Le temps du souvenir

par Nathan Wachtel

Claudine VEGH, Je ne lui ai pas dit au revoir : Des enfants de déportés parlent, Postface de Bruno Bettelheim, Paris, Gallimard, 1979.

Article numérisé et mis à la disposition du public par Persée. Il a été publié initialement dans la revue Les Annales : Economies, sociétés, civilisations, 35e année, Numéro 1, 1980. pp. 146-148.

Un livre écrit avec des larmes, et qu’on ne peut lire qu’à travers les larmes, est-ce un livre d’histoire ? Du vécu, du pur et tragique vécu, peut-on (et doit-on) le conceptualiser ? J’ai des raisons sans doute trop subjectives d’être touché par ce livre. Je crois néanmoins qu’il est un des plus beaux et des plus profonds jamais écrits sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il nous propose en outre une leçon de méthode par le moyen de l’enquête orale il donne comprendre un phénomène dont on connaissait certes l’existence mais qu’aucun document écrit ne permettait jusqu’à présent d’analyser : le traumatisme infligé à une génération, voire plusieurs générations.

Il s’agit au départ d’un mémoire (le mot n’est pas innocent) de psychiatrie. Claudine Vegh a recueilli dix-sept récits autobiographiques auprès hommes et de femmes qui ont perdu leurs parents, tantôt la mère, tantôt le père, parfois les deux dans les camps extermination. Soit l’expérience d’une enfance juive en France sous l’Occupation allemande. Les témoins avaient alors entre cinq et treize ans ; l’auteur les a choisis parmi ses amis, ses relations et précise que « leur bonne insertion sociale et professionnelle semblait ne faire aucun doute ». Mais les répercussions du drame qu’ils ont vécu échappaient par définition non seulement à l’écrit mais encore à l’oral : pendant trente-cinq ans ils se sont tus. Ils ne pouvaient en parler à personne, pas même à leurs proches. Comme le dit un eux : « Je n’en ai jamais parlé même avec ma femme, surtout pas avec ma mère ou un autre. Je t’ai parlé de mon père, vois-tu, c’est la première fois que j’en parle à quelqu’un ». Supplice muet. Ils ont porté leur chagrin en silence sur le mode du secret. Non le silence de l’oubli mais celui une douleur indicible et toujours présente enracinée au plus profond de leur être. Et lorsqu’ils parlent, aujourd’hui, des années et des années après, c’est au prix un effort presque surhumain. Ici encore le témoignage est irremplaçable.

«… Ils s’asseyaient sur une moitié de chaise, raconte Claudine Vegh, se recroquevillant au fur et mesure. Ils bougeaient leur chaise dès que la tension angoisse ou la douleur de certains souvenirs les envahissaient tant et si bien que la plupart se sont trouvés en fin d’entretien me tournant le dos leur regard toujours rivé sur la fenêtre. Une voix de robot absolument monocorde, un visage aux traits figés vide, une impression de parler d’un autre. Un ami dont la voix tonitruante et gouailleuse était bien connue dès les premières paroles s’est exprimé voix chuchotée, cela sans en apercevoir».

Au début de l’entretien, comme il est habituel, les témoins commencent par s’excuser :  ils n’ont pas grand-chose dire sinon du « banal ». Et défile une litanie de banalités, en effet : l’étoile jaune sur un tablier noir, les insultes et les bagarres à l’école, les alertes, les rafles les fuites, les refuges, la clandestinité (habitude précoce du secret) la peur décuplée de la lire aussi dans le regard des parents), bref la conscience d’une différence définie par « le danger de mort permanent ». Et finalement les arrestations suivies de la déchirante séparation : « Je ne lui ai pas dit au revoir », la plainte revient indéfiniment.

L’attente, le retour, les retrouvailles ou l’absence/Hôtel Lutetia/1945

Alors commence une autre vie qui est survie et lutte pour la survie : c’est aussi la transplantation brutale dans des milieux inconnus (orphelinats, couvents, familles de paysans) sous un faux nom avec la crainte supplémentaire d’une perte définitive de l’identité Viennent les jours de la Libération, l’indescriptible explosion de joie et l’attente la longue interminable attente, perpétuellement déçue Les défilés lamentables à l’Hôtel Lutetia, photo en main en quête de nouvelles du disparu. De rares rescapés reviennent, lui, elle, non. Et passent les mois, les années, on va à l’ école, on est bon élève, on s’efforce de retrouver une vie « normale », on devient adulte mais on attend, on attend toujours, inlassablement, silencieusement car on conserve (secret inavouable) un espoir insensé. « Tu sais, il m’est arrivé d’apercevoir une silhouette qui rappelait mon père et malgré moi de la suivre ou de courir après il n’y a pas si longtemps encore ». Dans une admirable postface, Bruno Bettelheim explique que pour ces enfants le travail du deuil n’a pu s’accomplir : « S’il était possible que les parents fussent toujours vivants, pourrait-on parler eux comme ils étaient morts. Ne pas parler d’ eux est le seul moyen d’empêcher que les autres persistent à les dire morts et c’est le seul moyen de croire encore et toujours qu’ils finiront par revenir ». Ce refus du deuil se fonde sur autres motivations encore, car il ne agit pas ici une mort « naturelle » (qui plonge quiconque dans affliction) mais une mort organisée planifiée froidement infligée par autres hommes. Cet assassinat monstrueux entretient un sentiment de révolte une violence latente qui parfois se retourne douloureusement contre les victimes elles- mêmes : « Je lui en veux, à mon père ; je lui en veux de s’être fait déporter sans avoir tenté échapper son sort. Comment accepter le deuil quand l’horreur des humiliations des chambres gaz des fours crématoires est, pour ces enfants, proprement inconcevable ? À quoi s’ajoute l’absence de preuve. Ni cadavre à ensevelir ni tombe à visiter. Il n’y a pas eu de ces rites qui auraient donné le signal du deuil dans les formes traditionnelles ». D’où toute une suite de répercussions : fixation au passé, impossibilité de vivre le présent (« Si j’avais pu oublier totalement le passé, peut-être aurais-je pu vivre comme les autres ? être heureux de ce que j’ai et ne plus penser à ce que je n’ai plus ») : sentiment de culpabilité, poids d’une dette insupportable (« Alors finalement, c’est intolérable, tu comprends, il s’est sacrifié pour nous. Je lui dois la vie une deuxième fois, quoi ») et, au total, perception de tous les événements heureux ou malheureux à travers une sorte de prisme particulier (« C’est dans les moments de joie que c’est terrible »).

D’où aussi pour les témoins qui ont consenti aujourd’hui à parler, l’importance de ce livre : c’est maintenant seulement que peut commencer pour eux le processus du deuil et que s’ouvre peut-être la voie de l’apaisement.

Mais pourquoi maintenant trente-cinq ans après ? Œuvre du temps. Mûrissement de l’âge. Travail de la mémoire. Je crois qu’il convient de situer le livre de Claudine Vegh dans un contexte plus large non seulement psychologique mais historique : l’expérience dont témoignent les hommes et les femmes qui parlent ici n’est autre, portée à son paroxysme, que celle de toute une génération.

Qu’est-ce une génération en histoire ? Problème classique, objection banale (des enfants naissent chaque année) ne vaut pas lorsqu’un événement particulièrement dramatique (cataclysme, peste, guerre, à plus forte raison, génocide) marque précisément toute une classe d’âge. Dès lors, comment ne pas être frappé depuis trois ou quatre ans par une floraison d’ouvrages, récits, autobiographies, recueils de témoignages à travers lesquels s’affirme avec une force foisonnante la mémoire juive : Joseph Joffo, Gérard Israel, Lionel Rocheman, Marcel Liebman, Marek Halter, Samuel Pisar, Régine Robin, Saul Friedländer. Ces auteurs ont plus ou moins le même âge, entre quarante et cinquante ans et ont partagé les mêmes épreuves. Si donc l’interprétation de Bruno Bettelheim est exacte, elle ne prend tout son sens que restituée dans toute sa dimension. C’est un deuil collectif qui en ce moment fait son œuvre. Pourquoi seulement aujourd’hui ? Une observation peut-être encore trop courte s’impose : les auteurs que je viens évoquer comme les orphelins de Claudine Vegh atteignent maintenant l’âge qu’avaient leurs parents pendant la guerre et leurs enfants ont l’âge qu’ils avaient alors eux-mêmes. D’où un double processus d’identification, une réanimation du passé en même temps qu’un besoin irrépressible quoique douloureux de transmettre dans la chaîne des générations, leur témoignage. Est-ce un hasard si la plupart de ces livres sont dédiés à la mémoire des parents ou à l’édification des enfants ?

Tout cela dans une conjoncture plus large encore et plus complexe : les désillusions de l’assimilation, la remise en cause de l’émancipation et enfin la crise ou le refus de ce qu’on appelle les idéologies (communiste pour les uns,  sioniste pour les autres) avivent la quête une identité juive en diaspora.

On voit que le vécu dans ce qu’il a de plus singulier et de quasi incommunicable débouche sur les problèmes les plus généraux Soit une complémentarité entre les diverses méthodes de l’histoire. Catégories analyse ou récit événementiel ? Concepts englobants ou saveur unique de l’immédiat ? Faux problème puisque nous ne pouvons saisir en même temps l’originalité du vécu et la généralité de l’abstraction : nous sommes condamnés à un va-et-vient indéfini entre les deux perspectives, l’une et l’autre indispensables, si nous voulons répondre à la double exigence d’une histoire intelligible et d’une mémoire vivante.

Indications bibliographiques

  • Joseph JOFFO : Un sac de billes, Paris, Lattès, 1973.
  • Gérard ISRAËL, Heureux comme Dieu en France, Paris, Robert Laffont, 1975.
  • Lionel ROCHEMAN, Devenir Cécile, Paris, Éditions Ramsay, 1977.
  • Marcel LIEBMAN, Né juif : Une famille juive pendant la guerre, Paris, Duculot, 1977.
  • Marek HALTER, Le Fou et les Rois, Paris, Albin Michel, 1976.
  • Samuel PISAR, Le sang de l’espoir, Paris, Robert Laffont, 1979.
  • Régine ROBIN, Le cheval blanc de Lénine, Paris, Dialectiques, 1979.
  • Saul FRIEDLANDER, Quand vient le souvenir, Paris, Seuil, 1979.
%d blogueurs aiment cette page :