Note de lecture

Rédigée par Martine Cohen ; publiée dans la revue Archives de Sciences Sociales des Religions, Année 1991, n°  76, p. 296-297.  Ce texte a été mis à disposition du public par les bons soins du site Persée.

Simon SCHWARZFUCHS , Du Juif à l’israélite : Histoire d’une mutation (1770-1870), Paris, Fayard, 1989.

Trois périodes scandent le récit de cette mutation du Juif en israélite : la marche vers émancipation, la remise en question par Napoléon des droits acquis, enfin l’égalité retrouvée et la réussite de l’intégration.
Leur combat pour l’émancipation se caractérise d’abord par l’ordre dispersé dans lequel les nations juives l’ont mené. Différentes par leur passé historique, leur composition sociale et leurs relations avec les non-juifs, elles n’avaient ni les mêmes intérêts, ni les mêmes stratégies pour obtenir l’égalité des droits tout en préservant leur autonomie interne et leur mode d’organisation traditionnel. Elles étaient peu pénétrées par les idées des Lumières sauf pour quelques Maskilime de Metz ; c’est ainsi que se présentant séparément devant les États généraux, les Juifs portugais obtiennent confirmation de leurs droits et qualité de citoyens (en janvier 1790) tandis que les Juifs de l’Est obtiennent in extremis l’égalité demandée (28 septembre 1791) dont bénéficieront aussi les Juifs du Comtat et Avignon réunis au Royaume peu avant la date fatidique. Quant à l’autonomie des nations, elle est abolie sous la pression des députés d’Alsace très hostiles aux Juifs (l’Alsace connaît ailleurs de nombreuses émeutes anti-juives).

La politique de Napoléon est double et va se révéler contradictoire :

1/forcer les Juifs à l’assimilation et à leur disparition parmi les chrétiens ; 2/pour cela, les organiser et promulguer à leur encontre des lois d’exception. C’est ainsi qu’après avoir réuni une Assemblée de notables en 1806 en vue de leur faire préciser leur degré d’ouverture à une transformation de leurs lois et coutumes pour les mettre en conformité avec les usages chrétiens, il convoque un Sanhédrin (en 1807) composé majoritairement de rabbins pour donner force de loi aux réponses de l’Assemblée. Il est intéressant de voir comment ces rabbins vont parvenir sauver la primauté de la loi religieuse en distinguant d’après le principe talmudique Dina de malkhouta dina/La loi du royaume est la loi, les lois religieuses intangibles des lois civiles, internes désormais inapplicables et pouvant être remplacées par celles du royaume de résidence. Ne serait-ce pas là une autre formulation du principe évangélique II faut rendre à César?

La manière dont Napoléon a réorganisé l’administration de la population juive de France est significative de ses hésitations entre une conception confessionnelle (avec la mise en place des Consistoires central et régionaux sur le modèle de la minorité protestante) et une vision nationale des Juifs. C’est ainsi le ministre de l’Intérieur et non celui des Cultes qui intervient dans la nomination des notables laïcs des Consistoires ; ceux-ci sont chargés, en outre, en plus de leur fonction d’organisation du culte, d’une véritable mission policière auprès de la population administrée (liste des conscrits à établir, droits de résidence à contrôler)… Les Juifs étaient-ils donc des Français de religion juive ou des Juifs en voie de naturalisation ? Comme on le voit, les débats sur leur intégration et assimilation présentent plus d’une ressemblance avec ceux aujourd’hui concernant les arabo-musulmans de France.

La chute de l’Empire voit le judaïsme français s’unifier peu à peu, non sans une diversification interne nouvelle par le degré de pratique religieuse notamment autour d’un Consistoire central où les notables laïcs ne cessent de conforter leur position face aux rabbins. Malgré la poursuite de manifestations anti-juives çà et là, les inégalités tendent à disparaître au niveau officiel ; comme les autres clergés, le rabbinat est rémunéré (1831) et le serment moyenâgeux More Judaico est aboli (1846).

En une cinquantaine d’années, les Juifs entrent en nombre dans l’administration et les grands corps d’État ; ils accèdent aux professions liberales et à l’Université. Ils n’en restent pas moins soucieux de leur nouvelle visibilité sociale ; l’Israélite ne se doit-il pas être plus réservé que l’ancien Juif ? Sur le plan intérieur, la communauté juive peut enfin organiser la formation de ses rabbins, la régénération de ses enfants dans un réseau écoles primaires et professionnelles ainsi que la mise en place de cours d’instruction religieuse.

Le culte public devient le centre de la religion consistoriale avec des transformations pour le rendre plus digne ; enseignant et docteur de la loi, le rabbin devient prédicateur et ministre du culte. Ces évolutions ne satisfont vraiment ni les Maskilime ni les tenants d’une tradition intangible proches des orthodoxes d’Europe centrale où se développe une réforme autrement plus importante que celle de France. Cela traduirait selon l’auteur, le conservatisme ou l’indigence d’une communauté peu intéressée par l’idée de développer une politique juive et laissant sa classe dirigeante mener une politique de mimétisme de la religion majoritaire. Mais une nouvelle élite intellectuelle apparaît plus préoccupée d’exporter vers d’autres pays le modèle français du Juif émancipé et de manifester sa solidarité avec les victimes attaques anti-juives. Avec l’Alliance Israélite Universelle (1860) se crée donc une nouvelle notabilité juive plus politique mais qui devra faire preuve de prudence après le choc de l’Affaire Dreyfus.