Note de lecture

Rédigée par Marie-Brunette Spire. Texte gracieusement mis à la disposition du public par la Bibliothèque numérique de l’Alliance ; initialement publié dans les Nouveaux Cahiers, n°37, 1974.

Peter SCHWIEFERT, L’Oiseau n’a plus d’ailes, Lettres présentées et traduites de l’allemand par C. Lanzmann, Gallimard. 1974, « Collection Témoins ».  

7 novembre 1944 : « Aujourd’hui, l’oiseau n’a plus d’aile », écrivait le jeune Allemand, Peter Schwiefert, dans une lettre à sa mère que celle-ci devait recevoir en juin 1945 comme cadeau funèbre le jour de son anniversaire. Il était mort depuis six mois en Alsace combattant l’Allemagne dans les Forces Françaises Libres.

Merci à Claude Lanzmann d’avoir traduit et pré­senté ces lettres au travers desquelles se dessine une des très belles figures de l’histoire juive, une très belle figure juive de l’Histoire, symboliquement tra­gique, et qui paya de sa vie sa passion à vouloir transformer son héritage juif en engagement. Ces lettres sont deux fois belles : ce sont d’abord les lettres stric­tement privées d’un être d’élite, raffiné, cultivé, presque encore adolescent, à une mère qu’il aimait follement, qu’il adorait d’autant plus qu’elle était inaccessible, qu’elle symbolisait l’ancien nid familial et leurs tendres querelles, qu’elle était « tout pour lui », mère-femme et femme-mère : « Ces deux ans et demi de sépara­ tions nous ont enchaîné l’un à l’autre », p. 116. Elle est celle avec qui il parle le même langage des senti­ments et de la culture, celle à qui il confie ses aven­tures, son besoin de musique, son rêve d’écrire. Celle à qui il cache l’avenir incertain, à qui iI voile la misère et la peur, qu’il appelle pathétiquement pour la revoir, ne serait-ce que quelques heures ou pour qu’elle vienne vivre avec lui, et qu’il adjure de sortir d’Alle­magne elle et ses parents qui seront déportés, avant qu’il ne soit trop tard. Celle aussi avec qui il s’oppose de façon irréductible, celle dont il condamne le choix historique et politique. Juive allemande, au travers de trois mariages mixtes et l’éducation de deux filles qui vont grandir sans savoir seulement qu’elles sont juives ou même  à demi, et sa conversion au christianisme, enfin elle affirme, toute sa vie et bien avant la guerre, sa volonté d’oublier ses «origines».

En février 1939, Peter lui écrit : « Je ne veux pas faire peau neuve, comme toi. Je n’adopte pas une nouvelle religion, ¡e ne change pas de chemin en cours de route. Je suis juif et je le dis. Ainsi que je l’ai toujours fait… Mais, de moi, on l’ignore et c’est pourquoi je dois le décla­rer » . Il lui dit aussi : « Ton ironie a quelque chose de convulsif. Tu sais très bien que tu te mens à toi-même… » . «Toute la question a évolué dans un sens politique et est devenue, d’une question personnelle, une question générale. Il ne s’agit plus de judaïsme et de christianisme, mais uniquement du Hep-Hep ».

Peter va se « convertir » au judaïsme et même entre­prendre de se faire circoncire, et c’est dans ce choix que tient tout le sujet de ses lettres, tout le sujet de sa vie et de sa… mort. Se choisir juif dans l’Allemagne de 1939, c’était se condamner à l’exil, à l’exil suspect du réfugié allemand, dont la carte d’identité ne porte pas l’étoile qu’il revendique, c’était se rendre indési­rable partout, même au Portugal, en Espagne, en Grèce où il se fait quelque temps héberger avec une aide très timide des organisations juives déjà débordées par les « juifs-juifs ». Les « demi », c’est presque une autre espèce.

Elles sont nobles ces lettres, c’est l’expression et l’histoire d’une conscience. Sans cesse, Peter revient sur ses motivations, sa condamnation sans recours de l’Allemagne pourrissante et avilie, le pays de sa cul­ture et de sa langue, de son père et de sa mère (« Ce n’est pas mon pays et ne le sera ¡amais », et pourquoi ? : « pour des raisons de clarté et de pro­preté » , et il a choisi le judaïsme pour patrie et, pour prénom, Israël, qu’il fera apposer sur sa nou­velle carte d’identité de Juif, celle de tous les autres Juifs.

Après toutes ces années volées, qu’il s’est impo­sées par cet engagement exemplaire, fou et magni­fique, après que l’armée de de Gaulle, longtemps réti­cente, l’eut envoyé en Tunisie et dans le désert, après de longs mois passés en Palestine (sans devenir «sio­niste » pour autant), usé par tant de souffrances phy­siques et morales, son chant d’espoir, de liberté et de réunion arrive d’Alsace à sa mère, déchirant, trop tard.(…).

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