Le premier des exils
par Raphaël Benoilid
Rav Moshé SHAPIRA, שובי ונחזה על גלות וגאולת מצרים/Chouvi Véné’hézé – Galoute Ouguéoulate Mitsraïm / « Viens et contemple » – au sujet de l’Exil et de la Rédemption d’Égypte, Cours mis par écrit par Moshé Entebbé, Lakewood, ZYA Publications, 1985-2017.
« À chaque génération, l’homme a l’obligation de considérer qu’il sort lui-même d’Égypte », Michna Pessa’him : 10,5. Cet enseignement des Sages du Talmud, repris dans la Haggada, invite à penser, et mieux encore, à vivre, la sortie d’Égypte au présent. Les événements antiques dont l’Exode livre le récit, seraient actuels ; ceux qui les rappellent le soir du Sédère en seraient les exacts contemporains…L’Égypte Pharaonique, au-delà de sa situation historique et géographique, est lue par la tradition rabbinique comme la matrice de tous les exils. Ce lieu est le paradigme de l’espace-prison comme, réciproquement, la sortie d’Égypte est le modèle de toutes les libérations à venir. Méditer la sortie d’Égypte, c’est donc aussi tenter de penser notre servitude présente et de réfléchir aux moyens d’y mettre un terme.
C’est le propos de plusieurs cours dispensés par le Rav Moshé Shapira, – collationnés sous le titre « Chouvi Véné’hézé – Galoute et Délivrance d’Égypte » – qui se livre à une méditation, au plus près des textes de la tradition juive, sur le concept d’exil. Fidèle à l’antique tradition rabbinique tout en la renouvelant, il en cerne les caractéristiques et en déploie les enjeux, notamment éthiques.
1. L’Égypte, exil primordial
L’Égypte figure d’abord dans le récit biblique comme une terre d’accueil pour les fils de Jacob ; mais elle ne tarde pas à devenir son contraire, un lieu de servitude et de souffrance. Lorsque s’éteint le dernier des fils de Jacob, un « nouveau » roi se lève qui, semblant ignorer les services rendus par Joseph au pays, prend des mesures discriminatoires à l’encontre des Hébreux : il les soumet à de lourds impôts, puis les réduit à l’état d’esclaves et décrète enfin la mort par noyade de tous les nouveau-nés mâles. Moïse, Hébreu de la tribu de Lévi mais adopté par la fille du roi et élevé au palais, s’insurge du traitement infligé à ses frères ; au désert, il se voit confier par le Dieu de ses pères la mission prophétique de sortir les Hébreux d’Égypte. Cette histoire est bien connue.
Mais avec l’exégèse du Rav Shapira qui puise exclusivement à de nombreuses sources juives (le Midrache, le Zohar, mais aussi le Maharal de Prague, le Gaon de Vilna, Nahmanide, le Ram’hal…), on entre dans le détail du texte biblique. Et comme souvent dans son enseignement, il consacre la plus grande attention au vocabulaire ; il en ausculte les harmoniques, joue sur leur polysémie, rapproche des paronymes, exploite même avec pertinence la valeur numérique des mots … La Bible hébraïque, pour lui, est écrite dans une langue sainte ; chaque mot mérite d’être analysé, soupesé, interprété.
Ainsi, pour commencer, le nom même d’Égypte (מצרים/Mitsraïm) évoque l’étroitesse, l’enfermement et la suffocation.
Dans la lecture qu’en font les Sages du Talmud, plusieurs versets identifient le royaume du Pharaon à la matière (חומר/’homère). Ainsi, parlant des Égyptiens, le prophète Ezéchiel affirme que « (…) leur chair est semblable à celle des ânes (…) », Ezéchiel : 23, 20 ; or les termes désignant l’âne (חמור/‘hamor) et la matière (‘homère) sont très voisins, en hébreu. Nul hasard dans cette paronymie, explique le Rav Moshé Shapira : l’âne est disponible pour toutes sortes de travaux tandis que les autres animaux ont chacun leur aptitude spécifique. Un autre verset, dans l’Exode : 1, 14, décrivant l’attitude des oppresseurs vis-à-vis de leurs victimes, affirme par ailleurs : « ils leur rendirent la vie amère par des travaux pénibles sur l’argile et la brique (…) » ; or l’argile se dit חומר/‘homère en hébreu, si bien qu’il est loisible de comprendre que l’Égypte a fait souffrir les Hébreux en leur imposant la « matière » qui la constitue et qui détermine son rapport au monde, c’est-à-dire finalement son chaos intrinsèque.
Car la matière, c’est l’in-forme, l’indéterminé, le chaos. Pure potentialité, elle est certes la promesse d’un monde chatoyant, le germe d’où écloront peut-être un jour abondance d’organismes. Mais par elle-même, elle n’est rien qui soit pensable, identifiable ou nommable, rien qui puisse être décrit sinon négativement. Par opposition avec la terre ferme, les eaux originelles telles qu’elles sont évoquées dans le récit de la Création du Monde figurent ainsi la matière par excellence puisqu’elles n’ont pas de forme propre et peuvent, par conséquent, les adopter toutes, tour à tour.
La matière dont est fait le chaos originel ne se prête à aucune détermination : elle est un pur champ de possibles. L’Égyptien, selon la typologie midrachique, souhaite, à l’avenant, rester disponible pour toute forme sans en épouser aucune, sinon pour l’agrément passager. Volage, il papillonne, multiplie les aventures et conçoit le monde comme un vaste terrain de jeu. Récusant tout engagement, car il ne veut renoncer à rien, il accumule indéfiniment les plaisirs sans lendemain. Cet homme est inconsistant.
Allergiques à toute limite, les habitants de Mitsraïm cherchent à élargir toujours davantage l’éventail de leurs possibilités d’action. C’est pourquoi la sorcellerie qui abolit les déterminations naturelles occupe une place si importante dans leur pays. Par un jeu d’intertextualité, Rav Shapira relève que les sortilèges/lahate dont usent les mages renvoient au flamboiement (lahate/ לַהַט) de l’épée tournoyante, celle-là même qui, suite à l’expulsion d’Adam du jardin d’Eden, barre maintenant le retour vers l’arbre de vie (cf. Genèse : 3, 24). Qu’est ce qui nous maintient en effet à distance d’une vie de plénitude sinon ces inconsistants feux d’artifice, ces jouissances fugaces et déliées, ces éclats aussi vifs qu’éphémères, ces éclairs sur fond de nuit qui ne dévoilent rien ? L’affaire principale de l’être humain, de la créature – c’est le premier enseignement de la Torah– est donc d’informer la matière. Chaque être humain, créé « à l’image du Dieu créateur » (Genèse : 1, 27) ne s’accomplit vraiment qu’en apportant une lumière là où régnait auparavant l’obscurité. Sortir d’Égypte consiste donc à émerger des eaux troubles du chaos originel ; à dissiper les brouillards ; à spécifier la matière en la nommant ; à lui donner sens et unité.
Cependant, cette tâche ontologique et éthique nécessite qu’on mesure d’abord à quel point cet Exil/Galoute affecte notre rapport au monde, qu’il s’agisse de le désirer, de le nommer ou de le connaitre.
2. L’Égypte, tombeau du désir
2.1 D’une nouveauté l’autre
Les deux cent dix années d’esclavage subis par les fils de Jacob prennent place, dans le texte biblique, entre deux mentions de la nouveauté (‘hidouch), l’une concernant l’Égypte et l’autre, le peuple hébreu. Le récit de l’asservissement des Hébreux débute par l’annonce d’un revirement du pouvoir égyptien : « Un roi nouveau s’est levé sur l’Égypte, qui ne connaissait pas Joseph », Exode : 1, 8. Celui de la délivrance s’ouvre, quant à lui, par le premier commandement qui est donné par Dieu au peuple hébreu, par l’entremise de Moïse : proclamer le début des mois. Pour ce faire, un tribunal devait valider le témoignage de deux personnes déclarant avoir observé le nouveau croissant de lune : « Ce renouvellement [de lune] est pour vous le commencement des mois (…) », Exode 12, 2. Peut-on inférer de cette remarque une caractérisation de la Galoute ?
2.2 La part mangée
De fait, le Midrache (Chémot Raba : 1, 8) commente ainsi Exode : 1,8 à partir d’une parole assez obscure du prophète Osée : « Ils ont trahi l’Éternel car ils ont donné naissance à des enfants étrangers ; maintenant « le nouveau » va manger leur part (Osée 5, 7). Cela t’enseigne qu’ils ont annulé la circoncision après la mort de Joseph en disant : Soyons comme les Égyptiens ! Alors l’Éternel a changé en haine l’amour que les Égyptiens leur portait comme il est dit : « leur cœur changea jusqu’à prendre Son peuple en haine (…) », Psaumes : 105, 25. Les Hébreux ont trahi l’Alliance en abandonnant la circoncision, rendant ainsi leurs fils semblables à l’étranger. Dès lors, le « roi nouveau » va « manger leur part ». Il faut comprendre que les Hébreux se voient dépossédés d’une certaine puissance de renouvellement qui les caractérisait et qui passe dans le camp adverse aussitôt qu’ils ont rompu avec le rite ancestral qui scelle l’Alliance. Non seulement l’aptitude au ‘hidouch/renouvellement leurest alors confisquée mais, de plus, elle est à présent détenue par le « nouveau roi » qui ne tarde pas à se retourner contre eux : l’heure des premières mesures « anti-juives » va incessamment sonner.
La séquence égyptienne apparaît donc comme un exil de la puissance novatrice, si bien que la rédemption ne pourra se produire que sous la forme d’une réappropriation de la part restée en souffrance : « ce renouvellement est pour vous (…) ».
À toutes les époques de son histoire, la tentation fut grande, pour le peuple d’Israël, de délaisser les traditions jugées peu ou prou surannées. Le midrache convoque à la réflexion : De la perpétuation de la circoncision ou de sa relégation au rang de vénérable antiquité, laquelle de ces deux attitudes est-elle la plus « vivante » ? le désir de changement procède-t-il de l’amour de la vie ou, plus obscurément, de la pulsion de mort ? « Soyons comme les Égyptiens ! » : les Hébreux, sans doute séduits par la société qu’ils découvrent en même temps que soucieux de se fondre dans le groupe majoritaire se résolvent à rentrer dans le rang. Ce faisant, ils abdiquent une part de leur singularité et compromettent la chance de pouvoir féconder l’Égypte à partir de leur propre position dans l’existence. Dans la perspective des Maîtres du Talmud, en effet, les rites ne sont pas un fardeau mort qu’Israël conserve par devers soi en gage de fidélité aux aïeux mais au contraire, une façon, pour lui, de demeurer au plus près de la Source de la vie, de renouveler l’Alliance qui le renouvelle.
Dès lors, l’Égypte s’approprie ce qui a été délaissé. Rav Moshé Shapira propose deux sortes d’explications à cette captation d’héritage.
- Il avance l’idée que lorsque son héritage (à savoir la puissance de renouvellement) n’est pas assumé comme il se doit par le peuple juif, il fait retour sous une forme violente : entre les mains des ennemis d’Israël, il prend la forme d’une violence inouïe, d’une cruauté inédite. Il en va ainsi de l’esclavage en Égypte.
- Selon le Rav Moshé Shapira, suivant la vision midrachique, la civilisation égyptienne, comme tous les « rois nouveaux » (ou les rois du renouveau) que chaque époque suscite, donne le change en offrant à ses sujets un simulacre de la vie. L’excitation suscitée par le nouvel objet à la mode, l’extase offerte par telle sensation forte encore jamais expérimentée épuisent, plus qu’elles ne rafraichissent, l’homme qui les éprouve. Le Talmud enseigne, en Kidouchin 30b, que « le mauvais penchant de l’homme se renouvelle tous les jours » : s’il ne cesse de faire miroiter une vie toujours plus intense, plus riche et plus belle, il ne propose au fond jamais rien d’autre que la même triste et misérable marchandise. Le mauvais penchant/yetser hara’ a ceci de particulier qu’il se présente chaque fois sous un jour attrayant et nouveau ; mais il n’est en vérité qu’un « roi vieux et stupide » (Ecclésiaste : 4, 13) : l’homme se consume dans les jouissances qui sont autant de promesses jamais tenues.
L’adjectif ra’/mauvais dérive d’un verbe signifiant « interrompre en chemin » ou « tronquer » : est donc condamnable toute démarche qui, trop impatiente d’aboutir à son terme, trop pressée de s’affirmer comme réalité autonome et achevée, court-circuite le nécessaire processus de sa maturation. Il n’est pas anodin, à cet égard, de remarquer que le nouveau roi « ne connaît pas Joseph » (Exode : 1, 8) : alors que ce dernier s’est distingué par son aptitude à préparer l’avenir en prenant soin de constituer des réserves de blé, l’Égypte nouvelle ne veut s’intéresser qu’au présent et ne connaître que l’immédiateté de la consommation au détriment d’un avenir à construire.
De fait, le nom divin qui se révèle à Moïse au buisson ardent n’est autre que « Je serai » (cf. Exode : 3, 14) ! Se délivrer consiste tout d’abord, à desserrer l’étau du présent. L’homme qui, plutôt que de vivre dans l’instant, s’ouvre à un « principe-espérance », vit dans un présent déjà transfiguré, car l’à-venir a trouvé à s’y loger. Quelle que soit sa situation hic et nunc, l’espérance qu’il nourrit donne une respiration à son existence, le libère de l’étroitesse et de l’angoisse dans lesquelles sinon il se laisserait enfermer, le console au moment même de la tourmente.
Introduire la dimension de l’avenir au cœur du présent est la grande révolution que la sortie d’Égypte a opérée. Moïse fait partie de ces hommes d’exception, dont l’existence témoigne qu’ils ont été créés à l’image du Dieu créateur. Son nom même, qui signifie « tiré des eaux » (cf. Exode : 2, 10), dit son aptitude à s’extirper du tohou, à tirer son « je » de l’indifférenciation. Aussi, de même que, dans le récit de la Genèse, la création de la lumière vient mettre fin au chaos parce qu’elle donne la faculté de distinguer des contours nets, la naissance de Moïse éclaire la nuit égyptienne (cf. Chemote Raba 1, 20).
3. L’Égypte anonyme et muette
3.1 L’Égypte, règne de l’anonymat
La société égyptienne ignore et méconnaît les noms dont le rôle est de donner à chaque réalité sa définition et ses limites, de conférer à chaque individu sa place dans l’ordre du réel.
Exode s’ouvre par le verset suivant : « Voici les noms des fils d’Israël qui viennent en Égypte (…) », Exode : 1,1. Le Midrache (Chemote Raba I, 5) s’interroge sur l’utilité de nommer, à cet endroit du texte, les enfants de Jacob, sachant que la Torah, peu avant (Genèse 46 versets 8 à 27), a déjà recensé dans le détail les soixante-dix âmes qui sont descendues en Égypte. Il commente : « Les noms sont mentionnés ici en vue de la délivrance d’Israël. Ruben comme il est dit : « J’ai vu, J’ai vu l’humiliation de mon peuple », Exode : 3,7. Simon en référence à : « Le Seigneur entendit leurs soupirs (…) », Exode : 2,24. (…) ». Le nom de Ruben se rattache au verbe « voir », comme celui de Simon au verbe « entendre ». Sur ce modèle, chacune des douze tribus est mise en relation, par ce commentaire, avec un verset qui annonce le salut d’Israël. Le Midrache nous invite donc à lire le premier verset du second Livre du Pentateuque de la façon suivante : ce ne sont pas seulement les fils d’Israël qui sont descendus en Égypte, mais bien leurs noms – et cela est fort heureux car ces noms sont porteurs de délivrance : l’antidote préexiste au poison.
Fidèle à sa démarche interprétative, Rav Shapira interroge avec minutie les vocables hébraïques. Il remarque en premier lieu que chem (le nom) et cham (là-bas) s’écrivent exactement de la même manière : le « nom » indique un « là-bas » : il assigne à celui qui le porte une vocation. Le nom, bien qu’il fixe une place à ce qu’il indique, est aussi un horizon qui appelle vers un ailleurs et invite à cheminer vers une destination. Incidemment, l’exégète, volontiers philologue au sens propre du terme, fait remarquer que le mot « chamayim » que l’on traduit par « le ciel » – est en fait un pluriel dont la signification exacte devrait être rigoureusement : « le lieu des ‘là-bas’ », c’est-à-dire des finalités désirables ; aussi le terme même que les Juifs ont l’habitude d’utiliser pour désigner Dieu – Hachem (« le Nom ») – ne constituerait-il pas seulement une métonymie du Tétragramme (dont l’énonciation est proscrite par la loi juive) mais signifierait « le ‘là-bas’ par excellence », c’est-à-dire le suprêmement désirable, la fin de toutes les fins.
Rav Moshé Shapira souligne également l’étrange affinité qui existe entre les mots chem et chemama – le nom et la désolation. Ces mots au sens opposé partagent la même racine comme il arrive assez souvent en hébreu. Un enseignement talmudique éclaire la question : « Où voyons-nous que le nom porte à conséquences ? Rabbi Eliézer a dit : le verset énonce « venez, contemplez les œuvres de l’Éternel qui a placé la désolation (chamote) sur la terre », Psaumes : 46, 9. Ne lis pas la désolation (chamote) mais les noms (chémote) », Traité Bérakhote : 7b. N’est-il pas inconvenant de proposer le spectacle de la dévastation comme exemple des œuvres divines ? Rabbi Eliézer rectifie : Dieu confie aux noms la réalisation de ses œuvres ; il revient à l’homme d’interpréter la création, d’imposer un nom là où il n’y a que chaos.
L’Égypte, fille du chaos, s’oppose violemment à toute entreprise de nomination. N’est-ce pas le propre de la matière pure, dénuée de toute forme, d’échapper à toute conceptualisation, d’être pour ainsi dire innommable ? L’Égypte est une immense machine à passer à blanc les identités. Elle est semblable à l’eau en ce que rien ne peut s’y écrire, aucun chemin ne peut s’y dessiner durablement. A dire vrai, elle n’a pas d’histoire et l’oubli lui est consubstantiel. Aussi, parvenir, dans ce contexte hostile, à garder, malgré tout, les noms qui énoncent la vocation de l’homme, constitue en soi un formidable acte de résistance et une promesse de délivrance prochaine. Rachi, commentant le premier verset d’Exode, s’interroge sur l’opportunité de compter à nouveau les fils d’Israël et ré-écrire la liste de tous leurs noms. Cette insistance montre combien l’Éternel leur est attaché : ils sont précieux un à un, semblables à des étoiles dans la nuit.
3.2 La parole en exil
L’Égypte ne fait pas droit pas au « nom » individuel ; elle ne permet pas davantage la circulation de la parole collective.
Les Maîtres d’Israël dénombrent exactement dix Paroles créatrices : au début de Genèse, on trouve, en effet, à dix reprises, l’expression « Dieu dit … ». Ainsi la lumière et le firmament, la terre ferme ou encore les végétaux font un à un l’objet d’une Parole de création spécifique. Le monde parle, il a quelque chose à dire à l’homme. Or, l’Égyptien n’entend pas ou déforme les « propos » que la Création lui tient. D’ailleurs, c’est bien parce que sa lecture du réel est profondément erronée que dix plaies vont s’avérer nécessaires. Elles auront pour double objectif de montrer l’inanité de la compréhension égyptienne du monde et de suggérer aux Hébreux le sens authentique de la Création. La parole divine ? En Égypte, elle est bel et bien en exil. Et il appartient à Moïse de la libérer.
La parole de Moïse
Or, à deux reprises, Moïse affirme qu’il a lui-même du mal à parler.
Face au Buisson Ardent d’abord : « (…) je ne suis habile à parler, ni depuis hier, ni depuis avant-hier (…) car j’ai la bouche pesante et la langue embarrassée », Exode : 4,10. Dieu lui répond alors qu’il secondera sa parole. En Égypte, juste avant de rencontrer le Pharaon, Moïse exprime à nouveau cette crainte : « (…) voici que les enfants d’Israël ne m’ont pas écouté, comment Pharaon m’écouterait-il alors que je suis incirconcis des lèvres ? », Exode : 6, 12.
Dans la mesure où Dieu l’a rassuré une première fois, il ne peut s’agir, dans la seconde occurrence d’un problème du même ordre. De quoi est-il donc question ? À l’appui du Zohar (section Vaéra folio 25b), Rav Shapira explique que Moïse croit le combat perdu d’avance car il est convaincu que sa parole n’aura pas l’effet escompté : quels que soient les mots qu’il emploiera, ils seront inaptes à exprimer son intention véritable. C’est que la langue dans laquelle il baigne est tellement prisonnière des schèmes de pensée de la civilisation égyptienne qu’elle agit comme un prépuce au regard de la voix qui, seule, porte le désir profond. Sa parole, prise dans les rets d’un langage qui a sa propre logique et son propre système de référence, sera impuissante à articuler en mots ce que sa voix veut dire. La langue de l’oppresseur est le plus puissant instrument de sa domination.
Comment se libérer sinon en blessant la langue ? En revenant au son inarticulé, à la voix pure, au cri – car il jaillit de la vie elle-même. De fait, la délivrance commence par un cri : « (…) Les enfants d’Israël gémirent du sein de l’esclavage et se lamentèrent ; leur plainte monta vers Dieu du sein de l’esclavage. Le Seigneur entendit leurs soupirs et il se ressouvint de son alliance avec Abraham, avec Isaac, avec Jacob », Exode : 2, 23-24. Elle s’achève dans un cri également avec la dixième et dernière plaie d’Égypte : « Et ce sera une clameur immense dans tout le pays d’Égypte, telle qu’il n’y en a pas eu, qu’il n’y en aura plus de pareille », Exode : 11, 6. À partir de cette voix retrouvée, enfin libérée des discours aliénants, il sera possible de forger un autre langage. De fait, n’est-ce pas Moïse lui-même, l’homme « à la bouche pesante et à la langue embarrassée », qui finira par écrire les Paroles/Dévarim, c’est-à-dire le Deutéronome, dernier Livre du Pentateuque ?
La parole du peuple
Moïse a compris la raison métaphysique pour laquelle son peuple endure une oppression si terrible, après qu’il s’est interposé entre deux Hébreux qui étaient en train de se battre.
« Étant sorti le jour suivant, il remarqua deux Hébreux qui se querellaient et il dit au coupable : « Pourquoi frappes-tu ton prochain ? » /L’autre répondit : « Qui t’a fait notre seigneur et notre juge ? Voudrais-tu me tuer, comme tu as tué l’Egyptien ? Moïse prit peur et se dit : En vérité, la chose est connue ! », Exode : 2, 13-14.
Quelle est donc cette « chose » à présent révélée ? Selon le sens simple, il s’agit bien-sûr du fait que Moïse s’est rendu coupable d’un crime contre l’Egyptien. Mais Rachi propose une seconde explication : « Selon le Midrache, il s’est dit : « l’énigme qui me tourmentait est maintenant résolue : en quoi Israël a-t-il péché plus que toutes les soixante-dix nations pour être ainsi accablé sous une servitude aussi cruelle ? Je m’aperçois qu’il le méritait ! »
Le Maharal de Prague, dans le Gour Arié, commente Rachi : « Il s’est inquiété de voir qu’il y avait parmi eux des délateurs. Il y a dans ce midrache un sens extraordinaire : celui qui présente une telle disposition n’est pas apte à la délivrance, car celle-ci procède d’une dimension intérieure et élevée, non manifeste. A l’inverse, celui qui dévoile des choses s’attache à un niveau inférieur, celui de l’extériorité. C’est pourquoi, lorsqu’il a vu des délateurs parmi le peuple d’Israël, il a dit qu’ils méritaient la servitude, qui se situe au niveau inférieur, car ce sont des colporteurs qui dévoilent les secrets ».
Ainsi, selon le Maharal, la faute qui vaut aux Hébreux le maintien en exil n’est pas tant le caractère de traîtrise qui s’attache à la délation que le régime de parole qu’il suppose. L’homme, « vivant parlant » se spécifie par la parole. Vise-t-il d’abord et avant tout la parole qui est facile à exprimer et facile à comprendre ? Celui-là est un « calomniateur » qui n’hésite pas à sacrifier la complexité et la profondeur du réel aux exigences de la communication. Parler de tout est la manière qu’il a trouvé d’affirmer son emprise sur le monde et l’étendue de son pouvoir. En vérité, un tel homme est fondamentalement esclave car il ne peut se tenir debout seul : il cherche à n’importe quel prix la reconnaissance.
L’homme libre au contraire n’a besoin de personne pour s’affirmer. Les relations mondaines lui sont très agréables mais elles ne lui sont pas a priori indispensables : sa parole tire sa force de sa profondeur, elle est ce point de jonction entre le corps et l’âme grâce auquel il s’attache à ce qui relève de l’intériorité et met en œuvre dans la réalité les idées les plus secrètes. La puissance véritable de la parole humaine ne tient pas à son aptitude à l’exposition ; au contraire elle nous met en contact des sphères nobles. De fait, un apologue talmudique bien connu nous aide à comprendre quelle est la vocation fondamentale de la parole : « Rabbi Simlaï dit : A quoi ressemble le fœtus dans le ventre de sa mère ? (…) Une lumière brille sur sa tête et il contemple le monde d’une extrémité à l’autre, ainsi qu’il est dit : « lorsqu’il fit rayonner sa lumière sur ma tête, et que sa lumière me guidait dans l’obscurité » (Job 29,3) (…) Et lorsqu’il arrive à l’air du monde, vient un ange qui lui donne un coup sur la bouche et lui fait oublier toute la Torah », Traité Niddah : folio 30b.
Rav Moshé Shapira commente : s’il est dit qu’une lumière le coiffe, c’est parce que l’embryon vit seul, sans société, et qu’il éprouve pleinement son soi. Il oublie sa Torah à sa naissance ; il devra la reconstruire progressivement grâce à la parole dont lui fait don l’ange en le frappant à la bouche, selon l’explication du Maharal. Aussi, la vocation première du langage est de permettre à l’homme de remonter vers la lumière perdue. Mais pour ce faire, il faut s’extraire du bain de la langue commune pour redevenir un embryon et se retrouver « je ».
Partant, nous sommes en mesure de comprendre deux remarques fondamentales au sujet de l’exil. Elles émanent du Maharal de Prague et sont développées par Rav Shapira. La première enseigne que le mot « Galoute » vient du verbe légalote qui signifie « mettre à nu, enlever le voile » : l’exil est une exhibition généralisée, la perte de toute intimité. La seconde enseigne que la différence entre l’exil et la rédemption ne tient qu’à la présence de la lettre alef. En effet, la délivrance s’écrit « gaal »/ גָּאלָ, soit « gal »/ גל (l’exil) avec un alef au milieu : l’introduction au sein du « paraître » de cette lettre qui renvoie tout à la fois au silence (le alef est une consonne muette), à l’Un (c’est sa valeur numérique) et à l’extraordinaire (les mêmes lettres écrivent alef et félé – l’inouï) suffirait donc à nous délivrer !
La parole retrouvée
Alors que Par’oh/Pharaon est l’anagramme de péh r’a/la bouche mauvaise, la fête de Pessa’h s’entend, comme l’enseigne Rabbi Yitshaq Louria, péh sa’h : la bouche parle.
Si l’économie de paroles est souvent conseillée par les Sages, la veillée de Pessa’h fait exception à la règle. L’homme est en effet encouragé, le soir du Sédère, à laisser libre cours à son verbe : « quiconque multiplie les explications autour de la sortie d’Égypte est digne de louanges » affirme la Haggada. La parole reprend ses droits.
4. L’Égypte, essaim de sauterelles
Pour s’arracher à son emprise, il est nécessaire d’y voir clair dans le chaos de l’exil égyptien et, pour comprendre son identité, analyser comment elle se manifeste face à l’altérité.
Face au monde
Nous partirons du principe que, dans le récit biblique, la figure du Pharaon dessine à grands traits la physionomie de la société égyptienne. Il serait l’Égyptien par excellence.
Les versets nous fournissent alors de précieuses indications.
« L’Éternel dit à Moïse : « Le cœur de Pharaon est lourd/kavède, il refuse de laisser partir le peuple » », Exode : 7, 14.
Jouant de la polysémie du mot kavède qui renvoie aussi bien à la pesanteur propre à l’opiniâtreté qu’à l’organe le plus lourd du corps humain, le Midrache (Chemote Rabba 9, 8) traduit hardiment : le cœur de Pharaon est devenu un foie !
On sait que la tradition (cf. Traité Bérakhote : folio 61a) attribue à plusieurs parties de l’anatomie humaine une fonction bien précise ; ainsi, le cœur est-il réputé être le siège du discernement tandis que le foie, gorgé de sang, fomente la colère.
Pour le souverain, la colère tient donc lieu de discernement. Or, ajoute le Midrache, « le courroux est à demeure chez les sots », Ecclésiaste : 7,9. Qu’est-ce à dire ?
Il existe de nombreux mots en hébreu pour évoquer la sottise ; ce concept englobe en effet un ensemble de dispositions fort différentes parmi lesquelles on trouve, entre autres éléments, la naïveté, l’irrésolution ou encore le manque de finesse. L’imbécilité/kessiloute dont nous entretient le Midrache, désigne quant à elle une corruption du connaître : le sot est incapable de voir la réalité telle qu’elle est vraiment ; il l’interprète quitte à la déformer pour que, quel qu’en soit le prix, elle s’intègre à son schéma de pensée et soit conforme à l’idée qu’il s’en fait. Il s’agrippe à ses convictions ! Aussi, le monde ne lui apprend-il rien qu’il ne sache déjà. Dans la langue concise de David : « l’homme stupide ne comprend pas le ‘ceci’ » (Psaumes : 92, 7). Au vrai, il a en horreur le savoir véritable (Proverbes : 1, 22) et se met en colère chaque fois que le monde ne lui obéit pas, que les événements contredisent ses plans et contestent sa maîtrise du réel : comment ne sortirait-il pas de ses gonds lorsqu’un fait, trop indocile, ose gripper les rouages si bien huilés de son système ?
Ayant troqué l’intelligence du cœur contre le bouillonnement du foie, le Pharaon cesse d’être l’élève du monde pour devenir son exploiteur : il ne considère pas les choses pour ce qu’elles peuvent lui enseigner, mais uniquement pour le profit qu’il peut en tirer. Il ne tend pas l’oreille, il saisit sa proie. En se posant au centre de l’Etre, il perd de vue qu’il lui incombe au contraire de devenir le relai de son dévoilement. Il s’inscrit ce faisant dans le sillage d’Ève qui, mise en présence de l’arbre de la connaissance bonne et mauvaise, ne le considère pas pour lui-même mais du point de vue de son utilité uniquement : « La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture, attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence », Genèse : 3, 6. Comment pourrait-elle nourrir alors autre chose qu’un fantasme sachant qu’elle n’a, à ce point du récit, aucune expérience objective de l’arbre ?
Les maîtres d’Israël font remarquer que Par’oh/Pharaon est l’anagramme de ha’oref/la nuque. Il s’agit certes, en première approche, de souligner combien le roi d’Égypte est têtu – à l’instar du peuple hébreu qui se trouve qualifié, à plusieurs reprises dans l’Ecriture, de « peuple à la nuque dure » (cf. Exode 32, 9 par exemple). La remarque porte cependant plus loin : si la gorge, qui assure sur le plan anatomique la jonction entre la tête et le reste du corps, est également le lieu qui rend possible la parole – dont la fonction est précisément de « donner corps » à un contenu de pensée – la nuque, située de l’autre côté, présentifie au contraire la possibilité de l’impasse, la déconnexion de la vie de la pensée d’avec la vie affective et la vie effective.
Par conséquent, la bêtise dont est accablé le Pharaon n’est pas d’ordre intellectuel : ce n’est pas le cerveau, où se pensent les concepts, qui est malade, mais le cœur, où palpite la vie. La tradition juive distingue en effet trois dimensions de l’âme humaine : le foie abrite la part instinctuelle (néfech), qui est la plus animale ; la part intellective (néchama), située dans le cerveau, est la plus noble : elle permet à l’homme de penser. C’est la part intermédiaire (roua’h), où se déploie le vaste champ de l’existence humaine et son infini nuancier de sentiments, qui élit domicile dans le cœur. Là, l’esprit s’éprouve au sein d’un monde et le réel est lu dans le langage des hommes. Or cette dimension de l’être, censée unir le « haut » et le « bas », se trouve escamotée en Égypte.
Nous venons de voir que le réel (c’est à dire « l’en bas ») est impuissant à remettre en cause l’idéologie (c’est-à-dire « l’en haut ») que le souverain s’est forgé. Ajoutons maintenant que, de haut en bas, cela ne fonctionne guère mieux ! La pensée échoue en effet à irriguer la sphère de l’existence. Qu’est-ce à dire ?
Le savoir pénétrant (da’ate) désigne pour la tradition juive l’aptitude d’un homme à unir ce qu’il a compris à sa vie : par cette disposition, la vérité qu’il a découverte modifie son existence ; elle mobilise son engagement et l’oblige. En outre, l’homme qui a pris l’habitude de se laisser imprégner, jusque dans ses émotions et sa conduite, par les lumières de l’esprit acquiert progressivement une sorte de « sixième sens », une sensibilité particulière pour ce qui est vraiment vivant ; l’homme de da’ate possède en effet du « flair », il est doué de sagacité – au sens où ce mot désigne étymologiquement la finesse de l’odorat ; le registre de l’olfactif est ici employé à dessein : n’est-il pas dit en Genèse que Dieu a insufflé la vie à l’homme par les narines (Genèse : 2, 7) ? Aussi, seule la personne ayant réussi à développer cette forme supérieure de savoir sera capable de trancher un jugement à l’occasion d’une question qui, du point de vue de la raison pure et de la pesée du « pour » et du « contre », resterait parfaitement indécidable. C’est dire que le savoir pénétrant ne jauge pas les arguments, il hume l’atmosphère qui s’exhale d’une situation puis juge si elle est saine ou au contraire pestilentielle.
Ainsi, qu’est-ce qu’un homme véritable – Adam/ אדם – sinon celui qui accorde à l’esprit la préséance sur le « sang » ; la première lettre de Adam, soit le alef/ א qui renvoie au lieu de l’unité, précède les trois dernières lettres de a-dam (dam/ דם) qui signifient « le sang » ? L’irascibilité du Pharaon fait de lui un bien piètre roi ! En effet, qu’est-ce qu’un souverain digne de ce nom, sinon un être chez qui l’esprit domine sur l’ensemble du corps ? Dont acte : le mélèkh (roi) se lit comme l’acronyme de moa’h (cerveau), lèv (cœur) et kavède (foie). La majesté qui émane de quelqu’un ne tient ni à son lignage ni à ses richesses mais à son aptitude à contrôler le pulsionnel par l’intellect. A l’inverse peut-on imaginer pire avilissement pour un homme que d’abandonner à son foie les commandes ? L’opprobre (kelima, acronyme de kaved, lev et moa’h) s’abat sur l’homme colérique et concupiscent, chez qui « le sang est monté à la tête ».
Aussi, l’Égypte plonge-t-elle les Hébreux dans l’exil du da’ate. Le prophète Isaïe l’enseigne (5, 13) : « c’est pour cela que mon peuple ira en exil, faute d’un savoir pénétrant (…) » :A quel point ce déficit de savoir est-il dommageable pour celui qui en souffre ? Il réduit le peuple d’Israël à l’indigence absolue ! Soulignant combien l’acquisition de cette faculté est fondamentale, le Talmud affirme en effet : « s’il l’a, que lui manque-t-il ? S’il ne l’a pas, qu’a-t-il ?« , Traité Nédarim ,41a.
Face aux autres
Quelle est par conséquent la texture d’une société qui voue un culte à ce Pharaon ?
La Torah nous enseigne que les autochtones « ont en horreur tout pasteur de menu bétail », Genèse : 46, 34. La civilisation égyptienne est donc parfaitement sédentaire. Partant, les Hébreux nomades, « adonnés au bétail depuis leur jeunesse » ne sont pas les bienvenus et Joseph n’aura pas de mal à convaincre le souverain de les établir à l’écart, en pays de Goshen. La mise en présence de ces deux cultures rejoue, dans une certaine mesure, l’histoire conflictuelle de Caïn l’agriculteur et du berger Abel. Celui-ci, gardien de son cheptel, se soucie de chacune de ses bêtes ; en outre, amateur de voyage, il aime à multiplier les rencontres au gré des transhumances. Mais celui-là, résolument attaché à sa terre se complaît à l’inverse dans la solitude et le sentiment de toute-puissance qu’elle lui procure. Il supporte donc très mal d’avoir à partager. La loi biblique du chaatnez (Lévitique : 19, 19), selon laquelle il est interdit de porter un vêtement fait à la fois de lin et de laine, dit très bien la différence irréductible qui sépare les deux frères : alors que la laine – qui rappelle les moutons d’Abel – est constituée de fils inextricablement emmêlés, les fibres végétales de lin – dont Caïn fit offrande à l’Éternel selon le Midrache (Tan‘houma Beréchite : 9) – se laissent facilement délier.
Semblable à l’aîné d’Adam, l’empire pharaonique veut régner sans partage. De même que le prénom Caïn connote la possession, l’Égypte est ivre de maîtrise. A l’instar enfin du lin par lequel le frère d’Abel se présente devant Dieu, chaque Égyptien vit seul au sein d’une société atomisée.
Pour aller plus avant dans la description du corps social égyptien, il faut considérer ses réactions face au malheur collectif que sont les plaies. Les dernières plaies qu’elle subit sont certes des châtiments destinés à faire fléchir le souverain mais dans le même temps, elles donnent à voir, dans toutes ses dimensions, le « mal » qui ronge l’Égypte. D’où provient-il donc ? Les Maîtres de la tradition répondent : de la mésinterprétation des dix Paroles par lesquelles Dieu a créé le monde. Ainsi, par exemple, la plaie de l’obscurité a pour but de détruire jusque dans ses fondements la lumière factice que l’Égypte s’est façonnée à partir d’une compréhension erronée de la seconde Parole : « Que la lumière soit » (Genèse : 1, 3). Mais en retour, elle indique aussi le lieu de la lumière authentique et permet par conséquent à qui veut sortir de son aveuglement de rééduquer son regard.
Examinons au moins la plaie des sauterelles (Exode : 10, 4-19). Elle précède immédiatement celle de l’obscurité. Avec elle, le ciel s’effondre littéralement sur la terre et ravage la végétation jusqu’au dernier germe. Or, la troisième Parole postulait justement, avec la création du firmament, la distinction d’un haut et d’un bas et introduisait ce faisant, pour la première fois, l’idée d’une multiplicité au sein du monde. L’Égypte prend certes acte de la réalité du multiple mais récuse toute hauteur et tout ciel unificateur. Le seul ciel qu’elle connait est la terre elle-même, véritable paradis – elle est qualifiée de « jardin céleste » en Genèse : 13,10 – où les crues régulières et maîtrisées du Nil garantissent habituellement une moisson abondante et dispensent le paysan d’avoir à lever les yeux au ciel pour l’implorer de faire tomber la pluie. Privée de transcendance, à quoi ressemble dès lors la société égyptienne ?
Rav Moshé Shapira répond : à un essaim de sauterelles ! Peut-on imaginer une collectivité plus disciplinée, un groupe plus solidaire que cela ? Des millions d’individus se déplacent dans la même direction et semblent agir en parfaite concertation. Le roi Salomon fait cependant remarquer que : « les sauterelles n’ont pas de roi et elles se mettent toutes en campagne par bandes », Proverbes : 30, 27. Certes elles volent toutes ensemble mais elles ne sont fédérées par aucune sorte de projet commun !Il s’agit d’un ensemble d’êtres vivants qui, bien qu’exclusivement mus chacun par son intérêt propre, s’agitent dans une même nuée.
L’atomisation sociale n’exclut pas les mouvements de foule… Bien au contraire. Les désœuvrés sont toujours susceptibles de s’agglutiner en une masse dont on aurait bien tort de sous-estimer le pouvoir de nuisance et de dévastation. Sans point de gravité en effet, l’homme est éminemment disponible pour toutes sortes de manipulations. À cet égard, Rav Moshé Shapira fait remarquer que le mot même de la sauterelle/arbé, dénote la multitude. La bande – ou la foule – est donc constitutive de son être même ! D’ailleurs, le maître note encore qu’il a été récemment établi qu’une sauterelle qui quitte son essaim connaît une véritable mue physique. Basculer de l’homme-sauterelle à l’homme-Hébreu qui, à l’instar d’Abraham, a su passer de l’autre côté et penser par lui-même – n’est pas concevable sans une radicale mutation de l’identité.
Ronde pour l’Éternel
Il est encore éclairant de constater que la plaie des sauterelles intervient juste après que le Pharaon a refusé d’accéder à l’exigence de Moïse : « (…) Nous irons jeunes gens et vieillards ; nous irons avec nos fils et nos filles, avec nos brebis et nos bœufs, car nous avons à fêter l’Éternel », Exode : 10, 9. Le roi consent certes à laisser partir momentanément une partie des Hébreux pour qu’ils aillent servir leur Dieu, mais certainement pas l’intégralité du groupe. C’est que le modèle de société qu’a en vue Moïse est foncièrement incompatible avec le modèle égyptien : alors que celui-ci ne connaît que le multiple non unifié, celui-là suppose le rassemblement en cercle de tous les membres de la collectivité sans exception, à équidistance d’un même centre : tel est le sens premier de l’expression ‘hag hachem /חג הַשֵּׁם – fête pour l’Éternel, qu’on pourrait aussi bien traduire « ronde pour l’Éternel ».
L’idée du rassemblement autour d’un point central est d’ailleurs tout le propos de la prière juive du Chéma’ : « Ecoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un », Deutéronome : 6,4. Le Talmud d’abord (Traité Pessa’him : folio 56a), contextualise ce verset en expliquant qu’il a été prononcé par les douze fils de Jacob. Les enfants, alors regroupés autour du lit où leur père vit ses derniers instants – s’adressent à Israël (l’autre nom de Jacob) en guise d’ultime témoignage de fidélité. Mais par ailleurs, le verbe lichmoa’/écouter possède, en plus de son acception classique, le sens de réunir (cf. par exemple Samuel I : 15, 4). De fait, écouter ne suppose-t-il pas de recueillir des sons émis les uns après les autres et de les lier progressivement entre eux pour qu’ils forment une chaîne signifiante ? Comprise ainsi, l’écoute n’est pas passive : elle suppose de prêter oreille et d’établir des liens.
Mais Pharaon ne l’entend pas de cette oreille. « Qui est cet Éternel dont je dois écouter la parole en laissant partir Israël ? » (Exode : 5, 2) rétorque-t-il sèchementà Moïse venu plaider la cause du peuple hébreu. Au sommet de la pyramide, le souverain ne reconnaît aucune autorité au-dessus de la sienne. « Mon fleuve est à moi, et c’est moi qui me suis fait » (Ezéchiel : 29, 3) proclame-t-il encore, convaincu de l’absoluité de son pouvoir et de la nécessité de son existence. De fait, neuf plaies ne suffisent pas à convaincre le Pharaon qu’il existe un pouvoir supérieur au sien et, bien qu’il se décide, après la mort des premiers-nés, à affranchir les Hébreux, il se ravise aussitôt et poursuit le peuple fraîchement libéré pour échouer enfin dans ce que l’Écriture appelle Yam Souf – la mer des joncs bien-sûr, mais aussi la mer terminale (Le mot Sof signifiant « fin ») : là, même l’entêtement le plus radical rencontre une limite et se trouve contraint de reconnaitre l’impasse où l’a conduit sa démarche.
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L’Égypte est le nom donné à la tentative d’escamoter l’infini et de nier toute transcendance. Dans la perspective égyptienne, la vision comptable du monde est indépassable. Dès lors, sortir d’Égypte, c’est croire qu’il est possible de faire luire une dimension d’infini au sein d’un univers pourtant régi entièrement par la mesure. Le rite juif éveille, paradoxalement, à cette tâche qui prescrit de compter le ‘omer : dès le lendemain de Pessa’h jusqu’à la veille de la fête de Chavouote durant laquelle le peuple d’Israël reçoit la Torah, soit durant sept semaines, il ajoutera chaque jour une journée à son compte et ne cessera son cumul que lorsque le nombre quarante-neuf sera atteint. Ainsi, c’est par le compte précisément qu’il relèvera le défi de sortir de l’Empire du nombre pour se diriger progressivement vers la lumière de la Torah qui déborde toute limite.
Remarquable texte. Merci Raphael