Le sourire de la Création

Emmanuel BERL

Article mis en ligne et à la libre disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque Numérique de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la Revue de la pensée juive, 6, janvier 1951. La présentation, le titre et les sous-titres, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

Présentation

Emmanuel Berl, si l’on croit ce qu’il dit de sa jeunesse, a hérité d’un judaïsme anémique et dilué, d’une insigne inconsistance. « J’appartiens, écrit-il dans Sylvia (1952), à une de ces familles françaises qui, à la fois, restent juives et ne le sont plus. Elles répugnent à la conversion, et elles ne vont plus à la synagogue ». En cela, cet essayiste et journaliste peu conformiste dans ses prises de position, figure vivante de la vie intellectuelle de l’Entre-deux guerres fut un « Israélite » typique. Issu de la grande bourgeoisie juive parisienne de la Belle-Époque, il ne reniait pas ses origines, n’en avait pas honte mais ne les revendiquait pas et aurait été, sans doute, bien en peine de donner à sa judéité le moindre contenu substantiel.

Celle-ci n’est donc qu’une des multiples pièces du puzzle qui composent l’identité de cet intellectuel multiforme et versatile …

On peut dire qu’au moins, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ce facteur n’a pas déterminé ses choix politiques et idéologiques et ne l’a pas empêché de se fourvoyer :  ancien combattant pacifiste à outrance, il approuva les accords de Munich ; directeur d’un hebdomadaire de gauche, il fut amené (même si ce fut brièvement) à se ranger du côté de Pétain ; ami fidèle (ou complaisant?) de Pierre Drieu La Rochelle et de Paul Morand, ces antisémites forcenés, il n’a jamais marqué une spéciale solidarité envers le peuple juif. Son absence de lucidité politique fut manifeste : à cet esprit suprêmement cultivé, d’une finesse et d’une subtilité remarquables, l’intelligence de la situation historique fit défaut.

Néanmoins, réfugié en Corrèze avec son épouse, – la célèbre chanteuse compositrice Mireille (juive comme lui) -, il échappa aux persécutions.

E.Berl en compagnie de Mireille

Après la guerre, il ne tient plus la place éminente qu’il occupait dans le monde politique, mais cet esprit encyclopédique contribua activement à plusieurs revues et à des émissions radiophoniques ; au milieu d’articles et d’ouvrages sur les thèmes les plus divers, on trouve plusieurs écrits qu’il consacre au judaïsme. Et même sur ce sujet, son intelligence et sa verve brillent avec éclat.
Ainsi, dans la revue La Table Ronde (n° 107), il se livre à des considérations subtiles sur les prophètes et le prophétisme. Dans Évidences, périodique publié à Paris par l’American Jewish Committee, il livre ses impressions de lecture sur Le dernier des Justes d’André Schwarz-Bart.

Berl médite même avec beaucoup d’aisance sur … la Torah ou plutôt – le terme serait plus juste, plus français et moins anachronique … – sur l’Ancien Testament...  Dans la Revue de la pensée juive, 6, celui qui se présente (cum grano salis) comme un « autodidacte » en matières juives et qui n’a certes rien d’un théologien, côtoie, au sommaire de cette revue, André Néher ou Emmanuel Lévinas et griffe au passage Simone Weil, la plus chrétienne des Juives à qui, même s’il déplore sa lourdeur (un péché contre l’esprit), il ne dénie pas le titre de « prophétesse »…

Sur la question des liens de l’humour et du judaïsme, il se lance dans un brillant développement théologique – d’aucuns diraient « une périlleuse extrapolation » ! – en défendant la thèse (paradoxale) que l’humour, la légèreté même, s’enracinent dans le culte même du Dieu des Patriarches. Le caractère absolu du monothéisme juif exige que « rien, dans la Création, n’est tout à fait sérieux, sauf le Créateur ».

« C’est par Racine que j’ai connu la reine Esther et par Renan l’Ecclésiaste », confiait-il dans Rachel et autres grâces (1965). On s’aperçoit en lisant sa méditation qu’Emmanuel Berl ne s’est pas contenté de ces références déjudaïsées et si « françaises » et qu’il est désormais (après la Shoah) bien loin du « judaïsme (de son enfance) dans le Passy et Neuilly des années 1900 ».
Cet écrivain qui aspirait, enfant, à devenir « un grand esprit », qui passa pour un « bel esprit » et se montra « un esprit libre » sinon juste, se révèle ouvert à la spiritualité. E. Berl était un homme à paradoxes.

Indications bibliographiques

Emmanuel Berl, Patrick Modiano, Interrogatoire, Suivi de Il fait beau, allons au cimetière, Paris, Gallimard, 1976, Collection « Témoins ».
Présentation de l’éditeur : « Les deux manuscrits associés ici étaient initialement destinés à former des publications indépendantes. Emmanuel Berl évoquait ses souvenirs d’enfance et de jeunesse quand Patrick Modiano vient le soumettre à cet « interrogatoire » dont l’essentiel porte sur l’entre-deux-guerres. Pourtant, à les lire d’affilée, le lecteur ne pourra qu’être frappé par leur parenté profonde. Ils sont enfants de la même portée. Il fait beau, allons au cimetière possède sans doute son rythme et sa nécessité propres, tandis que l’Interrogatoire eût à coup sûr été tout différent si c’était aux curiosités de tel ou tel de ses autres habitués du Palais-Royal que Berl avait répondu. Mais l’homme-reflet que Modiano a l’art de faire apparaître dans son Interrogatoire, ce pamphlétaire de Mort de la pensée bourgeoise nourri dans le sérail de Bergson et de Proust, ce déroutant directeur de Marianne qui en vint à rédiger les premiers discours de Pétain tout en trouvant ridicule la seule idée de la Révolution Nationale, ce Juif munichois intime de Malraux et mari de Mireille, toute cette personnalité apparemment déconcertante d’intellectuel aux aguets et de pacifiste forcené s’éclaire du récit de son enfance et de sa formation ».

Olivier Philipponnat, Patrick Lienhardt, Emmanuel Berl : Cavalier seul, La Librairie Vuibert, 2017.
À ce jour la plus solide biographie d’une personnalité multiforme.

Le judaïsme et l’humour

Emmanuel BERL

C’est un fait que l’humour semble un apanage plus particulier des Anglo-Saxons et des Juifs, lesquels se trouvent précisément les deux peuples les plus rompus et les plus adonnés à la lecture de l’Ancien Testament. Ce fait étonne d’abord, parce qu’on est habitué à se représenter l’Ancien Testament sous des couleurs sombres. Et sans doute Ézéchiel, Elie, Samson qui s’ensevelit lui-même sous les décombres du Temple où les Philistins sont rassemblés, Saül errant, frénétique, Job gémissant sur son fumier, Moïse sur le Sinaï où il brise les Tables de la Loi et mourant sur le Nebo d’où il voit la terre promise, dont l’accès lui reste interdit, semblent des personnes de Michel-Ange dans un clair-obscur de Rembrandt. Mais, avant même d’être le livre de la Loi, l’Ancien Testament est le livre de la Création. Il repose sur la Genèse — sa pierre d’angle. Or la Création est sourire. Elle implique le sourire divin qui décrète la construction de l’arche, en même temps que le Déluge et dont la Miséricorde ne cesse d’épargner ce que la Justice punit.

***

Le sourire des Patriarches

Le sourire flotte sur les visages des patriarches, tout proches encore de la Création : sourire de Sarah centenaire, à qui Dieu annonce sa maternité́ prochaine, de Rebecca qui substitue Jacob à Ésaü, au chevet d’Isaac ; sourire de Rachel quand elle emporte les theraphims de Laban, de Jacob, après la lutte avec l’Ange. Sourire de Joseph quand il fait mettre sa coupe d’or dans le sac de Benjamin. Le sourire ne cesse qu’avec Moïse, parce qu’avec lui, commence l’ère de la justification, et qu’il ne s’agit plus seulement de répandre le nom, de multiplier l’image de Dieu dans le monde, mais de ramener à Lui les hommes qui s’en sont éloignés. Justification et Rédemption baignent nécessairement dans une lumière pathétique, puisque le salut est le tout de l’homme et que l’homme peut manquer son salut. Mais la Création, elle, se déroule dans un cadre plus large, qui comporte plus de marge et de jeu puisqu’elle n’est pas le Tout de Dieu, et que son œuvre — même pour l’esprit que sa magnificence accable reste chétive par rapport à l’Infinité́ et la Puissance divine. C’est de cette puissance, de cette infinité́ qu’émane ce qu’il y a de souriant dans le plus solennel des livres sacrés.

À partir de l’Exode…

À partir de l’Exode, du moment où le Pharaon « qui n’a pas connu Joseph », fait oublier Joseph aux Juifs qu’il plonge dans la servitude d’où Moïse les tire, le sourire cesse d’être l’expression permanente des visages bibliques. Il n’en continue pas moins de luire, fut-ce à travers les nuées livides qui l’offusquent. Car les transgressions, si horribles qu’elles puissent être, rapport à la Loi, ne peuvent anéantir la promesse faite par Dieu à Abraham avant la promulgation de la Loi. Si la justification est toujours requise, la Création, elle, n’en est pas moins continuée.

Les prophètes, fût-ce aux moments de suprême indignation et de suprême désespoir, ne peuvent l’ignorer ni l’oublier. Ils savent qu’Israël subsistera, quels que soient les châtiments que ses péchés attirent sur lui. Ils savent que Dieu, même quand il frappe Israël, n’admet pas les rires de ceux qui se réjouissent de le voir frappé.

Ce n’est donc pas son histoire seulement, c’est sa théologie qui surexcite chez le Juif la conscience que rien, dans la Création, n’est tout à fait sérieux, sauf le Créateur, la conscience de ce que comportent de dérisoire le monde et l’homme, et la condition de l’homme, et plus particulièrement celle du Juif — à la fois élu et persécuté — bénéficiaire d’un pacte, d’une promesse et d’une révélation, et traité d’autant plus durement que l’abondance de ces grâces rend plus inacceptables les transgressions dont elles n’empêchent pas le nombre, et dont elles multiplient le scandale.

L’humour contre l’idolâtrie

Le Juif sait, il est, si on ose dire, payé pour le savoir, que le péché le plus irrémissible c’est de préférer à Dieu la représentation de Dieu, c’est l’idolâtrie, laquelle devient inévitable, est déjà consommée dès qu’on oublie que « la splendeur du soleil, de la lune, de toute l’armée des cieux » restent aussi éphémères que négligeables, par rapport à la divinité.

L’idolâtrie empêche de craindre Dieu et de l’aimer —parce qu’elle le masque. Et inversement la crainte et l’amour de Dieu ne peuvent diminuer dans les cœurs des hommes sans qu’aussitôt, automatiquement, les idoles ne surgissent : car la force
qui fait l’homme tendre vers Dieu, l’homme ne peut la détruire, elle a été fichée dans l’homme par Dieu ; il ne peut que la détourner de son objet, la dériver vers les veaux d’or, les Mammon et les Baal.

C’est pourquoi l’idolâtrie, comme elle est ce qu’il y a de plus détestable, est aussi ce qu’il y a de plus frivole : tel l’amant qui, pour mieux contempler le portrait qu’il s’imagine ressembler à sa maitresse, et qui ne lui ressemble d’ailleurs pas, se détourne de sa maitresse elle-même. L’idolâtrie est : abomination, mais elle est également futilité́.

Qui ne comprend pas cela ne comprend rien à l’Ancien Testament : il devient lui-même dupe de l’imposture que précisément la Bible dénonce. Les gémissements de Job lui font oublier le sourire d’Abraham, le sourire que garde Jacob, même quand il dit à Pharaon : « Les jours de mon pèlerinage furent courts et mauvais. » Qui ne comprend pas ce qu’il y a de sourire dans la Création — et donc d’imposture dans la transgression — ne voit jamais dans la Bible que la moitié du texte. Tel le poème de Zadig qui, fait pour glorifier le roi, paraît, une fois tronqué, injurieux pour le roi.

Simone Weil, prophétesse alourdie

Ce fut l’erreur de Simone Weil. Elle met la Genèse dans la lumière du calvaire. Elle prend au sérieux ce qui n’est sérieux qu’à moitié. Elle s’épouvante alors des crimes que la Bible dénombre : depuis Abraham qui dit que Sarah est sa sœur alors qu’elle est sa femme, jusqu’à Jacob qui extorque son droit d’aînesse à Esaü, abusant, circonstance aggravante, de ce qu’Ésaü meurt de faim. Elle ne voit plus la puissance surhumaine de la foi, chez ces délinquants. Elle plaint Jacob d’être vainqueur dans sa lutte avec l’Ange, car « quand on se bat contre Dieu, c’est un grand malheur de n’être pas vaincu » ; elle oublie que Jacob dit à l’Ange : « Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni » et obtient en effet sa bénédiction.

Et certes, Simone Weil n’en reste pas moins juive pour autant. C’est une prophétesse mais une prophétesse alourdie ; elle ne comprend pas que tout n’est pas sévère et que le sévère n’est pas tout. Elle ne fait certes pas mal de prendre au sérieux le péché́ — celui de David par exemple. Elle fait mal d’oublier que, malgré́ Bethsabée, David reste plus « selon le cœur de Dieu » que la majorité́ des prix Montyon. Elle est de la lignée de Jonas ; lui aussi fut prophète et ses intentions étaient droites, assurément. Mais Dieu dut prendre beaucoup de peine pour relâcher un peu cet esprit tendu à l’extrême. Il voulait que Jonas prophétisât contre Ninive, Jonas ne voulait pas ; il s’embarqua dans une direction opposée ; pour le ramener vers Ninive, il fallut que la tempête menaçât le navire de naufrage, que Jonas se jetât à la mer et que la baleine l’avalât, pour le rendre à destination. Il prophétise donc la ruine de Ninive. Et voilà que Dieu fait miséricorde à Ninive ; et Jonas se lamente; il dit à Dieu : « Je le savais, je connaissais ta miséricorde et que tu me rendrais ridicule. » Et il faut que Dieu fasse pousser, en une nuit, un grand ricin qui émerveille Jonas et le console et que, aussitôt, il fasse le ricin sécher et dépérir afin que Jonas désespéré́ connaisse que Ninive, avec ses centaines de milliers d’hommes, puisse sembler à Dieu aussi précieuse que semblait à lui-même le ricin, né en une nuit et flétri en un matin. Sans doute Simone Weil descendait-elle de Jonas ; elle n’a pas suffisamment craint l’esprit de lourdeur.

Cet esprit est incompatible avec celui d’Israël. Dès qu’on verse dans l’excès de gravité, le Livre de Dieu devant vous se referme ; l’absurde, qui est un des visages de l’absolu, paraît pure horreur. A ce moment, on a quitté le judaïsme.

Tant qu’on reste en lui, on se rappelle qu’il y a un plan — mystérieux —- dans lequel le péché n’exclut pas la justification et que tout, à commencer par Dieu lui-même, est plus léger que le sens humain ne suppose. Quand Elie monte dans la montagne de l’Horeb, sur l’ordre de Dieu « il y eut un grand ouragan si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers en avant de Yahvé, mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, un tremblement de terre, mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre, un feu, mais Yahvé n’était pas dans le feu; et après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voila le visage… alors une voix lui parvint ».

Une divine légèreté

L’humour est aussi consubstantiel au judaïsme qu’à son Dieu, cette divine légèreté. Sans lui, le judaïsme reste ou devient incompréhensible.

Le zèle des Juifs pour Dieu subsiste, généralement, fût-ce dans la transgression le péché́ et l’erreur. Au moment même où saint Paul s’élève le plus contre eux, il rend témoignage de ce zèle, dont l’humour est sans doute l’envers, fait de la même étoffe, ourdi de la même foi, tramée du même destin.

Le « zèle pour Dieu », pour la justice, attribut de Dieu, tend à diminuer, par un effort surhumain, le hiatus qui sépare le monde de Dieu — dont l’humour rappelle inlassablement l’infinie profondeur. Telles les petites flammes permanentes des veilleuses sacrées, il est un sacrifice permanent et discret du monde au Dieu qui le sous-tend, le comprend et le transcende ; révolte enfin purifiée de ses violences, prière enfin purifiée de ses scories égotistes. Cette flamme chétive monte plus vite et plus droit que des fusées plus hardies, vers le saint dont elle célèbre — humblement — l’insondable majesté.


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