Une condition paradoxale
par Alain Dieckhoff
Raymond ARON, Essais sur la condition juive contemporaine, Textes réunis et annotés par P. Simon-Nahum, Paris, Éditions de Fallois, 1989.
Article mis à la disposition du public par Persée. Il a été publié initialement dans la Revue française de science politique, Année 1989, 39-6, p. 907-909. Le titre et les sous-titres, ainsi que les liens ont été ajoutés par Sifriaténou.
Il ne faudrait pas aborder ce recueil de textes consacrés par Raymond Aron au judaïsme avec l’idée de trouver le pendant aronien aux Réflexions sur la question juive (1954) de Jean-Paul Sartre. Autant ce dernier avait tenté de fournir dans l’immédiat après-guerre une interprétation systématique et globalisante de la « question juive » (expression qui est en soi déjà hautement contestable puisqu’elle pose emblée existence juive comme problématique, voire anormale) autant son condisciple de l’École Normale Supérieure offre au lecteur des réflexions éparses conduites pendant plus de quarante ans sur les multiples facettes de la condition juive. Parce que, comme le remarque dans sa préface Perrine Simon-Nahum, « Raymond Aron ne théorisa jamais sa position face au judaïsme », on ne retrouve donc pas ici principalement l’universitaire de talent à la fois philosophe, sociologue et polémologue mais davantage l’homme de raison mais aussi de cœur. Cette absence de théorie d’ensemble du fait juif qui pourrait apparaître, à première vue, comme une carence confère au contraire un formidable crédit à ces textes de circonstance (conférences, discours, articles de journaux, interviews sans oublier le livre polémique De Gaulle Israël et les Juifs rédigé en réponse aux propos pour le moins maladroits du Président de la République après la guerre de 1967). Ces pages attachantes tracent en effet l’itinéraire de dévoilement d’un Raymond Aron qui au fur et mesure du passage des ans, se pensa et se vécut toujours davantage comme juif.
Quatre phases bien distinctes rythment la trajectoire juive de Raymond Aron.
Le judaïsme occulté
De 1905 à 1933, c’est l’époque du judaïsme occulté. Non pas qu’Aron ait jamais été un « juif honteux », reniant ses origines et cherchant à les faire oublier mais, issu une famille de Juifs lorrains agnostiques et profondément patriotes, il ne se sent aucunement déterminé dans ses actes et ses pensées par une conscience juive qu’il considère lui-même « comme étant pour ainsi dire nulle avant 1933 », p.275.
Le judaïsme imposé
L’antisémitisme grandissant que le jeune assistant de français rencontre lors de son séjour en Allemagne en 1930-1933 annonce une seconde période celle du judaïsme imposé. Aron note en 1967 : « Hitler a révélé mon judaïsme », p.101. Autrement dit, le nazisme a obligé celui qui se considérait alors comme un simple citoyen français de prendre aussi en charge une certaine judéité. Cette phase sartrienne où « l’antisémite fait le Juif » s’achève en 1945-1948 sous le double coup de la révélation du génocide des Juifs et de la naissance de l’État d’Israël.
Le judaïsme accepté
Commence alors progressivement l’ère du judaïsme accepté, au cours de laquelle émerge une conscience juive positive qui conduit Aron à assumer plus fortement son appartenance à la communauté historique et culturelle que forment les Juifs.
Ni l’ampleur de la tragédie juive durant la Seconde Guerre, ni la création de l’État Israël ne produisent pourtant un brusque changement d’attitude chez R. Aron ; elles amorcent plutôt un patient processus de décantation qui va l’amener à vivre sa condition de Juif « sans ostentation » mais aussi « sans humilité », en acceptant un certain engagement solidaire avec les Juifs de Diaspora et ceux résidant dans l’État d’Israël.
Le judaïsme vécu
Enfin la guerre des Six Jours ouvre le temps du judaïsme vécu et le passage d’une relation éthique au judaïsme à une relation ontologique dans laquelle l’engagement intellectuel mais surtout émotionnel est beaucoup plus intense.
Cette émotion sincère transparaît nettement dans le livre De Gaulle Israël et les Juifs inséré au centre du présent recueil, dans lequel Aron avoue que « l’éventualité même de la destruction de État Israël le blesse au fond de l’âme », p.67. Même si ultérieurement il prit quelque distance avec la forme « déclamatoire » et le style « pathétique » de cet opuscule, ce dernier marque, indéniablement, un approfondissement de l’itinéraire juif d’Aron. Les remarques du général de Gaulle parce qu’elles ont blessé ce résistant gaulliste de la première heure, ont opéré une véritable catharsis amenant Aron à revendiquer pleinement son judaïsme et, par là même, à intervenir plus nettement dans les grands débats concernant le monde juif (guerre de Kippour, attentat de la rue Copernic, affaire Barbie…).
Cet éveil progressif au judaïsme, marqué par trois événements traumatiques (montée du nazisme, génocide juif suivi de la création de l’État Israël, Guerre des Six Jours) comment s’exprime-t-il ? Avant tout, par un intérêt croissant pour l’État d’Israël. Bien sûr, Raymond Aron aborde aussi Israël comme un analyste politique en effectuant une lecture stratégique de la position de l’État hébreu au Moyen-Orient et au sein du système politique mondial. On relira avec intérêt les pages consacrées la crise de 1967 qui, bien qu’écrites dans le feu de l’action, offrent encore aujourd’hui une perception assez juste de la situation moyen-orientale durant l’été 1967.
L’État d’Israël, pôle majeur de l’existence juive
On appréciera également la grande lucidité de l’analyste : à la fois il pressent dès novembre 1973 que la paix avec l’Égypte est possible (p.198) ou qu’il pose, immédiatement après l’occupation de la Cisjordanie, les deux termes d’une alternative dans laquelle Israël continue à être enfermée aujourd’hui : la corruption spirituelle de la nation par les conquêtes ou l’insécurité militaire par évacuation des territoires occupés (p.122). Mais Israël n’est pas qu’un Machtstaat soumis aux obligations et aux servitudes de la guerre, il est aussi un État juif qui a une signification particulière pour le destin collectif des Juifs. Raymond Aron écrit ainsi : « Sur le plan de l’histoire profane, l’État d’Israël représente pour tous les Juifs un grand événement. Il ne peut pas ne pas éveiller en nous tous des sentiments forts. Un Juif, même s’il perdu la foi, ne peut pas être indifférent au destin d’Israël », p.175. L’État d’Israël ne saurait être circonscrit dans les limites étroites d’une réalité étatique : il constitue un pôle majeur de l’existence juive contemporaine qui dépend de la Diaspora autant qu’elle lui doit. Cette complémentarité renforce, aux yeux de Aron, la nécessaire vocation universelle du judaïsme : rien ne serait davantage contraire la mission authentique du peuple juif que la création d’ « un État levantin … un petit Etat du Proche-Orient qui sortirait de histoire universelle », p.177. Si « Israël en tant qu’État est un État comme les autres non un État juste mais un État violent » (p. 54), son caractère juif oblige plus qu’aucun autre à ne pas succomber aux seuls diktats de la violence car « ce que les Juifs ont à dire à l’humanité ne se traduira jamais dans le langage des armes », p.178.
Cette vision prophétique du judaïsme repose sur une conception du fait religieux qui met à distance l’ordre social et politique. Pour Aron, la forme la plus élevée de l’esprit religieux est fondé sur une sorte d’impératif catégorique : « le refus d’accepter que les hiérarchies de la société temporelle soient vraiment l’essentiel », p.223. Plus aucune autre religion, le judaïsme est comptable d’une telle exigence. D’où, chez Aron, à la fois une reconnaissance de la nécessité objective d’un État pour les Juifs lassés par les persécutions et une perception aiguë que le judaïsme transcende le simple rapport à un État, fût-il juif.
Une destinée hors-série
Cette vérité première du judaïsme tient à la nature particulière de la collectivité juive qu’Aron s’est employé à définir à maintes reprises. Les Juifs ne sont ni une race (pas de caractère anthropologique commun) ni même un groupe strictement parler religieux (le judaïsme réglementant ensemble de la vie sociale et pas uniquement le rapport direct à Dieu). L’histoire des Juifs est pour R. Aron, celle une quasi-nation qui a eu une « destinée hors-série », p.147. « Ils n’étaient peut-être pas une communauté religieuse comme les autres mais ils n’étaient pas non plus une nation comme les autres », p.170. Pour tenter d’exprimer cette singularité irrépressible du judaïsme, l’auteur recourt de façon répétée au terme « paradoxe » qui lui paraît seul même de traduire la complexité de l’identité collective des Juifs. Communauté paradoxale qui n’est « ni purement religieuse ni pleinement nationale » (p.176), les Juifs ne pouvaient même pas espérer normaliser leur existence par le sionisme qui a abouti accentuer encore le paradoxe juif.
Un étonnant paradoxe
« Expression d’une histoire paradoxale, l’État d’Israël demeure étrangement paradoxal lui-même » (p.175) puisqu’il est cimenté par une religion tout en étant séculier et que, bien qu’ayant été fondé par des pionniers agnostiques, le corps rabbinique y joue un rôle important. En un mot, le paradoxe permanent est au cœur du judaïsme dont « l’existence est autant plus menacée que plus paradoxale, d’autant plus paradoxale qu’elle donnera d’elle-même une définition plus contradictoire au regard du monde extérieur », p.173. Ce paradoxe n’a cessé d’accompagner la propre vie de Raymond Aron. Pour un Juif comme lui élevé dans la culture française sans empreinte visible de la tradition juive un qui avoue se sentir plus proche du christianisme que du judaïsme, rien n’eût été a priori plus aisé que d’abandonner toute référence au judaïsme. Et pourtant, il en fit rien : « Pourquoi ne voulez-vous pas rompre ces liens lui demande-t-on et lui de répondre : Au bout du compte je ne le sais pas moi-même. Je sais que je ne le veux pas », p.272.
Ce lien obscur étrange et insondable avec le judaïsme n’est-il pas, dans le fond, de nature religieuse ? Si cette relation est inexplicable n’est-ce pas parce qu’elle relève d’un autre ordre, surréel et mystérieux ordre du sacré ? Raymond Aron ne s’engage pas dans cette voie mais il doit bien reconnaître, lui qui est toujours efforcé de saisir la complexité des choses qu’ici la raison est obligée abdiquer. « J’ai non pas réconcilié mes passions et une exigence de rationalité mais accepté parfois l’impossibilité de cette réconciliation », p. 188.
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Savoir parfois renoncer à comprendre. Il y a là, pour les intellectuels, une injonction humilité qui devrait figurer en bonne place dans le code déontologique du savant. C’est dans la longue confrontation avec le judaïsme qui est restituée dans toute sa diversité dans cette riche collection d’essais, que Raymond Aron a dû se soumettre à la tyrannie de l’aporie.