamais le mot « Nazi »  – sont fortes, véhémentes et accusatrices.
Ces derniers sont donc présentés comme des « bêtes » (p. 176), des « monstres […] assoiffés de sang » (p. 63), des « assassins » (p. 60), des « meurtriers brutaux » (p. 48) ou des « démons », p.120. Si d’autres épithètes sont employées – « démoniaques » (p. 117), « diaboliques » (p. 120 et p. 289), « vils » (p. 86), « sadiques » (p. 78), « abominables » (p. 184) – ce sont les déclinaisons autour de l’adjectif ‘maudit’ qui reviennent le plus souvent : « maudits oppresseurs » (p. 107), « maudits faiseurs de mal » (p. 134), « maudits démons », p.120. À n’en pas douter, Rabbi Oshry n’emploie pas ce qualificatif impunément, mais bien pour souligner que les Allemands n’ont alors plus rien d’humain et sont véritablement l’incarnation du mal.
Pour mieux comprendre cette véhémence, il nous faut garder à l’esprit la conception de la justice propre au judaïsme. Ce qui apparaît au profane, au non-Juif, voire à certains Juifs, comme une logique de vengeance s’avère, en réalité, une logique de justice conforme à l’enseignement biblique tel qu’on le trouve dans divers textes rabbiniques : « celui qui fait couler le sang humain, son sang doit être versé », p. 236.
Dans un second temps, la rhétorique employée par le Rav Oshry répond aux objectifs qu’il s’est fixé. Mû par le commandement du Zakhor /Souviens-toi , il a « mis par écrit quelques-unes des horreurs qu’ils [les Allemands] nous infligeaient, pour que les générations suivantes sachent ce que les maudits faiseurs de mal nous firent », p. 134.
Par ailleurs, il est conscient des contrevérités véhiculées par le discours négationniste qu’il cherche de la sorte à contrer. Il se juge donc investi d’une mission testimoniale : « J’ai été le témoin de la destruction et de l’anéantissement de la communauté juive de Lituanie », p. 22. Dès lors, victimes et assassins sont nommés avec, dans le premier cas, un appel à la vindicte divine et, dans le second, un appel à l’effacement du nom. Les lieux, statistiques et dates (fournies selon le calendrier hébreu, suivies de leur correspondance dans le calendrier grégorien), sont clairement énoncés. La complicité des Lituaniens est signalée à de nombreuses reprises, y compris durant les mois suivant immédiatement la fin de la guerre : « Le comportement des Lituaniens à l’égard des Juifs est un éternel signe de Caïn : regardez comment ils traitèrent les Juifs avec lesquels ils avaient vécu depuis sept cents ans ! », p. 22. Par ailleurs, Rabbi Oshry se montre circonspect quant aux dispositions des partisans à l’égard de ses coreligionnaires : « […] la plupart des groupes de partisans dans les forêts étaient peu enclins à accepter les Juifs. Beaucoup étaient antisémites », p. 177. Enfin, dans les pages consacrées à l’immédiat après-guerre, alors que la Lituanie est aux mains des communistes, le Rabbin est conscient des risques que ce type de régime fait peser sur ses coreligionnaires. Ainsi retrouve-t-on dans ce texte des similarités avec des situations survenues ailleurs, en Pologne et en Ukraine, par exemple.
Certains événements marquants sont évoqués à de nombreuses reprises, principe de répétition qui donne au texte une allure d’antienne. C’est le cas du « Jour noir » mentionné au début des entrées 18 à 23. Cette journée du 8 Mar’hechvane 5702 correspond au 29 octobre 1941, premier jour d’une Aktion de quarante-huit heures qui vit « dix mille hommes, femmes et enfants […] emmenés pour être massacrés », p. 84. À chaque fois, le témoin rappelle les faits, le nombre des victimes, les conditions du massacre, la peine et le désarroi immenses des survivants qui l’interrogent. Plus qu’une technique scripturale, il s’agit encore une fois de se conformer au commandement absolu du Zakhor et de contrer le discours des négationnistes : ces faits ont eu lieu ; il faut le dire, le redire, le dire encore.

Photo clandestine prise par George Kadish/Scène photographiée lors de la déportation de Juifs du ghetto de Kovno. (aujourd’hui Kaunas)/ Lituanie/1942/Encyclopédie Multimédia de la Shoah.

« Des questions précises et étonnamment émouvantes »
Certaines questions pourront laisser perplexes le lecteur d’aujourd’hui ou le lecteur profane, peu au fait de l’esprit du ritualisme juif. Certaines questions peuvent sembler incongrues… Ainsi d’habitants du ghetto qui, en 1942, s’inquiètent de savoir s’ils peuvent utiliser la lumière électrique en lieu et place des bougies de Sabbat évidemment introuvables. D’autres encore qui se demandent que faire de « leurs mezouzote lorsque celles-ci devenaient impropres à l’usage à cause de l’usure », p. 164. D’autres enfin s’interrogent quant à la possibilité de confectionner des Tsitsite/franges du Talite à partir de laine volée.
Mais il faut se garder de toute prévention à la lecture de ce texte et avoir toujours à l’esprit que le respect des commandements relève pour ces « morts en vacances » (p. 178) non seulement d’une manifestation de leur respect pour Dieu mais aussi d’un esprit de courage qu’E. Oshry résume ainsi : « C’est pourquoi nous faisions tous les efforts possibles pour respecter la foi de nos ancêtres, en dépit des dangers pour le corps et l’âme. Nous savions qu’un esprit de sainteté était une garantie psychologique de stabilité face à l’ennemi », p. 128. Il est clair qu’à ses yeux, les manifestations extérieures de sa foi, à cause des conditions abjectes dans lesquelles sont placés les fidèles, permettent la préservation d’une forme d’humanité essentielle et relèvent parallèlement d’une forme de résistance : « Une manière de déjouer les plans des Allemands était de sauvegarder notre estime de soi, rendant leur tâche d’annihilation d’autant plus difficile. Un geste aussi simple qu’un Juif saluant d’autres Juifs renforçait notre esprit brisé et nous encourageait à vivre au lieu d’accepter notre souffrance de manière résignée. », p. 184-185. À cet égard, les faits rapportés dans ce livre infirment les accusations de faiblesse et de passivité souvent lancées aux Juifs d’Europe disparus dans la Shoah. Il faut du courage pour répondre aux commandements de sa foi dans de telles circonstances !
Si la plupart des questions posées par ces Juifs ordinaires pris dans un contexte de violence et de mort totalement effroyable s’avèrent si émouvantes, c’est qu’elles témoignent précisément d’un puissant désir de respecter les injonctions inhérentes à leur religion, indépendamment des circonstances. Certains tentent d’ailleurs de poursuivre leurs études talmudiques dans une yeshiva de fortune. Contraints de transiger avec la halakha, les Juifs enfermés dans le ghetto de Kovno s’en réfèrent aux connaissances de leur rabbin qui sont leur boussole. Certaines questions portent sur les rites mortuaires, extrêmement difficiles, voire impossibles à observer au sein du ghetto car « les Allemands s’ingéniaient à faire souffrir aussi bien les morts que les vivants » (p. 169). À une question portant sur la tahara/la toilette mortuaire qui doit d’habitude se faire juste avant l’enterrement, le décisionnaire préconise ainsi de la faire « le plus tôt possible, parce que personne n’était jamais certain de pouvoir faire la toilette rituelle juste avant un enterrement », p. 47. Cette réponse est illustrative du ‘pragmatisme’ de la Loi juive. S’il s’en réfère toujours à la halakha, le dirigeant communautaire se montre lucide face aux aménagements nécessités par les « circonstances horribles » (p. 132) dans lesquelles tous sont plongés.
De fait, s’il cherche toujours à minimiser les transgressions, Rabbi Oshry demeure conscient que le respect de certaines mitsvote/commandements, celles tenant au jeûne par exemple, ou à la cuisson du repas de Sabbat, s’avère parfois impossible. Il préconise alors des ‘aménagements’, qu’il justifie par l’obligation absolue de préserver la vie : « Je l’autorisai à manger la soupe noire qu’il cuisinerait lui-même le Chabbat, dès lors qu’il n’est pas interdit de manger le produit d’un travail effectué le Chabbat si c’est pour préserver sa vie. », p. 55.  Lorsqu’il est questionné sur la possibilité d’un avortement pour une femme tombée enceinte, il donne son aval sachant que les femmes enceintes étaient menacées de mort et que « si les Allemands découvraient qu’elle était enceinte, ni la femme ni le fœtus ne survivraient », p. 146.
« Une tâche sacrée »
S’il autorise un Juif à inscrire les lettres « R. K. » sur un passeport, ce qui lui permettrait de se faire passer pour catholique, au motif supplémentaire qu’« on n’avait pas à tenir compte de la manière dont les non-Juifs interpréteraient ces lettres » (p. 183), Le Rav Oshry n’est toutefois pas prêt à franchir certaines lignes. À ses yeux, même le souci sacré de préserver la vie ne peut l’emporter sur la Loi. À l’entrée 33, on lui demande s’il est possible d’acquérir un certificat de baptême. La réponse de Rabbi Oshry est extrêmement claire : « Il est absolument interdit à un Juif de se servir d’un tel certificat. […] Je conclus qu’il n’y avait absolument aucun moyen de permettre l’usage d’un certificat de baptême, même si l’on espérait sauver sa vie avec. », p. 124.  C’est dans le même esprit que le rabbin s’oppose à ce que des parents abandonnent leurs nourrissons à des prêtres : « Bien que les enfants eux-mêmes n’eussent pas l’obligation d’accomplir la mitsva de sanctifier Dieu par le martyre, il était néanmoins interdit aux adultes de les remettre à des non-Juifs », p. 199.
Ces réponses peuvent nous sembler d’une intransigeance folle. Pour les comprendre, sans doute faut-il encore une fois prendre la mesure de ce que représente le judaïsme dans ce qu’il a de plus essentiel. Faire seulement semblant de renoncer à sa foi, même momentanément, même pour des raisons de survie, n’est pas acceptable, car un tel acte constitue une désappropriation de son être même. Et, comme le dit Rabbi Oshry dans son introduction, « le sens commun ne peut pas comprendre cela », p. 16. Dans la dernière section du livre, consacrée à l’immédiat après-guerre, le souci de sauver les enfants juifs placés dans des familles non-juives ou chez des membres du clergé monopolise toute l’attention de Rabbin, souci que l’on ne peut que relier à une conception quasi ontologique de l’appartenance à la religion juive. Il en est de même des efforts entrepris pour redonner aux objets religieux mis à mal durant la Shoah la place et le statut de dignité qu’ils méritent, ou encore des tentatives menées pour retrouver ou reconstruire les cimetières juifs et y transplanter les ossements des disparus.

Le rabbin Ephraim Oshry organise une cérémonie commémorative au Fort IX dix mois après la libération. Avec lui se trouvent quatre participants à l’évasion de la forteresse de Noël 1943. De gauche à droite Pinie Krakinovski, Israel Gitlin, Berl Gampel (au centre),Rabbi Ephraim Oshry, Vladislav Blum/Photographie prise en mai 1945/ United States Holocaust Memorial Museum/Provenance: Eliezer Zilberis

« Tuer un Juif était comme tuer une mouche »
Les questions posées par la communauté du ghetto de Kovno reflètent les conditions d’existence instaurées par les Allemands : « La vie quotidienne du ghetto, la nourriture que nous mangions, les logements surpeuplés que nous partagions, les guenilles à nos pieds, les poux sur notre peau, les relations entre hommes et femmes, l’attitude des officiers allemands – tout cela figurait dans le contenu spécifique des questions », p. 14.
Elles illustrent en outre le sadisme systématique dont firent preuve les Allemands. Ainsi ces derniers choisissent-ils le jour de Pourim 5702 (3 mars 1942) pour se ruer « dans le ghetto avec une violence meurtrière, poussant des cris et hurlant que ce jour de fête serait transformé en jour d’affliction et d’angoisse », p. 119. Les objets religieux sont délibérément dévalués. Les brimades et les actes de profanation sont fréquents, souvent dans des lieux et/ou à des dates sciemment choisis pour ajouter de l’humiliation à la peur et au tourment. Le 13 Eloul 5702 (26 août 1942), les Allemands interdisent « aux Juifs du ghetto de se rassembler dans les synagogues et dans les lieux d’étude » (p. 143) car, écrit le Rav Oshry, ils « étaient conscients que l’espoir et le bien-être ressentis à l’intérieur des synagogues donnaient à beaucoup de Juifs le courage et la force de résister à leurs tourments. », p. 144.
Dans le même temps, ces questions renvoient au courage spirituel des hommes et des femmes pris dans le ghetto de Kovno, jusqu’au Rav lui-même qui, « affecté à la maison des bains » (p. 190), seul endroit du ghetto où les habitants pouvaient se débarrasser de la saleté et surtout des poux par lesquels ils étaient envahis, ferme ce lieu le Sabbat et les jours de fêtes, en violation directe des directives allemandes, Interrogé quant au risque qu’il prenait en agissant de la sorte, il répond que « l’observance du Chabbat est fondamentale, elle équivaut à toutes les autres mitsvote », p. 192. Par ailleurs, le respect de certains rites, alors même que tout les menace ou les rend apparemment dérisoires, est une manière de manifester sa confiance en l’avenir. Ainsi de la mitsvah des quatre coupes, évoquée à l’entrée 35. En l’absence de vin dans le ghetto, Rabbi Oshry suggère à nouveau un arrangement « afin d’inspirer aux Juifs l’espoir que la rédemption n’est pas hors atteinte », p. 129.

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La Torah au cœur des ténèbres est donc un grand livre, puissant, dérangeant, édifiant, troublant, déchirant. Il nous dit que des esclaves, des morts en sursis, des victimes surent faire de leurs convictions religieuses une arme. Il nous dit qu’au fond de l’obscurité la plus funeste, des « Juifs ordinaires » surent faire palpiter les lumières de leur foi.

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