Ni témoignage ni document

par Jane Albert Hesse

Anne FRANK, Journal, Préface de Daniel Rops, Traduit du hollandais par T. Caren et S. Lombard, suivi de Huit contes inédits, Paris, Calmann-Levy, 1950.
Le journal d’Anne FRANK, Texte établi par O. H. Frank et M. Pressler, Nouvelle édition courante adaptée du néerlandais par N. Oomes et P. Noble, à partir de la traduction de l’édition critique par P. Noble et I. Rosselin-Bobulesco ; Avant-propos et épilogue traduits du néerlandais par N. Oomes, Paris, Calmann-Lévy, 2002.

Article mis en ligne et à la libre disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque Numérique de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la revue Évidences, n°12, Août-Septembre 1950, La présentation, le titre et les sous-titres, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

Ce livre n’est ni témoignage ni document. Il n’a pas de précèdent ; on ne saurait à rien le comparer. Unique, il restera unique. Il porte la vie même, ses éclosions et ses richesses, hors des désastres consommés. Une vie qui s’accomplit de l’enfance à la maturité, se parfait, soudain abolie dans les ténèbres meurtrières de notre temps.

Mieux vaut commencer par son histoire.

L’Annexe

Dans l’été 1942, à Amsterdam, se multiplient les persécutions nazies contre les Juifs. Le jour où les Frank reçoivent une « convocation » pour leur fille aînée Margot, qui a seize ans, ils savent qu’ils n’ont plus un instant à perdre. Ils gagnent alors un réduit secret aménagé dans les entrepôts d’un local commercial, où ils vivront cachés avec la complicité d’amis sûrs, le père, la mère. Margot et la petite Anne qui a treize ans. Se joint à eux une famille amie, les Van Daan, les parents et un adolescent, Peter. Plus tard, 1′ « Annexe » abritera encore un nouvel hôte, le dentiste Dussel. Clandestins emmurés, ces huit cohabiteront dans les périls et l’angoisse pendant deux années. Arrive août 1944. Le salut est proche… mais la Gestapo découvre 1′ « Annexe ». Tous ses occupants sont déportés dans les camps allemands. Après son passage, des mains amies ont recueilli dans le réduit dévasté́ le Journal d’Anne Frank. L’enfant est morte à Bergen-Belsen, en mars 1945.

Écrire pour se découvrir

Anne a commencé à écrire son journal peu de jours avant la claustration, le 12 juin 1942. Quelques pages seules reflètent la vie à l’air libre, déjà traquée certes, mais où l’enfant va et vient parmi les jeux, les êtres et les charmes, comme il sied à son âge. Ce qui la pousse à écrire c’est sa propre solitude. À vrai dire elle ne trouve autour d’elle personne à qui se fier. Dès ses premières pages, on découvre déjà d’un coup l’exceptionnelle nature de cette petite fille. La confidence quotidienne au journal, elle l’entreprend moins pour se délivrer que pour se découvrir.

Elle sait qu’elle n’est pas libre en face d’autrui. Entre elle et les autres s’interposent des attitudes qu’elle n’estime pas, des faiblesses, des comédies, des provocations. A une amie imaginaire, Kitty, elle écrit chaque jour. Telle est la forme du journal. Il serait faux d’y voir un puéril détour : puisque Anne est déformée par ses rapports avec les autres, qu’elle se refuse de se reconnaitre alors pour vraie (comme si elle se penchait pour saisir son image dans un miroir convexe) elle s’adressera désormais à l’amie qui est son double. Et ce rude effort d’absolue sincérité, elle le soutiendra deux années durant sans défaillance.

Découvrir le monde

A 1′ « Annexe », à l’âge où la conscience de soi naît dans les heurts et les contradictions de la découverte du monde. Anne vit dans un petit groupe d’adultes, gens fort médiocres. Elle en a vite fait le tour. Elle note les tics et manies de chacun. Elle sait exactement à quoi s’en tenir sur les ressorts de ces natures pusillanimes. La vie à 1′ « Annexe » avec sa promiscuité douloureuse, ses mille gênes et l’angoisse permanente qui l’étreint. Anne l’évoque de pages en pages avec tout l’art d’un romancier. Son écriture est alerte, hardie, désinvolte. Les bombardements, la faim, la maladie ont pour les habitants de 1′ « Annexe » une coloration nouvelle. Dans le journal d’Anne, les dialogues crépitent révélant tour à tour l’absurdité, les rodomontades et la peur.

Le problème que s’est posé Anne en commençant son journal, la découverte de soi, devenu à huis clos plus urgent et plus aigu d’un seul coup : à 1′ « Annexe » les rapports de l’enfant avec autrui sont à peu près immuables. L’enfant est choyée certes, mais tourmentée, tracassée, accablée, incomprise. Et l’emmurement précipite soudain, avec la connaissance des autres, la connaissance de soi.

Dans des conditions monstrueuses, Anne se développe comme un jeune arbre en pleine forêt. Elle s’épanouit dans une vigueur d’esprit, une pureté de cœur sans exemple. La solitude qui est son point de départ devient à peu près son seul point d’appui : Anne entre de front dans les découvertes d’un autre âge.

Tout cela ne va pas sans déchirements, sans regrets, ni tristesse. La question qu’Anne se pose sans cesse : « Comment se fait-il qu’en compagnie des autres, je suis toute différente de ce que je devrais être ?» ne lui permet pas la lâcheté, non plus l’hypocrisie. D’abord elle juge le jeune Peter Van Daan comme un dadais. Peu à peu, une idylle chaste naît entre les deux enfants qui regardent, blottis devant la lucarne du grenier, un coin du ciel interdit. Anne s’abandonne à la douceur d’une sollicitude, d’un baiser furtif, d’une complicité en face des adultes. Mais bien vite elle refuse de se laisser prendre au jeu des apparences : « Je me rends fort bien compte que c’est moi qui ai conquis Peter et non vice versa ; je l’ai idéalisé, le voyant effacé, sensible et gentil, un garçon ayant besoin d’amour et d’amitié. J’en étais au point où. il me fallait quelqu’un pour vider mon sac, un ami qui me montrerait le chemin à suivre, et en l’attirant lentement mais sûrement vers moi, je l’ai conquis, quoique difficilement. Finalement, après avoir éveillé en lui son amitié pour moi, nous en sommes, malgré nous, venus à des rapports intimes qui, réflexion faite, me paraissent maintenant inadmissibles. »

Elle a alors à peu près quinze ans. Des coquetteries, des abandons, de la gaîté. Mais la gravité en elle l’emporte, et son respect d’elle-même et de la vie. Cette merveilleuse enfant que ceux qui l’entourent appellent « fatras de contradictions » est arrivée au point extrême de l’investigation psychologique. Elle analyse sans détours le douloureux sentiment de la dissociation de la personnalité : Anne Frank sent en elle plusieurs Anne. Bien loin de les relier artificiellement les unes aux autres par des concessions ou des mensonges, elle écrit le 1 août 1944 : « Je continue à chercher le moyen de devenir celle que j’aimerais tant être, celle que je serais capable d’être si… il n’y avait pas d’autres gens au monde ».

Son ombre grave et légère

Deux jours après, la Gestapo a trouvé sa proie. Il ne reste désormais d’Anne que ce journal dont elle désirait qu’il soit brulé avec elle. Car si elle ne s’abandonne pas à la hantise du péril et de la mort, elle y pense. Cette enfant est juive et apatride. Elle le sait. Elle l’écrit. Elle désire, si elle survit, devenir Hollandaise, elle aime ce pays, dont la langue est devenue l’outil même de sa recherche, le moyen d’expression de sa force intime. Pas un instant, elle ne songe à se dissocier de la détresse juive. Dans son précaire asile, où elle ne sera pas épargnée, elle partage le sort de ceux qui sont aux mains des bourreaux. Elle veut assumer sa condition juive et la revendique bien haut. Elle sait qu’elle lui devra de périr.

Que Daniel Rops, racoleur professionnel des petites âmes, qui consacre à la traduction française du journal d’Anne Frank une préface émue, mesure ce qu’a de pénible, sa sournoise tentative. Parce qu’Anne écrit : « Dieu ne m’a pas abandonnée et ne m’abandonnera jamais », il veut insinuer qu’elle est morte en aspirant à la chrétienté. Qu’il laisse du moins reposer en paix son ombre légère et grave, où les promesses de la vie se sont éteintes dans les supplices de tout un peuple.