Dreyfus à Kasrilevké
SHOLEM-ALEYKHEM
SHOLEM ALEYKHEM, Dreyfus à Kasrilevké, Titre original : דרייפוס אין כתרילעווקע /Drayfus eyn Kasrilevke, 1902, Traduit du yiddish par B. Goriely.
Article mis en ligne et à la disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la revue Domaine Yidich, no 3-4, Été 1959, p. 78-82. La présentation, les sous-titres, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.
Présentation
L’Affaire Dreyfus bouleversa et divisa la société française pendant douze ans, de 1894 à 1906, mais elle eut aussi un retentissement mondial comme en témoignent les milliers de lettres que reçut à son domicile Émile Zola et qui venaient « des pays limitrophes de la France, de l’Europe de l’Est, des deux Amériques, de l’Inde, de l’Indonésie, de la Chine, du Japon, de l’Australie ou de l’Afrique du Sud ». Les journaux du monde entier avaient en effet traduit son « J’accuse », le commentaient et prenaient parti.
En 1902, quand Sholem-Aleykhem publie Dreyfus à Kasrilevké, l’Affaire n’a pas encore connu son dénouement ; le Capitaine n’a été encore ni acquitté ni réhabilité. On peut donc dire que cette nouvelle a valeur d’intervention dans un débat toujours d’actualité.
Cependant, l’écrivain yiddish traite cette question sociale et politique non pas comme idéologue mais comme « simple » humoriste. En conteur maître de son art, il opte pour une double limitation narrative : il borne son récit dans la durée le situant au tout début de l’Affaire Dreyfus (de l’accusation à la condamnation) et privilégie le point de vue des Juifs de … Kasrilevké.
Kasrilevké ?
Cette bourgade ne se trouve sur aucune carte. Il faut suivre le guide qui la décrit ainsi : « Ami lecteur, la ville des petites gens où je te mène se trouve juste au centre de cette « zone bienheureuse » où l’on a tassé des Juifs les uns sur les autres, comme des harengs dans un tonneau, en leur ordonnant de croître et de prospérer. Cette ville célèbre s’appelle Kasrilevké ».
On assistera donc à la réception quelque part en Europe de l’Est, parmi le petit peuple, d’une affaire politique si typique de la culture française, de la France, où les Juifs ont acquis très tôt la citoyenneté et où certains d’entre eux, accédant à la bourgeoisie, intègrent les principaux corps de la République. Sholem-Aleykhem en quelque sorte « dépayse » le procès de l’officier français : il le met sur la place publique du shtetl. L’Affaire devient l’affaire des Juifs.
Qu’importe qu’ils déforment les noms, qu’ils ne saisissent pas toujours les informations qui leur parviennent grâce aux articles du Hazfira – journal juif publié à Saint-Petersbourg, dans lequel Sholem-Aleykhem avait fait ses débuts avant d’adopter le yiddish comme langue d’écriture – ! Ils ne sont pas assez lettrés, en majorité, pour saisir l’hébreu et sont tributaires d’une traduction yiddish, alors vraie langue du peuple …
Ce qui compte pour celui qu’on a surnommé (non sans quelque pertinence) le « Mark Twain juif », c’est de restituer la verve, la tournure d’esprit des acteurs du ce théâtre vivant qu’est la rue juive. Car ce lieu écrasé de misère qu’on aurait pu croire coupé de la civilisation, vibre à l’unisson de l’humanité : les malheurs de Dreyfus, l’infamie d’un verdict inique mais aussi l’héroïsme d’un « Zole »/Zola et les mérites d’un « Pickert »/Picard, les infortunes de « Lambory »/Labori forment les éléments d’ un feuilleton à multiples rebondissements qui enflamme les cœurs et fait rêver.
Sholem-Aleykhem célèbre les grandes qualités (comme les défauts qui en sont le revers) du petit peuple juif, tel qu’il les voit et se les représente : son esprit critique mais souvent raisonneur, son caractère passionné jusque dans l’excès, un sentimentalisme naïf allié à une nette propension au sarcasme et un goût prononcé pour la dérision. Un peuple capable de s’indigner, de rire, de prier, de bénir et de louer, et d’espérer. Et, par-dessus tout, entourée d’hostilité et d’iniquité, une foi inébranlable en la justice.
Dreyfus à Kasrilevké
SHOLEM-ALEYKHEM
Je ne sais si l’affaire Dreyfus a fait quelque part au monde autant de bruit qu’à Kasrilevké.
On dit que même à Paris ça bouillonnait ferme, pis que dans un chaudron de sorcières. Les gazettes ne parlaient que de l’affaire et en gros caractères encore, les généraux se tuaient, des bandes de jeunes gens couraient dans les rues comme des fous lançant leur casquette en l’air et faisant un boucan de tous les diables. Les uns criaient «Vive Dreyfus! », les autres hurlaient «Vive Esterhazy! ». Pendant ce temps-là̀, comme de juste, on salissait les Juifs, on les traînait dans la boue, selon la coutume ancestrale, à qui mieux mieux… Un vrai crève-cœur !
Pourtant, notre Kasrilevké accumula une telle montagne de souffrances et de honte que, jusqu’à la venue du Messie, Paris ne pourra jamais rivaliser avec elle. D’où a-t-on appris à Kasrilevké la nouvelle concernant Dreyfus? Cela, mieux vaut ne pas le demander. Et comment, en effet, a-t-on su que les Anglais avaient mené́ une guerre contre les Boers? Et comment sait-on tout ce qui se passe en Chine ? Y a-t-il quelque parenté entre Kasrilevké et la Chine? Serait-ce à cause du négoce que les gens de Kasrilevké font avec le monde extérieur? Le thé, ma foi, ils le reçoivent de Vysotski par Moscou, et, quant au tissu qu’on appelle, on ne sait trop pourquoi, « Tche-sou-tcha », on ne le porte pas à Kasrilevké, pour la bonne raison qu’il n’est pas à la portée de la bourse de ses habitants. Plaise à Dieu qu’on puisse se vêtir en été d’un mantelet de grosse toile, sinon il n’y a pas d’autre ressource que de se balader, sauf votre respect, en caleçon… et de suer tant et plus pour peu que l’été nous octroie de la chaleur en abondance.
Cependant, la question posée reste entière : comment Kasrilevké eut-elle vent de l’affaire Dreyfus?
Eh bien, par Zeidel.
Zeidel, fils de ‘Hayah, est le seul habitant de la ville qui soit abonné à « Hazfira », et, toutes les nouvelles du monde, Kasrilevké les apprend par son entremise. Le bonhomme les lit et les traduit pour le bien de tous les habitants. Et c’est à ceux-ci de faire les commentaires. Il dit ce qui est couché sur le journal, et, eux, ils en déduisent souvent le contraire, car, voyez-vous, ils comprennent mieux que quiconque, eux.
Un beau matin, Zeidel, fils de Chaïah, s’étant rendu à la maison de prière y raconta une histoire : à Paris, on a jugé un capitaine juif, un certain Dreyfus, pour avoir livré à l’ennemi des documents intéressant l’État.
Cette nouvelle leur est entrée par une oreille pour ressortir par l’autre. L’un des fidèles a dit en passant :
— Tout ce qu’un Juif est réduit à faire pour ne pas crever de misère! Un autre eut un mot vengeur :
— C’est bien fait. Qu’un petit Juif ne fraie pas avec ceux de la haute et qu’il ne se frotte pas aux grands de ce monde.
Plus tard, lorsque Zeidel s’amena pour raconter une nouvelle version selon laquelle toute l’histoire n’était qu’une calomnie, que le capitaine juif, le nommé Dreyfus, qu’on a déporté́, est plus innocent qu’un agneau pascal, que tout cela était une cabale montée par quelques généraux qui se sont querellés entre eux, à ce moment le village prit un peu d’intérêt pour l’affaire, et Dreyfus fut naturalisé pour ainsi dire Kasrilevkien ; à l’endroit même où se rencontraient deux habitants, il intervenait, comme un troisième.
— Tu as entendu ?
— Entendu.
— Déporté pour toujours.
— Déportation à vie.
— Pour des prunes.
— Une calomnie.
Et encore plus tard, lorsque Zeidel est arrivé déclarant qu’à ce qu’il paraît le jugement n’en est pas un et qu’on va réviser le procès et que de braves gens se sont jurés de prouver qu’il y a eu erreur judiciaire à la base dans toute cette affaire, Kasrilevké fut ébranlée jusque dans ses fondements et prit une tout autre attitude. Premièrement, que ce Dreyfus est ex nostris et deuxièmement que de si vilaines choses peuvent avoir lieu là-bas, à Paris. Fi donc, ce n’est pas beau de la part de la gent française! On se mit à disputer et à parier : un tel disait que le procès allait être révisé́, un autre citait une sentence talmudique : ce qui est jugé est jugé, fini!
Et l’on se contentait de moins en moins d’attendre que Zeidel se grouille et qu’il s’amène clopin-clopant à la maison de prière pour raconter la suite de l’affaire Dreyfus : on se mit à querir les nouvelles chez Zeidel à domicile, on n’avait plus la patience de l’attendre, on l’accompagnait à la poste quand il y allait chercher son journal, on le lui arrachait des mains. On lisait la feuille sur place, on y mâchait et remâchait, on criait, se disputait, s’excitait et parlait tous à la fois. Le directeur de la poste leur fit plusieurs fois comprendre, bien délicatement, il est vrai, que la poste n’est pas une synagogue, révérence gardée.
— Ce n’est pas une école juive ici, youpins galeux. Ce n’est pas une synagogue, sales combinards.
Mais ce qu’il disait ne leur faisait ni chaud ni froid : il les injuriait, et eux lisaient leur « Hazfira » et parlaient de Dreyfus.
Et pas seulement de Dreyfus. Tout le temps s’ajoutaient de nouveaux personnages : d’abord Esterhazy, ensuite Pickert, plus tard les généraux Mercy, Pelli, Gonzi. A l’occasion, on fit une découverte : que, dès qu’il s’agissait d’un général, son nom prenait un « i » à la fin. Cependant, quelqu’un demanda :
— Que fais-tu avec Boisdeferre?
— Tu parles. Aussi a-t-il été battu à plate couture.
— Sic transit…
Il y avait deux personnages à Kasrilevké que toute la ville chérissait, et l’on marchait sur leurs traces : c’étaient « Emil Zol » et « Lambory ». Pour Emile Zol, chacun serait monté au bûcher. Rien que le mot «Emil Zol». Si, par exemple, Emile Zol était venu à Kasrilevké, toute la ville serait allée à sa rencontre pour lui souhaiter la bienvenue, on l’aurait porté dans ses bras, cet homme.
— Que dites-vous de ses lettres?
— Des perles, des diamants, des brillants !
On tenait aussi Lambory en haute estime. On se réjouissait, on se réconfortait le moral, on savourait ses discours au point de se pourlécher les babines, bien que personne, évidemment, ne l’ait jamais entendu de ses oreilles à Kasrilevké, mais, selon le bon sens, il était tout naturel qu’il possédât un parler d’or.
Je doute que la famille de Dreyfus à Paris ait attendu l’arrivée de Dreyfus avec autant d’impatience que les Juifs de Kasrilevké qui se mouraient littéralement de langueur de le voir revenir de la fameuse ile. On peut même affirmer qu’ils ont accompagné Dreyfus en mer, on les sentait presque nager : d’un instant à l’autre, la tempête se déchainera, la mer se creusera, béante, les vagues jailliront et assailliront le bateau qui, comme une coquille de noix, sera jeté́ de haut en bas, de bas en haut…
— Seigneur, priaient-ils dans leur cœur. Amène-le au moins sain et sauf à l’endroit où doit avoir lieu le procès. Daigne ouvrir les yeux des juges et rafraichir leur entendement pour qu’ils mettent la main sur le coupable et que le monde entier reconnaisse notre justice. Amen.
Le jour où arriva la bonne nouvelle que Dreyfus était déjà̀ là, il y eut fête à Kasrilevké; s’il n’avaient pas eu honte, ils auraient fermé boutique.
— Ça y est!
— Que Dieu soit loué!
-— J’aurais bien voulu voir sa première rencontre avec son épouse !
— Et moi, j’aurais aimé voir ses enfants quand on leur a dit : papa est là !
Les femmes qui assistaient à ces colloques cachaient leur visage dans leur fichu et faisaient semblant de se moucher pour qu’on ne vît pas qu’elles pleuraient. Si pauvre que soit Kasrilevké, chacun aurait ôté le dernier morceau de pain de sa bouche pour faire un voyage là-bas et jeter un coup d’œil, ne fût-ce que de loin.
Quand le procès commença, l’effervescence était à son comble, que Dieu nous en préserve. Ce n’était pas seulement le journal, mais Zeidel lui-même, que l’on réduisait maintenant en charpie. On en perdait le boire et le manger, on ne dormait plus la nuit. On aurait voulu que ce soit déjà̀ demain ou après-demain, et tous les jours comme ça.
Tout à coup, une panique s’empara du village, un vacarme, des cris, un tumulte. Malheur de malheur ! Ce fut au moment où l’on tira sur l’avocat Labori. Les gens de Kasrilevké ne tenaient plus en place.
Pourquoi ? Pour quelle raison ? Un tel banditisme. Pour rien. Pis que dans Sodome.
Ce coup de feu leur coupa le souffle. La balle les atteignit droit au cœur comme si l’on avait tiré́ sur Kasrilevké même.
Dieu qui es au ciel, priaient-ils dans leur for intérieur, fais un miracle ! Toi seul tu peux le faire, si tu le veux, fais un miracle, un tout petit miracle, que Lambori reste en vie ! Et Dieu, béni soit-il, accomplit le miracle : Lambori resta en vie.
Quand vint le dernier jour du procès, les gens de Kasrilevké furent pris de frissons, comme pendant un grand accès de malaria.
Ils auraient bien voulu s’endormir pour vingt-quatre heures et ne se réveiller qu’au moment où, Dieu soit loué, Dreyfus serait tout à fait libre. Mais, comme un fait exprès, personne ne ferma l’œil de la nuit. Chacun se tournait et se retournait dans son lit, faisant la guerre aux punaises et guettant l’aube.
Dès qu’il fit jour, on courut dare-dare à la poste. Celle-ci était fermée, et la porte cochère verrouillée. La foule s’étant peu à peu assemblée devant l’édifice, la rue regorgeait de monde. Les Juifs allaient et venaient, baillaient, s’étiraient, enroulaient leur papillote autour du doigt et chantaient à voix basse des extraits d’Alléluia.
Quand Jeremka le concierge ouvrit la porte, les Juifs se ruèrent tous à la fois à l’intérieur. Jeremka piqua une grosse colère, et, voulant montrer que charbonnier est maitre chez soi, il se rua à son tour sur les Juifs et les chassa dehors honteusement, et c’est là qu’ils durent attendre Zeidel, qui arriva enfin. Et, quand Zeidel prit sa feuille et lut le verdict sur Dreyfus, une clameur éclata, un cri fait de toutes ces voix monta jusqu’au ciel. Le cri n’était pas dirigé contre les juges qui avaient mal jugé, ni contre les généraux qui avaient prêté un faux serment, ni contre la gent française qui s’était si mal conduite, oh non, le cri était contre Zeidel.
— Ça ne se peut pas ! cria Kasrilevké, d’une seule voix. Depuis que le monde est monde, un pareil jugement ne s’est jamais vu. Le ciel et la terre ont juré que la vérité finirait par surnager comme l’huile sur l’eau. Quelles histoires nous chantes-tu là? .
— Imbéciles ! criait piteusement Zeidel. (Et de toutes ses forces il poussait la feuille sous leur nez). Regardez vous-mêmes ce qui est couché sur la gazette.
— Gazette, mazette ! vociféraient les gens de Kasrilevké. Et si tu te mets ici, un pied sur le ciel et l’autre sur la terre, te croira-t-on ? Cette chose ne peut avoir lieu. Non et non. Jamais de la vie. Impossible !
La preuve…
Qui avait raison ?
Génial ! Merci pour ce texte savoureux! Il se trouve que mon mémoire de Maîtrise avait pour sujet l’affaire Dreyfus vue par le Times. Les articles n’avaient pas la verve de ce Sholem-Aleykhem mais on retrouve l’effervescence, l’impatience du public de connaître les soubresauts de l’affaire.