De Ratno à Montréal, une allégorie de l’histoire juive

par Simone Grossman

Abraham Moses KLEIN, Le Second Rouleau, Titre original : The Second Scroll (1951), Traduit de l’anglais par C. et R. Melançon, Montréal, Éditions du Boréal, 1990.

L’unique roman d’Abraham Moses Klein se compose de cinq chapitres qui s’intitulent, respectivement : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et DeutéronomeLe Second Rouleau, apocryphe moderne de la Torah en est comme le prolongement ; il relate la quête spirituelle et identitaire d’un narrateur innommé, alter ego de l’auteur. Y figurent l’évocation d’événements post-bibliques, les bouleversements historiques, les persécutions séculaires, la dispersion des Juifs, leur exil, la Shoah et la création de l’État d’Israël.
En 1955, A.M. Klein cessa d’écrire et se retira de la vie publique.

 « Second Rouleau » ou nouvelle Torah?

Traditionnellement considérée d’essence divine, la Torah est immuable. On ne peut rien en retrancher ni y ajouter. Or, Le Second Rouleau, comme l’indique son titre, suggère la possibilité de compléments qui ne sauraient figurer dans le ‘premier’ Rouleau. Tout en respectant le cadre textuel déjà existant, des notions nouvelles sont introduites : l’évocation des bouleversements récents de l’histoire moderne marquée par ce qu’on peut considérer comme la plus grande catastrophe de tous les temps mais aussi la renaissance du peuple juif. Le récit et ses cinq gloses (de la lettre Aleph à la lettre Hé) ainsi que les psaumes qui le complètent reprennent le cours de l’histoire depuis les débuts de l’humanité et la reconnaissance de la Divinité créatrice…

Les deux épigraphes

Les deux épigraphes qui précédent le texte placent le lecteur qui se confronte à la parole divine sous le signe du courage et de la foi, de l’audace et de la fidélité.
La première est une citation de l’Areopagitica (1644) de John Milton prônant la liberté de parole et d’expression : « Et demandez à un Talmudiste ce qui trouble la modestie de son Keri dans la marge au point que Moïse et tous les prophètes ne peuvent le persuader de dire le Ktiv du texte », p.7. Le « Ktiv » est le mot de la Torah tel qu’il est écrit, et le « Keri » le mot tel qu’il doit être prononcé suivant la tradition massorétique. Dénonçant le talmudiste qui craint d’interpréter librement le texte biblique, le poète anglais affirme que la moralité et la droiture exigent de se confronter hardiment au texte même, en appelant à Moïse et à tous les prophètes de convaincre le talmudiste de dire le texte tel quel. Les problèmes éthiques soulevés par le texte visent le lecteur lui-même réactualisant la parole divine et assumant sa signification morale. La référence à Milton révèle la confiance du poète moderne dans sa propre lecture du texte sacré ; il est jugé apte à distinguer le bien du mal et affirme la légitimité conférée à une lecture directe, sans médiation, de l’écrit divin.
La seconde épigraphe est empruntée à un chant hassidique de Rabbi Levi Yits’hak de Berdichev :
« REBONO SHEL OLAM :
C’est un chant qui tutoie que je te chanterai :
Toi…Toi…Toi…Toi
Oh, où Te trouverai-je ? Om ne te trouverait-on pas ?
Où que j’aille : Toi !
Ici ou là : Toi !
Rien que Toi ! Nul que Toi ! Encore Toi ! toujours Toi ! ».

Dans ce chant hassidique, la relation de l’homme avec Dieu émane de la Parole ; c’est un hymne, un chant de louange à la gloire divine. 

En préambule au roman, ces deux citations, d’apparence antithétique, font de l’expression humaine un acte libre. À la suite de Milton et du Rabbi Levi Yits’hak de Berdichev, A.M.Klein appréhende le texte sacré comme une voie, à la fois mystique et rationnelle, vers la connaissance de soi, comme un acte de liberté.
C’est dans cet esprit paradoxal fait d’audace et de fidélité, qu’il convient de placer la quête du narrateur.

Oncle Melech

Le narrateur, jeune Juif montréalais originaire de Ratno (Ukraine) comme l’auteur et comme lui immigré au Canada dans sa prime enfance, est à la recherche de son oncle maternel Melech Davidson ( « roi » – en hébreu – et fils de David). Cet oncle quasi-mythique rescapé de la Shoah, ancien talmudiste prodige et « géant de la Loi » (p.25), devient un communiste désenchanté puis rejette la tentation de la conversion au christianisme.
Jamais vu, même pas en photo, par son neveu, ce personnage entretient une relation épistolaire avec sa famille immigrée au Canada. Ses lettres relient Ratno à Montréal où les Juifs vivent modestement dans le « ghetto » du centre-ville. La correspondance entre le Juif de l’ancien monde, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, maintient vivant le lien familial et sert de chronique journalistique.

Juifs en discussion  / Ukraine/ Shtetl de Krasilov/ Circa 1916-17

Dans une ses lettres, l’oncle Melech relate le pogrom de Ratno, ce qui plonge la famille dans le désespoir, à cause du malheur qu’il subit mais aussi  de la crise spirituelle qui affecte sa foi . Au terme du pogrom, les Juifs ont été jetés dans la fosse commune au son des freileichs – airs et chansons gaies et joyeuses en yiddish- joués par l’orchestre juif. La lettre de l’oncle arrive à Montréal le jour de Sim’hate Tora, voué à la réjouissante célébration de l’Alliance entre Dieu et le peuple juif.
Stupéfait, le narrateur, qui n’a que dix ans, voit son père pleurer. « Un pogrom, murmura mon père, un pogrom à Ratno », p.29. Dans les lettres suivantes, l’absence de références bibliques et talmudiques indique que « l’âme même » (p.30) de l’oncle Melech a subi un dommage irréversible, ce que confirment, dans la « Glose Aleph », les deux immigrants fraîchement débarqués à Montréal, témoins du pogrom :
« Deux étrangers s’amènent, en colère
Contre les hordes meurtrières de Volhynia-
Les jeux de cartes et les bruits cessent.
Et moi aussi je jure de venger ce pogrom. », p.142.
L’oncle Melech, sauvagement battu pour son intervention en faveur des Juifs, est sauvé par des non-Juifs. Il rallie les bolchevistes, entraînant la réprobation de son père, Juif orthodoxe ; il devient le « camarade Krul », préoccupé de modernisme littéraire puis finit par embrasser l’idéologie sioniste. En somme, sa vie rassemble en elle toutes les facettes et orientations de l’existence juive au XXème siècle.

Un roman autobiographique

Décrits par le narrateur enfant frappé par leur dissemblance avec les Juifs canadiens, les deux témoins du pogrom de Ratno, tout juste arrivés à Montréal via Liverpool et Halifax, sont représentatifs des Juifs de l’ancien monde. « Leurs vêtements étaient d’une coupe différente des nôtres. Ils portaient des casquettes. Leurs visages étaient ridés et gardèrent tout le temps leur sérieux sauf quand ils me caressèrent la tête et que je découvris qu’ils avaient des graines de tournesol dans les poches. Ils parlaient avec une grande et amère agitation », p.31. Le commentaire de l’auteur en bas de page, « D’une certaine façon, toute mon enfance est évoquée dans cet épisode » confirme la véracité du souvenir d’enfance traumatique, renforcé par le lamento du plus jeune visiteur en pleurs : « Mon propre père a été pendu sous mes yeux ! », p.32.
Pour l’enfant de dix ans, élevé dans la tradition orthodoxe, les messagers représentant les Juifs européens au sort tragique incarnent des prophètes bibliques. Les prophéties d’Isaïe amalgamées à Hollywood, allient Gog et Magog au rêve de Sion. Du Canada, ses pensées le mènent en Palestine dont la géographie lui est familière grâce à ses lectures bibliques. Son rêve se mue en réalité lorsqu’à l’âge adulte, il est envoyé en Israël par son éditeur, comme Klein lui-même, envoyé par la communauté juive canadienne en 1949, pour prendre connaissance de la nouvelle poésie hébraïque et la traduire en anglais.

Abraham Moses KLEIN

La tentation de la conversion

Dans un camp de réfugiés en Italie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’oncle Melech, qui se lie d’amitié avec un prêtre, est momentanément attiré par le christianisme. Le neveu-narrateur l’imagine devenu pape et créant une nouvelle trinité, rassemblant le judaïsme, le christianisme et l’Islam. Dans sa rêverie, « sa Sainteté Melech » transforme le catholicisme en religion universelle : « le monde semblait recréé à neuf » et « son labeur s’apaisait dans l’harmonie de l’univers, dans le sabbat de la paix universelle », p.65. Outre qu’il a été sauvé par une famille chrétienne, la tentation du christianisme émane de l’attirance exercée sur l’oncle Melech par la peinture et la musique chrétiennes. Cependant, les fresques de la Chapelle Sixtine, vues de près, lui rappellent a contrario les horreurs des camps de concentration et les crimes. « Je ne pouvais sûrement pas regarder ces membres bien en chair et aux couleurs de la santé […] sans me rappeler une autre dispersion de membres, d’autres amas de corps […] et je vis à nouveau les relictae des camps, des tumuli entiers de cadavres, empilés, golgothisés », p.158. Cette analogie paradoxale met un terme à la tentation du christianisme chez l’oncle Melech.

Ignudo/Michel-Ange/Chapelle Sixtine

La Torah demeurera l’unique moyen d’accéder au salut.   

Écrire, traduire

Le narrateur est donc d’abord un traducteur.  Sa familiarité avec la Bible, la Michna et le Talmud, sa connaissance approfondie de l’hébreu lui permettent de traduire des textes de toutes les époques ; mais surtout orientent sa vie modelée sur l’exemple d’Abraham obéissant à l’ordre divin de quitter son pays natal.
« Un rituel. Je me le dis à moi-même en langage biblique:
Et il arriva qu’il fut dit ces mots à Melech ben David: éloigne-toi de ton pays, et de tes parents et de la maison de ton père » , p.54.
Sur le mode talmudique, un questionnement est suscité à propos de la bénédiction adéquate à réciter en l’honneur de la reconstruction d’Israël.
« Au jour de la Rédemption, et au temps de la reconstruction d’ Erez Israel, quelle bénédiction faudra-t-il prononcer ?
Et je me fais le commentaire talmudique :
La bénédiction du Tishbite – qu’est-ce ? C’est une bénédiction qui n’est pas encore composée, le Tishbite Elie la composera. Ainsi disent les érudits de Babylone. Israël n’étant pas encore reconstruit, […] Qu’on laisse le temps venir, et le cœur parler » , p.54-55.
Dans la « Glose Gimmel », la première traduction qu’il effectue est le commentaire de l’oncle Melech sur la chapelle Sixtine, écrit dans un hébreu mêlé d’araméen. La vision juive des peintures est exprimée dans une langue traduisant la complexité d’une œuvre au carrefour de plusieurs traditions religieuses par des néologismes et des associations inédites entre les langues, réunissant l’anglais et le latin, et des auteurs juifs et non juifs.

Renouveau poétique d’Israël

Le narrateur est également chargé de la mission de faire connaître la nouvelle poésie israélienne écrite depuis la mort de Bialik. Du chant de la poétesse Rahel aux poèmes d’Uri Zvi Grinberg, « flambeau qui couvait sous la cendre » (p.118), il s’initie aux diverses tendances de la production poétique d’Israël à ses débuts. Il fait connaissance avec les « poètes Irgoun, poètes sabra, poètes yéménites » (p.119) intransigeants,  qui « haïssaient le ghetto et son apitoiement paralysant, débilitant » (p.119), et dont la poésie « captivante, oratoire, primitive, tribale » appelée à disparaître, n’est « qu’une réaction contre l’expérience de l’exil », p. 119. Il rencontre également les poètes des colonies, influencés par Jammes, Heine et Pouchkine, qui font entendre « un accent pastoral » (p.121) inédit. Un autre poète retient son attention, « le jeune et très brillant Nathan » (p.122), Nathan Alterman, auteur d’ « amères petites odes » (p.123) déplorant l’injustice des nations à l’égard d’Israël. Il finit par rencontrer à Tibériade « un poète d’une austère économie de mots » pour qui « la fonction du poète ne consiste qu’à indiquer une direction », p.124.

Natan Alterman (1911-1970)

C’est alors qu’il s’enthousiasme à Tel Aviv pour la renaissance de l’hébreu. À titre d’exemple, la reconversion de l’antique expression biblique « sneh », le buisson ardent apparu à Moïse, employé pour désigner une compagnie d’assurances, lui apparaît comme « la guérison d’une chair déchirée », p.127-128.
Mais son enracinement dans la vie du peuple juif ne se limite pas à l’exploration livresque de son passé ; il se nourrit au contact des communautés juives, notamment orientales.

La visite aux Juifs du  Maroc

À l’enchantement premier du narrateur à la vue de Casablanca, ville magnifique « parée de toutes les couleurs de l’Islam » (p.873), succède la désillusion du voyageur (p.83-104). Toujours à la recherche de l’oncle Melech, mystérieusement expulsé du Maroc, le narrateur se fait conduire dans un mellah où il découvre la réalité sinistre de l’existence des Juifs marocains. « Les venelles étroites et ascendantes, labyrinthiques, descendantes et serpentines, grouillaient de vie. Partout, la pauvreté affichait ses mille atours, haillons rouges et haillons jaunes, guenilles en lambeaux et guenilles rapiécées, hardes faites de pièces, frusques de fortune, pleines de trous, au travers desquelles on apercevait la peau nue pareille à un écusson d’humanité », p.93. Pénétrant plus avant dans le mellah, peuplé par vingt-cinq mille mendiants juifs, il voit partout la pourriture et l’insalubrité, « spectacle effrayant » (p.96) dominé par la puanteur des ordures dans le quartier privé d’une eau abondamment déversée abondamment dans les quartiers plus riches et modernes. Rendu à la synagogue, où les pauvres sont « étendus sur les marches, intoxiqués par le haschisch du katoub » (p.99), son guide lui relate la visite d’un autre voyageur juif, l’oncle Melech réprimandé puis expulsé par les autorités pour avoir exprimé son indignation face à la situation des Juifs marocains. Outré, la narrateur quitte rapidement la ville « aux dômes hérissés de tétins et aux minarets phalloïdes » où « le mot « juif » était une obscénité », p.104.

Mendiants juifs du Mellah

L’État d’Israël constituera désormais le refuge ultime pour tous les Juifs qui souhaitent échapper aux persécutions.

La dernière étape

Ainsi, l’oncle Melech immigre en Israël. Il entend contribuer à l’édification de ce nouvel État… Mais, victime d’un attentat, il est tué et brûlé par des infiltrés illégaux. Sa mort symbolise (tragiquement) l’unité de la population d’Israël. « Ce furent d’étranges funérailles. Dans une nuée de poussière, ils vinrent de toutes parties du pays et de toutes les couches de la population, cortèges de voitures et groupes de pèlerins qui gravissaient les collines de Galilée. C’était une assemblée de deuil, mais aussi une manifestation nationale », p.138. Récitant la prière funéraire du rite juif, le narrateur est enfin réuni symboliquement avec l’oncle Melech : « Comme au centre d’un tourbillon, au milieu d’un grand silence, j’entonnai le kaddich pour mon oncle, qui n’avait pas de fils, et fis fièrement entendre ce merveilleux Magnificat de l’affligé », p.140.  

***

Le dénouement dramatique du roman dans le nouvel État d’Israël révèle la profonde conscience sioniste de Klein, pourtant profondément attaché à Montréal et militant pour l’identité juive au Québec. Comme il en fait part dans une lettre au critique Leon Edel, Le Second Rouleau émane de son désir profond de transmettre son témoignage sur les débuts du nouvel État d’Israël. Tout au long de son récit, le jeune Juif canadien s’identifie à son mythique oncle Melech,. Dans les relations nouées entre l’oncle et le neveu se dessine une quête de l’identité juive nord-américaine. Témoin par procuration de la tragédie des Juifs d’Europe, le neveu partage tant la crainte de l’anéantissement que l’espoir de la renaissance. Émerge finalement, dans ce roman tourmenté, l’unité dans un monde fragmenté et miné par les forces du mal.

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