Note de lecture 1
rédigée par Léon Poliakov


Article publié dans la revue des Annales,  Année 1958,  13-1, p. 199-201. Mis gracieusement à la disposition du public par le site Persée. La mise en forme, les illustrations ; coupures et ajouts (dernier paragraphe en bleu) sont le fait de la rédaction de Sifriaténou.

Elena Cassin, San Nicandro : Histoire d’une conversion (première publication 1958), Paris, Quai Voltaire, 1993.

Judaïsme rural de conversion : dans l’Italie fasciste— L’histoire est curieuse et, assurément, unique en son genre. Sur cette terre de Pouilles, là où « le Christ s’est arrêté », d’après la formule de Carlo Levi, un groupe de paysans catholiques de la bourgade de San Nicandro embrassent vers 1930 le judaïsme ; le pratiquent, dans une espèce de semi-clandestinité, malgré le fascisme et ses persécutions ; s’expatrient enfin, en 1949, en Israël, où, en Galilée, ils créent (mêlés à des Juifs italophones de Tunisie), une collectivité agricole, qui, paraît-il, continue à prospérer. Cette histoire devient encore plus belle lorsqu’elle se trouve évoquée par la plume vivante de Mme Elena Сassin, qui a traité son sujet exactement comme il le fallait en tant que prudente historienne « comparatiste », mais aussi en tant que femme sensible qui s’est attachée à ses humbles et pittoresques héros.

Un voyage d’études à San Nicandro, l’utilisation du journal tenu par Manduzio (le fondateur de la secte) lui ont permis d’explorer son sujet à fond. Nous apprenons ainsi que le cas est effectivement unique. Car la conversion au judaïsme de ceux de San Nicandro s’est faite en dehors de tout contact avec des Juifs vivants ou avec des écrits juifs (si ce n’est l’ Ancien Testament) : qui plus est, pendant quelques années les convertis ignorèrent qu’il existât encore des Juifs sur terre !

C’est donc à bon droit que Donato Manduzio pouvait se réclamer d’une révélation, et c’est ce qui fait tout l’intérêt du cas.

Portrait de Donato Manduzio

Ce Manduzio était un invalide de la guerre de 1914-1918, autodidacte, conteur et boute-en-train de son village, un peu organisateur de spectacles dramatiques, un peu guérisseur. « Magnétisme » humain, par conséquent. Un jour, une Bible offerte par un pasteur protestant (les missions protestantes, les Pentecôtistes en particulier, se livrent à un prosélytisme assez actif, dans cette région) lui tomba entre les mains. Il lut l’Ancien Testament et fut conquis. Dans la nuit du 10 au 11 août 1930, très exactement, il eut une vision et « un homme qui tenait une lanterne éteinte dans la main » lui commanda de diriger son prochain dans la bonne voie. Ce qu’il entreprit aussitôt, non sans succès. C’est ainsi que l’histoire commence.

Elle se complique lorsqu’un colporteur de passage apprend à Manduzio qu’il existe encore des Juifs, dans les villes. La petite secte se met en rapport avec la communauté juive de Rome, mais ces relations restèrent assez tièdes. En particulier, Manduzio semble avoir ressenti « un dégoût insurmontable » pour le Talmud. C’est avec raison, je crois que Mme Cassin commente : « Le Talmud est le produit d’une société complètement sédentaire et citadine et de ce fait étrangère et incompréhensible à un homme comme Manduzio » ; « De même, écrit-elle, la prédication du Christ qui s’adressait aux gens des villes, n’intéresse, ni ne touche Donato, qui reste un paganus ; un païen, dont le chemin s’est croisé un jour avec celui de Yahwé, dieu des bergers transhumants. »

Prière collective/Juifs de San Nicandro/Photographie de David Seymour

Notre histoire se corse lorsqu’en 1943, après le débarquement allié, la « brigade juive » de Palestine défile dans le pays, drapeaux ornés de l’écusson de David en tête. Ces soldats avaient la possibilité de dispenser de très nombreux biens terrestres ; ce fut peut-être l’une des raisons de dissensions et de jalousies parmi les convertis ; à un moment le groupe fut menacé d’une scission. Mais Manduzio réussit à maintenir son emprise.

En été 1946, son vœu le plus cher est réalisé : un ministre officiant vient de Rome, et les hommes se font circoncire. En mars 1948, le prophète meurt. Au début de 1949, une trentaine de prosélytes émigrent en Israël. Toute cette partie « narrative » est de tout premier ordre.

J’avoue avoir moins goûté la suite (« l’histoire et le milieu ») dans laquelle Mme Cassin expose avec beaucoup de pertinence les conditions sociales et économiques particulières à cette partie du Mezzogiorno. En effet, l’esprit ne saisit que très imparfaitement le lien entre ces conditions et la fascinante histoire dont traite la première partie. (…).

Juifs de San Nicandro/Musée du Beth Hatfoufsote/Tel Aviv

Une postface écrite à l’occasion de la republication de l’ouvrage en 1993 permet d’obtenir des informations sur le devenir de cette communauté de croyants : Très peu de fidèles sont restés à Gargano ; la plupart ont émigré en Israël. Le souvenir de Manduzio est fidèlement conservé mais les descendants de ses disciples se fondent dans la population israélienne et leur identité juive se dissocie de la communauté dont ils sont issus.

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Note de lecture 2
Rédigée par Roger Mehl.

Texte gracieusement mis à la disposition du public par le site Persée ; Article initialement publié dans la Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, Année 1958, 38-1, p. 100-102.

Ethnologue et sociologue, en mission en Palestine, Elena Cassin découvre par hasard en 1952, en Galilée, une petite colonie d’Italiens. Intriguée, elle cherche à percer le mystère de ce groupe insolite, fraîchement installé sur la terre d’Israël. Cette recherche la conduit à retrouver le berceau de ces Juifs italiens, le pauvre bourg de San Nicandro à Garganico dans les Pouilles. Elle nous retrace la plus étonnante histoire de conversion religieuse.

En 1931, un paysan misérable de San Nicandro, estropié de guerre, qui n’a appris à lire que pendant la guerre de 1914-1918, devenu une sorte d’autodidacte, de magicien de village et de rhapsode populaire, Donato Manduzio, reçoit fortuitement d’un ami une Bible. Il se plonge dans la lecture de l’Ancien Testament et presque exclusivement des livres de Moïse. C’est pour lui une illumination : Yahwé lui apparaît comme le vrai Dieu, Dieu créateur et maître de justice (p. 24). Ce Dieu lui accorde des visions, et Manduzio établit une sorte d’identité entre la Loi, révélée au Sinaï, et les visions. Bien plus, il guérit par la puissance de Yahwé. Il convertit à la religion de Yahwé son entourage immédiat, la communauté fait tache d’huile, et Elena Cassin nous retrace par le menu l’histoire de cette communauté qui connaîtra bien des drames internes, et où l’autorité de Manduzio sera souvent contestée. Mais en définitive cette autorité demeurera. Sans elle le petit groupe n’aurait sans doute pas tardé à se fondre avec l’une ou l’autre des petites communautés évangéliques ou pentecôtistes qui foisonnent dans cette région (p. 31), mais Manduzio, avec un sens très sûr du judaïsme, repousse toutes les propositions qui lui sont faites.

Dans son Credo (Les Treize Articles), il écrira nettement : « Dieu n’a pas de corps et il ne s’est pas incarné. » Dans les nombreuses prières, hymnes et règles qu’il compose (Elena Cassin en donne d’excellentes traductions, p. 113 à 124), Manduzio retrouve souvent avec bonheur le style même des Psaumes. Faut-il penser avec l’auteur du livre (p. 44) que Manduzio est resté insensible à la prédication du Christ parce que celle-ci s’adresse aux gens de la ville ( ?), et qu’il suffisait à Manduzio d’avoir retrouvé le Dieu des bergers transhumants dans cette région des Pouilles où la transhumance des troupeaux constitue depuis des siècles le fait économique et sociologique le plus important ? Il nous semble que l’explication est un peu courte et qu’il convient d’accorder à Manduzio une intelligence spirituelle de l’Ancien Testament qui a déterminé en lui la même réaction qui a été celle de la plupart des contemporains du Christ.
Mais, ce qui est le plus étonnant dans cette étonnante histoire, c’est que Manduzio et son petit groupe (en majorité analphabète) ignoraient totalement l’existence actuelle du peuple juif, qu’ils croyaient disparu de la terre depuis longtemps. C’est au hasard d’une conversation que Manduzio apprend l’existence actuelle du peuple juif, et aussitôt il cherche à établir le contact avec le rabbinat italien. L’attitude de celui-ci fut des plus hésitantes. Le rabbin de Rome finit par répondre ces lignes étonnantes et typiques : « Ce que je dois vous dire dès maintenant c’est que l’hébraïsme est très peu enclin au prosélytisme et n’accepte qu’exceptionnellement des prosélytes. Ceci parce qu’il considère que la vie future n’est pas l’apanage exclusif des Juifs, mais que les âmes de tous les hommes, pourvu qu’ils soient bons, quelle que soit leur religion, seront également sauvées », p. 27-28. Manduzio tint bon et, malgré une correspondance avec le rabbinat souvent difficultueuse et pleine de saveur (Manduzio refusait le Talmud et ne reconnaissait la religion d’Israël que dans le Pentateuque), « la petite communauté de San Nicandro était tellement israélite que la plupart de ses membres, guidés par une vision de Manduzio, n’hésitèrent pas à émigrer en Palestine, sitôt que les circonstances le permirent, après la mort du prophète ».
Il ne nous est malheureusement pas possible d’entrer dans le détail des analyses psycho-sociologiques d’Elena Cassin. Tout le livre est écrit avec un tact et une sensibilité dignes d’admiration.
L’auteur a ajouté à l’histoire de Manduzio et de son groupe une histoire du pays et du milieu sociologique, qui constitue en elle-même un petit chef-d’œuvre. L’existence de ce peuple de bergers et d’ouvriers agricoles, toujours victimes du pouvoir ou des bourgeois des villes, a été analysée avec beaucoup de précision. Les effets sur la vie économique et sociale du système de transhumance, la signification originale du banditisme dans les Pouilles, tout cela est étudié avec beaucoup d’intelligence. Sans doute, cette seconde partie nous éloigne-t-elle beaucoup de l’aventure spirituelle de Manduzio et de son groupe.
Le dernier chapitre, sur l’extraordinaire diffusion d’un protestantisme revivaliste, dans l’Italie méridionale nous en rapproche. Manduzio cesse de faire figure d’isolé. Mais cette mise en perspective historique et sociale du cas Manduzio en constitue-t-elle une explication ? L’auteur écrit dans sa conclusion : « Il est évident que l’histoire de Donato Manduzio et des siens constitue l’un des multiples aspects de la crise qui secoue la paysannerie du Sud de l’Italie depuis un siècle et demi. Elle est l’une des formes auxquelles peut aboutir cette fermentation quand, en raison des circonstances, elle prend une direction religieuse, plutôt que sociale et politique. », p. 213.
Toute la question demeure : pourquoi l’inquiétude humaine prend-elle précisément la forme religieuse et telle forme religieuse parfaitement inattendue ? Elle n’est pas résolue lorsqu’Elena Cassin ajoute, p. 214 : « L’étroitesse de son horizon a fait que le paysan méridional, tout en devenant, grâce à l’émigration, un véritable cosmopolite, n’a jamais aequis une conscience de classe. ». Veut-elle suggérer que la conscience de classe aurait mis un terme normal à une inquiétude et à une misère qui n’auraient plus eu à chercher le dérivatif d’une aventure religieuse ? Mais, du seul point de vue sociologique, nous constatons que la conscience de classe ne ruine pas la foi religieuse. Il est vrai que le « déterminisme » sociologique reste très subtil et que l’étude de l’histoire et du milieu à laquelle l’auteur s’est livré avec tant de pénétration, ne prétend peut-être pas nous apporter, au sens propre du mot, une explication du fait Donato Manduzio. Elena Cassin n’a pas cherché à réduire la forte personnalité de Donato. La première partie de son passionnant ouvrage met vraiment en relief toute l’originalité de ce mouvement religieux, qui constitue sans doute un « type » presque unique. Il ne s’agit ici ni de schisme, ni de réforme, ni de conversion par contact ou sous l’influence d’une mission, mais réellement d’une réinvention authentique d’une religion inconnue par un petit groupe livré à la seule influence de l’Ancien Testament.