Note de lecture

Rédigée par Cécile Rousselet

Isroel Rabon, La Rue, Titre original : די גאס/Di Gas, Traduit du yiddish par R. Ertel, Paris, Juillard, 1992.

Isroel Rabon est un témoin de l’avant-guerre, un formidable écrivain avant-gardiste yiddish, et un auteur dont les œuvres ont marqué durablement l’esthétique romanesque d’Europe centrale et orientale du premier tiers du XXème siècle.
La Rue (en yiddish : Di Gas) retrace l’itinéraire d’un désœuvré, un soldat démobilisé qui erre dans les rues de Łódź. Dans ses pérégrinations urbaines, il rencontre des hommes et des femmes, vagabondant entre leurs extravagances colorées ou leurs désespoirs translucides. Les ivrognes au bar, la boulangère d’une arrière-boutique, quelques prostituées, des mères, un athlète de cirque, et Liouba, passante mystérieuse qui susurre des mots d’amour au protagoniste dans une salle obscure de cinéma.
La Rue tient du grand poète de la ville moderne, Baudelaire, inévitablement. Isroel Rabon fut d’ailleurs son traducteur et hérite – comme tant d’autres en Europe centrale à la même époque – de son esthétique symboliste et de son spleen, résistant à toutes les définitions. La langueur urbaine se mêle aux ardeurs expressionnistes, et Łódź s’apparente tout à la fois à un tableau de Chagall et au Cabinet du docteur Caligari (sorti en salles en 1920).
Et pourtant, au creux de la profusions d’images qui constitue le théâtre burlesque défilant sous nos yeux – la thématique du cinéma est une fabuleuse mise en abîme de l’écriture même du roman –, c’est une réflexion profonde sur le monde qui émerge.

Des scènes marquantes demeurent : le narrateur qui se love dans les entrailles d’une jument pour se protéger du froid sur le front, le couple de boulangers qui pétrit des soldats de pâte, voués à un destin christique dans l’immensité d’un ciel ensanglanté.
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Ainsi se dessine le périple halluciné de La Rue, monument littéraire où chacun, personnages comme lecteurs, cherche un sens, formule des questions, et contemple un monde qui n’en peut plus d’agoniser et pourtant, de perpétuellement renaître.

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