Visages de  Bernard-Lazare

par Steven URAN

Nelly WILSON, Bernard-Lazare : l’antisémitisme, l’affaire Dreyfus et la recherche de l’identité juive, Titre original : Bernard Lazare : Antisemitism and the problem of Jewish identity in late nineteenth-century France (1978), Traduit de l’anglais par C. et D. Gallagher, Paris, Albin Michel, 1985, Collection « Présence du judaïsme ».

Cet article numérisé, mis en ligne et à la disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle a été publié initialement dans les Nouveaux cahiers, n° 59, Hiver 1979-80, p.67-69. Traduit de l’anglais par Marie-Brunette Spire. Le titre, les sous-titres; divers liens et illustrations ont été ajoutés par Sifriaténou.

À la fin du XIXème siècle, dans le sillage de leur émancipation politique amorcée par la Révolution Française, les Juifs en France voient s’ouvrir devant eux une ère d’assimilation et d’émigration massive où l’antisémitisme, tout comme le sionisme politique mobilise les masses. Chacune de ces caractéristiques a marqué l’identité juive moderne d’un sceau indélébile. Rien de plus naturel donc que les Juifs d’aujourd’hui confrontés à cette identité se tournent vers leur passé immédiat. Elle est aujourd’hui, comme en ce temps-là, un problème historique, et la conscience historique en est une composante majeure.
Dans cette perpective, le cas Bernard-Lazare est fasci­nant : au fil d’une vie brève et turbulente, on le voit affronter ce qui deviendra les thèmes fondamentaux de notre expérience juive contemporaine. Soixante ans après sa mort, il a enfin trouvé son biographe en la personne de Nelly Wilson, auteur d’un essai abondamment documenté et plein de sympathie pour son sujet. De son temps déjà, certains de ses contemporains reconnurent à Bemard-Lazare un rôle prépondérant au cours de l’Affaire. Il fut le premier à ne pas voir dans l’accusation de Dreyfus une simple erreur judiciaire mais une atteinte ouverte aux libertés et à la République. En outre, il joua dans le mouvement dreyfusard un rôle moteur.
Ce livre dont l’organisation chronologique en trois parties est centrée autour de l’Affaire est le plus complet à ce jour. C’est là plus qu’une biographie car, comme l’indique le sous-titre, « l’antisémitisme et le pro­blème de l’identité juive à la fin du dix-neuvième siècle » en sont les thèmes essentiels.

« Un Juif non-juif » 

Nelly Wilson part de l’idée que « tout le drame de la vie de Bemard-Lazare réside dans la « quête de ses racines ou sa révolte contre elles ». Né à Nîmes dans une famille de la moyenne bourgeoisie assimilée, il ne connaît de la vie juive que des activités rituelles de pure forme, la bien­faisance, et les grâces rendues à Dieu pour la Révolution Française. Hors du milieu familial, il vit dans le bain posi­tiviste étouffant, conformiste et étroit, du système éducatif d’alors. C’est porté par sa volonté de changement et cette quête de sens qu’il découvre le symbolisme et l’anarchisme. Or ce sont précisément ces cercles intellectuels et littéraires, au sein desquels il pensait pouvoir s’éloigner de ses ori­gines qui vont l’amener à se confronter de façon doulou­reusement personnelle au problème juif en général. C’est en 1886, l’année même où il arrive à Paris, que paraît La France juive de Drumont. L’antisémitisme devient rapide­ment un élément capital de la vie intellectuelle et littéraire et traduit le dégoût pour une époque bassement matérialiste — dont on attribue la responsabilité aux Juifs — et l’aspiration à un renouveau esthétique et spirituel. L’antisémitisme des cercles littéraires de gauche, que fréquente Bernard-Lazare, le choque et le trouble. C’est pour pouvoir répondre à ce problème crucial qu’il se plonge dans l’étude et la réflexion. Nelly Wilson montre comment il se fami­liarise avec la littérature antisémite « qui vient à son secours ». Il intériorise les idées anti-juives : « Le symbo­lisme et le socialisme se combinent pour faire de lui l’allié de Drumont ». L’on ne s’étonnera plus qu’à cette époque il éprouve aussi une grande attirance pour le catholicisme.
Il n’ignorait pas complètement le judaïsme, il avait même certaines connaissances de la tradition mystique juive, Nelly Wilson, l’affirme, sans toutefois en montrer nettement l’étendue. En tout cas, son ignorance n’est pas un facteur absolument déterminant. La logique qui sous-tend la casuis­tique de cette période anti-juive, son vocabulaire romantique et embarrassé, sont caractéristiques d’un Juif qui cherche à donner une base idéologique à son désir d’être un « juif non-juif », pour reprendre l’expression d’Isaac Deutscher.

« Ni philosémite ni antisémite » ?

Comme le fait judicieusement remarquer Nelly Wilson à propos de la préface de Bernard-Lazare à son propre livre, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, il n’était « ni antisémite ni philosémite », mais « il serait plus juste de dire qu’il était les deux ». Néanmoins, le fait de réfuter l’antisémitisme socialisant de Drumont le mène à découvrir le prolétariat juif et à examiner la question en termes sociaux. Il souligne certaines inconséquences de Drumont. Pour lui, la conclusion logique de l’antisémitisme est la destruction des Juifs en tant que groupe.

Nelly Wilson estime que Bemard-Lazare apparait à la fin de son étude sur l’antisémitisme comme « presque converti » au judaïsme quoique toujours hostile au fana­tisme qu’il identifiait à la tradition des Rabbins. Nous voyons là la façon tout à fait extraordinaire dont l’envi­ronnement peut influencer l’identité de manière dialectique et contradictoire. Elle remarque que « paradoxalement… c’est en essayant de comprendre la perspective antisémite que Lazare découvre ses racines ; non la religion qu’il n’adopta jamais, mais le judaïsme ». Elle ajoute que, dans l’esprit de Bernard-Lazare, « socialisme et racines juives se fondent, l’un étant la continuation laïcisée et universalisée des autres ». Le Juif révolutionnaire des temps modernes, dit-il, se trouve confronté à l’antisémitisme atavique et révolutionnaire. Il a recours, notons-le, à ses racines juives pour étayer ses positions actuelles. En cela il se montre toujours essentialiste, raisonne de façon circulaire mais inverse ses conclusions.
Au cours de son travail sur les différentes formes d’anti­sémitisme, il démasque les prétentions scientifiques de l’antisémitisme raciste tout en commettant lui-même l’erreur des rationalistes qui consiste à ne lui attribuer aucune importance. Avec l’Affaire Dreyfus, le réveil fut des plus rudes. Sous le choc de la violence et de l’ampleur de l’explosion antisémite, et encore en novembre 1894 peu après l’arrestation de Dreyfus, il reconnut publiquement qu’il avait eu tort de ne croire qu’à une force réaction­naire limitée appelée à disparaître. Tout en demeurant obsédé par le « péril clérical », il dénonçait l’antisémitisme de gauche et l’ignorance de Marx et de Jaurès quant aux idées sociales juives.


Contrairement à ses positions anciennes, il déclare que la loi talmudique condamne l’usure et a pour idéal une nation d’ouvriers et de savants. Il affirme tout aussi ana- chroniquement que l’éthique sociale du monde juif d’avant la diaspora était aussi éloignée que faire se peut de l’idée de capitalisme. Et voilà Bemard-Lazare qui en vient à idéaliser le Talmud qu’autrefois il dénigrait. Nelly Wilson ne le taxe pas de contradiction ou d’ignorance : « Il s’est découvert un héritage vivant… il a perdu un peu de ses réserves devant l’invasion de son passé, un passé qui l’aidait à vivre », p. 220.

Pour un sionisme internationaliste ?

Il était désormais prêt pour l’État Juif de Herzl. Il accueille sa publication avec enthousiasme et met toute son énergie au service du mouvement sioniste naissant, rompant toutefois très vite avec Herzl à cause de sa « poli­tique des hommes d’État ». Le nationalisme de Bemard-Lazare est une notion assez floue qui englobe affirmation juive, émancipation et renouveau des Juifs, où qu’ils fussent. Tout comme Herzl, il sous-estima l’attachement à Sion des Juifs d’Europe de l’Est. Son inspiration prenait sa source dans les « temps palestiniens », et, lors de son unique appel, pendant l’Affaire Dreyfus, à un exode des juifs, il parle bien du paysage d’Israël. Mais peut-être, nous dit Nelly Wilson, ne faut-il voir là qu’une simple note poétique. Son sionisme fut plus révolutionnaire et libertaire que concret et territorial, et cette dernière notion l’embar­rassa toujours.
Bemard-Lazare réitéra sa foi dans la révolution socia­liste, mais affirma que, pour rejoindre ce combat, les Juifs devaient jouir d’un minimum de liberté́. Il ne voyait aucune contradiction entre l’internationalisme et l’existence de nations indépendantes qui, du fait de leur pluralisme, enrichissent l’humanité́.
Il défendit les droits du particularisme juif contre « les sophismes de l’internationalisme sectaire » tout en insis­tant sur l’importance de la mission universaliste contre les exigences du « nationalisme chauvin ». Il milita aussi en faveur des Arméniens, ce qui donne la mesure de son souci quant au sort tragique réservé́ aux minorités. Il considérait la nation comme essentielle à la liberté indi­viduelle et collective ; l’affirmation de soi et la résistance à l’antisémitisme allant de pair. Ainsi, dans son expérience particulière, Bernard-Lazare reconnaît un principe général. Les Juifs symbolisés par Job sur son fumier doivent s’affranchir d’une image imposée et déformée. « Redevenir des homme libres, dit-il, et non pas des esclaves… Parti­ciper à l’œuvre humaine en restant soi-même… Étant juif, tu as moins de peine à être homme. C’est pour cela qu’il faut rester tel ».

Une identité tourmentée

Nelly Wilson souligne très justement le courage moral exemplaire de Bernard-Lazare, sa volonté de replacer l’antisémitisme dans un contexte plus large de liberté pour l’homme, et la valeur qu’il accordait aux allégeances plu­rielles et aux racines multiples. Mais la matière très riche de ce livre suggère aussi d’autres conclusions : elle démontre fort minutieusement comment Bernard-Lazare se tourne vers l’héritage juif pour y trouver des éléments capables de contrecarrer les courants antisémites. Mais il me semble qu’elle prend parfois trop à la lettre le tracé de cette évolution. Dans un passage révélateur, il laisse percevoir sans le vouloir la vraie nature de sa volte-face. Ne fau­drait-il pas voir dans la façon dont pèsent sur lui les « fantômes autonomes et indestructibles du passé juif », comme il les appelle, l’envers de ce même passé juif qu’il manipule et rend acceptable par sa manière de le vivre ? Certes, il a fait la paix avec l’histoire juive et le judaïsme, mais cette histoire est comme une image projetée à travers l’écran de ses préoccupations du moment. Pas comme cela s’était vraiment passé, mais « comme cela aurait dû se passer » pour reprendre la boutade de l’orientaliste Bernard Lewis (…).  
Certes, le changement d’attitude de Bernard-Lazare à l’égard des Juifs et du judaïsme fut radical. Peut-être aurait-il été utile de mettre un peu plus en relief la per­manence de certaines de ses convictions, par exemple sa conception essentialiste de l’identité juive. Il aurait fallu également insister sur le fait que, dans une large mesure, quoique de façon inégale, quand il dénigre le judaïsme puis, plus tard, quand il l’idéalise et s’affirme juif, ce sont des catégories et des critères dont sont imprégnés les milieux intellectuels français non-juifs que l’on retrouve chez lui comme facteurs dominants. En maintes occasions, il a recours à une casuistique confuse qui va de pair, semble-t-il, avec une approche comme la sienne. Il évoque aussi de façon émouvante et romantique « l’essence juive » et son caractère universel, ce qui lui évite de regarder en face ce que représentent la culture juive, substance et contenu, et l’identité au sein d’une société non-juive à l’époque contemporaine.

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Le livre de Nelly Wilson est excellent, son analyse des documents riche et fouillée. Elle met à nu les tours et détours de Bernard-Lazare aux prises avec son identité dans les violents remous intellectuels et politiques de la fin du siècle dernier. Ce n’est pas seulement une très bonne biographie historique et une contribution importante aux travaux sur l’Affaire Dreyfus. Cette étude, par sa per­tinence, nous engage aussi à réfléchir sur notre présent.

Indications bibliographiques

  • Isaac Deutscher, Essais sur le problème juif, Titre original : The Non Jewish Jew and Other Essays (1968), Présentation et préface de T. Deutscher ; Traduit de l’anglais par E. Gille-Nemirovsky, Paris, Payot, 1969.