La signification de la pratique religieuse

par Emmanuel LÉVINAS

Article mis en ligne et numérisé par les bons soins de Gallica ; il a été publié initialement dans la revue L’Univers israélite, 21 mai 1937. Ce texte n’est cependant pas libre de droit et aucune reproduction n’en est permise.
La présentation, les sous-titres, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou. Cet article avait d’abord fait l’objet d’un enregistrement dans le cadre de l’émission radiophonique de « La Voix d’Israël » le 9 avril 1937. La photographie illustrant cette republication provient de la Bibliothèque Numérique de l’Alliance. Cet article a été re-publié dans Les cahiers du Judaïsme, n°6, Hiver 1999-2000, p. 74-75 ; numéro co-dirigé par J. Hansel et J. Baumgarten.

PRÉSENTATION

Emmanuel Lévinas a tenu à établir une rigoureuse distinction entre ses écrits proprement philosophiques et ses écrits proprement juifs. Ces derniers sont des exégèses, des hommages amicaux, des interviews, des articles d’intervention communautaire qui ont été publiés dans diverses revues (comme Évidences, Les Cahiers de l’Alliance Israélite Universelle, Tribune juive, l’Arche…) ; et ils ont été recueillis notamment dans ses Lectures Talmudiques ou dans Difficile Liberté. C’est ce qu’on pourrait appeler le principe des deux bibliothèques : d’un côté l’universel, le concept ; de l’autre la tradition juive, la pensée religieuse.
L’article publié dans L’Univers israélite du 21 mai 1937, intitulé La signification de la pratique religieuse appartient sans conteste à la seconde. Le philosophe, récemment naturalisé français et dont l’œuvre est encore à venir, est alors âgé de trente-deux ans ; mais dans ce bref texte – qui se présente comme la transcription d’une émission radiophonique -, on reconnaît déjà pourtant aisément la marque de son style : ferme sans être péremptoire, dense mais clair, rigoureux tout en étant marqué d’un certain lyrisme.

L’idée directrice est simple : le rite juif doit être pris au sérieux ! La Halakha, telle qu’elle a été élaborée, transmise, conservée et sans cesse renouvelée par les successeurs des Pharisiens, peut toujours donner à penser et ordonner une vie proprement juive ; elle n’a pas dit son dernier mot.

Cette démarche s’oppose radicalement au « judaïsme réformé » qui, selon E. Lévinas, aurait voulu trier le bon grain de l’ivraie en rejetant comme superstition ce qui semblait contraire aux jugements (ou aux préjugés) de la modernité. Car, ces aggiornamentos de la Loi, ces justifications naïves ou ces condamnations obtuses de gestes rituels réputés archaïques méconnaissent, dans leur compréhensible volonté d’adaptation, l’essentiel. On a omis le préalable nécessaire : s’interroger sur la signification des rites juifs ; déterminer leur essence.

En peu de mots s’esquisse une philosophie religieuse attentive à la dimension réflexive qu’ouvre la ritualité : l’immédiateté est rompue ; le monde n’est plus un objet de consommation immédiate ; la vie spirituelle ne vaut que si elle se confronte au monde dans toute son épaisseur et son opacité.

E. Lévinas loue ces pratiques religieuses où il perçoit « la résonance mystique des choses ». Mais ce vocabulaire ne signifie pas que le rite relèverait de l’irrationnel, de la magie, de l’appel numineux dont le paganisme se nourrit. Le philosophe, fidèle à la tradition rationaliste qu’il a reçue, entre autres, de ses maîtres Husserl et de Léon Brunschvig, prend bien garde de restituer au mot « mystère » son sens originel : la ritualité juive doit se concevoir comme un cérémonial par lequel se rejouent à chaque moment de la vie quotidienne les événements de l’histoire sainte.
Le culte juif, depuis la destruction du Temple, entretient la vie d’Israël. « La Loi et ses commandements » la perpétuent.

Emmanuel Lévinas/Fête de Hochana Rabba/AIU/1951

Texte

La signification de la pratique religieuse

par Emmanuel LÉVINAS

L’élite intellectuelle juive, élevée dans les idées scientifiques et morales de l’Occident, rencontre, dans son retour à la foi juive, une difficulté fondamentale quand elle s’aperçoit de la place que tiennent les « pratiques » dans le judaïsme religieux. Celui-ci emprunte aux rites sa physionomie particulière, mais semble porter, à cause d’eux, le sceau d’un autre âge.

Prendre le rite au sérieux

Les « réformateurs » du judaïsme, qui se rattachent au mouvement libéral, ont essayé́ d’ajuster le judaïsme à notre incompréhension du rite. Ils ont établi une discrimination entre les pratiques à conserver et les superstitions. Tâche légitime, mais secondaire. Car il s’agit, au préalable, de déterminer la valeur religieuse du rite, la signification même de l’action rituelle. Nous n’avons pas de théologie ; c’est pourquoi nous en admettons sans cesse une implicite qui se nourrit des idées courantes du siècle, auxquelles nous adaptons tant bien que mal notre judaïsme.

L’interprétation que l’on donne habituellement du rite se ressent, en effet, des conceptions qui ont cours dans le monde occidental depuis la Renaissance. C’est, avant tout, là conviction que la religion est une affaire strictement personnelle. Thèse qui n’affirme pas seulement l’indépendance de la vie sociale et politique à l’égard de la foi. Elle va beaucoup plus loin. Elle enferme la vie religieuse dans les limites de l’âme humaine et la situe en marge de l’ordre universel de la nature. La vie religieuse est intérieure, et cela signifie qu’elle ne pèse pas sur le réel. On ne l’appauvrit pas ainsi, mais on la prive de toute efficacité, de toute action transitive. Le bonheur ou l’équilibre qu’elle réalise sont subjectifs et cette épithète est péjorative. L’action religieuse n’a pas de portée objective, reste indifférente au cours réel des chose, n’engage rien en dehors d’elle-même.

Aussi le rite est-il constamment interprété au moyen de notions qui ne sont pas à la mesure de son essence. Quand on voit dans les interdictions alimentaires des règles d’hygiène, quand on justifie les pratiques par la discipline morale qu’elles imposent, quand on insiste sur leur symbolisme suggestif, sur les souvenirs et les émotions qu’elles éveillent chose naturelle, on en fournit des explications qui ne manquent pas de vérité. L’accomplissement des prescriptions constitue certainement un exercice très sain et très moral et les pratiques sont douées d’une puissance émotive et évocatrice incontestable. Mais tout cela revient, en fin de compte, à confondre le rite avec ce qu’il peut accidentellement devenir. Accepter cette interprétation, ce n’est plus prendre le rite au sérieux. C’est en faire un exercice ou une préparation. C’est accepter une hygiène, une discipline, un symbolisme que la religion comme telle n’est pas tenue de fournir et que l’on ne demande pas à une religion.

C’est dire qu’il faut avant tout chercher l’essence originale du rite dans une description fidèle de son accomplissement. Il apparaît, de prime abord, comme une gêne qui trouble l’attitude naturelle que nous serions portés à prendre à l’égard des choses. Les viandes interdites ne sont-elles pas, en effet, bonnes à manger ? Le soleil de samedi n’éclaire-t-il pas les travaux des hommes comme celui de la semaine ? La prière est-elle spontanée en hébreu ?

Entre nous et la réalité

Le rite s’interpose partout entre nous et la réalité. Il suspend l’action que nous esquissons à la seule vue des objets. L’aliment n’est pas seulement une chose à consommer : il est « kacher » ou « taref ». Avant de traduire en paroles son émotion religieuse, le juif cherche des mots dans son livre de prières ; ils ont beau venir naturellement. Ils ne semblent pas être tous d’une égale efficacité. Le septième jour ne se lève pas comme les autres ; il reste imperméable aux soucis de la semaine. Avant d’accomplir le geste si élémentaire du manger, le juif fait une pause pour prononcer une bénédiction. Avant d’entrer dans sa maison, il s’arrête pour embrasser la « mezouza ».

Tout se passe comme s’il n’entrait pas de plain-pied dans le monde qui s’offre à lui ; comme si, dans un monde où les techniques nous ont frayé un passage sans résistance, le rite marquait constamment un temps d’arrêt ; comme s’il interrompait pour un instant le courant qui nous relie constamment aux choses.

C’est qu’au fond le monde n’apparaît jamais au juif pratiquant comme une chose naturelle. Les autres s’y sentent tout de suite chez soi, tout de suite à l’aise. L’ambiance où ils vivent leur est si habituelle qu’ils ne l’aperçoivent plus. Leurs réactions sont instinctives. Les choses leur sont toujours de vieilles connaissances ; elles sont familières, elles sont de tous les jours, elles sont profanes. Pour le Juif, au contraire, rien n’est entièrement familier, entièrement profane. L’existence des choses lui est quelque chose d’infiniment étonnant. Elle le frappe comme un miracle. Il éprouve un émerveillement de tous les instants devant le fait si simple et si extraordinaire pourtant que le monde est là.

La croyance à la création — base du judaïsme —- n’est autre chose que cet émerveillement. Elle n’est pas un dogme abstrait de la théologie. Présente dans chacune des surprises que le Juif éprouve quotidiennement en face du monde, elle l’empêche de voir dans la nature une réalité purement matérielle. Le Juif devine à la base de cette réalité, éblouissante de lumière, comme une énigme résolue. Il ressent le monde comme un mystère. Ses gestes les plus familiers se prolongent dans le surnaturel.

Porter des tefilines/phylactères, un rite quotidien

Une répétition de l’histoire sainte

Le rite est précisément le comportement de celui qui, dans le tintamarre de notre action quotidienne, perçoit la résonance mystique des choses. S’il nous arrête au seuil du monde naturel, c’est qu’il nous introduit dans celui du mystère. Il touche à la face sacrée des choses. Dès lors, il occupe dans l’univers la place qui lui revient. Il n’est pas un geste sans importance auquel nous prêtons un sens subjectif quelconque, ni un exercice purement préparatoire. Il est efficace et transitif, il est travail, il accomplit, il est événement.

Nous sommes habitués à prêter au mot « mystère » un sens négatif. Le mystère, c’est le caché et l’incompréhensible. Nous négligeons le fait qu’il désigne initialement un culte et, surtout la partie du culte qui permet à l’homme religieux de dominer les ordres mêmes de l’espace et du temps. Les mystères n’ont-ils pas le pouvoir de répéter toujours à nouveau et dans leur originalité première les événements de l’histoire sainte ? Le sacrifice — forme originaire de la liturgie juive — est, dans le sens que nous venons d’indiquer, un mystère. Incapables de penser religieusement, nous lui cherchons des interprétations morales ou historiques. Autant d’excuses difficiles à trouver. Nous oublions que, dans la Bible, le sacrifice est revêtu d’efficacité objective et que tout s’y passe comme si la souffrance de l’agneau immolé sur la close étendue de l’autel, épurait le rythme de l’ordre universel.

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