Note de lecture

Rédigée par André Néher.
Article publié initialement dans la revue Évidences, n°75, Mars 1959. Ce texte a été mis gracieusement en ligne, à disposition du public par les bons soins de la Bibliothèque numérique de l’Alliance.

 Élie WIESEL, La Nuit, Paris, Préface de François Mauriac, Éditions de Minuit, 1958.

(…) Le petit livre d’Elie Wiesel fait plus que révéler un écrivain jeune et doué, qu’une écriture sobre, une puissance d’expression impitoyable de netteté et de dépouillement, une sensibilité profonde et mystérieuse, classent d’emblée parmi les messagers d’une aube littéraire juive en France.

Il apporte sa contribution, originale et irréductible, au récit des temps tragiques, ne serait-ce que par la perspective que les circonstances vécues ont imposée à l’auteur, et qui est celle de l’enfance : autobiographie d’un tout jeune garçon, arraché au paradis de l’insouciance et du rêve, du jeu et de la foi, par la déportation, qui disloque et disperse la famille, sauf à sou- der, en un voyage infernal, le fils au père. Cette traversée à deux d’Auschwitz et de Buchenwald oblige, d’une part, Elie à rester petit, enfant, dépendant, malgré la surabondance de maturité que l’aventure développe en lui. Elle l’expose, ensuite, à expérimenter les conflits et les complexes du « Père », dans des formes plus brutes que celles que Freud ou Kafka analysaient naguère. Elle l’instaure, enfin, en une sorte de revers permanent, dans la situation de l‘Akéda. Elie et son père, comme Isaac et Abraham, gravissent la montagne de l’épreuve et du sacrifice. Le midrache qui suggère qu’Isaac mourut effectivement et qu’Abraham redescendit seul du Moria (Ibn-Ezra sur Genèse 22, 19) trouve ici son contrepoint : à la dernière étape, inutilement sauvé jusqu’ici par Elie, le père meurt, et le fils atteint, solitaire, les frontières de la libération.

Le lecteur de la Bible ne s’étonne pas de découvrir qu’à côté des deux personnes centrales, une seule peut encore être évoquée — mais elle se doit de l’être : Dieu. Sans faiblesse, Elie assume le pouvoir libérant que la Bible accorde à Job sur son fumier. Sa foi refuse et la cécité et l’édification. Elle s’enracine dans la réalité de la ruine et crie dans les ténèbres. Et c’est sans doute l’un des aspects les plus authentiquement juifs de ce témoignage que cette Nuit de l’âme s’ouvrant au Silence de Dieu. Par la coïncidence des phases douloureuses d’une révolte métaphysique et des actes successifs d’une tragédie arrière, le livre d’Elie Wiesel atteint les cimes d’un chef-d’œuvre, dans lequel la description et la méditation, le récit et la confession, les paysages du monde et ceux de l’âme sont indissolublement conjugués, dans lequel l’auteur et son art se rejoignent dans l’unité́.