Note de lecture

rédigée par David Encaoua

Eric NELSON, La République des Hébreux : Les Sources Juives et la transformation de la pensée politique européenne,Titre original : The Hebrew Republic, Jewish Sources and the Transformation of European Political Thought, Traduit de l’américain par F. Herrmann, F. Orazi et C. Selzner, Paris, Le Bord de l’Eau, 2022.

Comment s’est formée la pensée politique moderne en Occident, conduisant notamment au choix d’un régime républicain, dans la plupart de nos sociétés démocratiques contemporaines ? C’est la grande question que pose l’historien des idées, Éric Nelson. Sa thèse – novatrice :  La constitution de l’antique Israël a servi de modèle au système politique républicain. 

Voici quel était le modèle traditionnellement admis et enseigné :  jusqu’au Moyen-Âge et à la Renaissance, la pensée politique dominante avait été celle d’une théologie politique, qui consistait à partir de la révélation divine pour en déduire la forme de gouvernement approprié que cette révélation impliquait. Mais dans les Temps Modernes, cette conception a été fortement remise en question.  Les écrivains, les philosophes et les penseurs politiques ne donnent plus à la religion l’autorité qu’elle possédait jusque-là dans le domaine du politique. Bien plus ; les religions sont souvent perçues comme une menace pour la paix civile, au vu des guerres de religion qui ont sévi en Europe. Une séparation nette entre la pensée politique et les doctrines religieuses, conduisant à un mouvement de sécularisation, serait ainsi devenue la norme dominante. La pensée politique se serait débarrassée de toute théologie politique.

Eric Nelson prend le contrepied de cette représentation. Selon lui, au XVIIème siècle, la théologie politique aurait refait son entrée au cœur de la vie intellectuelle européenne, à la faveur de l’effervescence provoquée par la Réforme protestante, amorcée au XVIème siècle.  Elle entend désormais revenir aux sources et à la forme première du christianisme. Cette théologie politique s’appuyait sur une relecture du texte biblique et des textes hébraïques qui fondent le judaïsme matriciel, afin de comprendre et de s’imprégner de la manière dont Dieu, considéré comme un législateur bienveillant, exprimait sa préférence, si l’on peut dire, en termes de constitutionalité du système politique.
L’auteur cherche en fait à établir deux thèses.
La première est que de nombreuses idées de la pensée politique moderne, notamment le choix de la du régime républicain, l’importance du rôle redistributeur de l’État et la tolérance vis-à-vis des croyances individuelles, sont en fait issues, non pas du processus de sécularisation, mais plus directement de la Bible Hébraïque et du Talmud.
La deuxième thèse est que les Protestants considéraient essentiellement la Bible hébraïque comme une sorte de manuel politique spécifique, donné par Dieu aux enfants d’Israël. Le regain d’intérêt qu’a suscité l’étude de l’hébreu au XVIIème siècle, et le plus large accès aux sources rabbiniques, expliqueraient cette position, dans la mesure où elle permettait aux Réformés de comprendre et d’élaborer ce que pouvait être une constitution idéale,  la Respublica Hebraeorum.
Trois éléments importants sont à prendre en considération, pour étayer cette position.
Le premier est la justification de la République, en tant que système d’organisation politique idéal. Les Protestants (républicains) trouvaient en effet dans le texte du premier livre de Samuel la raison pour laquelle une république est préférable à une monarchie. Le prophète met en effet en garde les Hébreux venus lui réclamer un roi « comme les autres peuples », disent-ils. Il n’a de cesse de leur expliquer que d’une part, l’Éternel est leur seul roi, qu’il a scellé avec eux une Alliance, et qu’un autre roi, bien physique cette fois, ne cesserait de leur faire du tort et d’aliéner leur liberté. La référence à cet épisode de la Bible permettait aux Réformés de justifier leur préférence pour le régime républicain. L’argument semble alors avoir été bien entendu par les théologiens chrétiens.
Le deuxième élément porte sur le rôle de l’État dans la redistribution des richesses notamment agraires, qui figure explicitement parmi les préceptes divins. Les Protestants, imprégnés de la Bible hébraïque, adhèrent à l’idée de l’année sabbatique et surtout du Jubilé qui oblige à rendre à l’ancien propriétaire la terre qu’il aurait été obligé de vendre pour survivre. C’est également l’idée de la Chemitah/Année sabbatique qui annule tous les sept ans une dette contractée auprès d’un emprunteur.  Ces idées semblent avoir été d’autant mieux accueillies par les réformateurs protestants, qu’avant le XVI ème siècle, chaque État s’interdisait de recourir à son propre pouvoir de contrainte pour agir sur la distribution des richesses.
Enfin, le troisième élément, peut-être le plus important, est celui du rapport idéal entre le pouvoir politique et la religion, rapport exprimé à la fois en termes de responsabilité publique et en termes de tolérance religieuse. Du point de vue de la responsabilité publique, l’État se devait d’être le gardien de l’ordre civil et de l’ordre religieux, tous deux prescrits par Dieu. L’Etat juif antique n’a jamais prescrit aux prêtres d’être les juges de l’ordre religieux. Il a toujours dévolu ce rôle à une assemblée élue par le peuple (Sanhédrin). Du point de vue de la tolérance religieuse, on aurait pu relier la tolérance religieuse plutôt à la séparation de l’Église et de l’État, mais l’auteur avance l’idée que la défense de la tolérance religieuse a toujours été présente dans la Torah, ne serait-ce que par la non condamnation de ceux qui ne partageaient pas les mêmes croyances que les Hébreux. L’auteur rappelle à cet effet l’ancienne doctrine dite de l’érastianisme selon laquelle seule l’autorité de l’État est susceptible de maintenir l’ordre face à la multiplicité des croyances.  Cela ouvre la voie vers l’idée de tolérance, lien que l’historien Flavius Josèphe, et à sa suite beaucoup de rabbins, attribuaient déjà à la Respublica Hebraeorum. Ceux-ci caractérisaient cette dernière par le terme de théocratie, mais à prendre dans un sens inusuel, selon lequel l’Israël antique ne connaissait pas l’excommunication. Les Israélites pouvaient, bien évidemment, sanctionner ceux qui avaient commis des délits civils, mais il n’existait pas de punition pour les doctrines ou croyances erronées.

David Encaoua