Note de lecture

rédigée par Laurence Chemla

Emmanuelle POLACK, Le Marché de l’Art sous l’Occupation 1940-1944, Préface de L. B. Dorléac, Éditions Tallandier, 2019.

La confiscation des œuvres d’art appartenant à des Juifs fut une des toutes premières mesures prises par les Nazis à l’été 1940, seulement une semaine après l’entrée des troupes allemandes dans Paris. Extrêmement bien documenté (la bibliographie est impressionnante, et les annexes édifiantes), intelligemment structuré, avec une iconographie riche et pertinente, c’est un ouvrage important sur le sujet.

On comprend à quel point le nazisme était marqué par la personnalité de son Führer : si celui-ci avait renoncé à sa carrière d’artiste-peintre, il n’en demeurait pas moins un fervent amateur d’art (dans les limites du classicisme), et c’est ainsi que, finalement, le projet qui lui tenait le plus à cœur était la création du plus grand musée d’Europe à Linz, la ville autrichienne de ses jeunes années.
Laurence Bertrand-Dorléac l’explique très bien dans la préface : « Avant tout pour lui-même, cet artiste raté, qui avait été recalé au concours d’une école d’art en 1907 et 1908, rêvait d’un grand musée à Linz, alimenté de tous les chefs-d’œuvre « aryens » pillés en Europe. Il fut donc un pilleur organisé, entouré d’acolytes aussi avides de faire main basse sur tous les butins potentiels, à commencer par les collections qui n’étaient plus protégées en France : celles des Juifs exclus officiellement de la société par le Régime de Vichy».

« La Petite Fille au Ruban Bleu » (portrait d’Irène Cahen d’Anvers, future épouse de Moïse de Camondo), d’Auguste Renoir, 1880, qui fit partie des œuvres volées par les nazis, en l’occurrence à la famille Camondo.


Les œuvres confisquées furent entreposées au Musée du Jeu de Paume : seules les œuvres classiques intéressaient Hitler, et les autres œuvres, plus « modernes » (du moins, celles qui ne furent pas brûlées en autodafé), firent l’objet de trafics et de trocs, en toute irrégularité, tant et si bien que nombre d’entre elles se retrouvèrent sur le marché.
C’est le gouvernement de Vichy qui se hâta de promulguer « une série de lois et de décrets, à l’encontre des Juifs, inspirés par les lois du Reich, applicables en zone occupée comme en zone dite « libre », « une série de mesures que les occupants ne lui demandaient pas ». Ainsi, par exemple, même à Nice, qui était en Zone Libre, quand une vente aux enchères portait sur des biens israélites, le produit de la vente était remis à un administrateur provisoire nommé par l’administration vichyste. Citons aussi la loi de déchéance de nationalité du 22 juillet 1940 retirant leur nationalité aux Français ayant quitté le pays sans autorisation entre le 10 mai et le 30 juin 1940, ce qui fut lourd de conséquences pour les Juifs concernés.

Parmi les galeristes étudiés dans ce livre, on trouve notamment Paul Rosenberg (le grand-père maternel de la journaliste Anne Sinclair), René Gimpel (mort en déportation, suite à la dénonciation d’un de ses clients), ainsi que les galeries Pierre et Bernheim-Jeune.

Paul Rozenberg (1871-1959)

Tandis que c’était la guerre, que des familles juives et des résistants se faisaient déporter ou fusiller, que les achats du quotidien, tant alimentaires que vestimentaires, devaient se faire avec des tickets de rationnement, de nombreux Parisiens, à l’allure endimanchée, se pressaient à l’Hôtel Drouot, en toute sérénité, et y dépensaient des sommes faramineuses avec arrogance, comme le montre si bien la photo de couverture. À l’été 1942, l’hôtel Drouot ne ferma qu’une semaine, au lieu des cinq ou six semaines habituelles, en raison du grand nombre de ventes sur ordonnance de « biens israélites ». Les musées profitèrent aussi de l’afflux d’œuvres d’art confisquées aux Juifs pour étoffer considérablement leurs collections, ce dont ils se félicitèrent au lendemain de la guerre. Sans oublier les manœuvres de certains commissaires-priseurs et d’experts, les uns omettant de mentionner, dans le catalogue des ventes, certains biens ou leur provenance, les autres dépréciant volontairement les valeurs de mise à prix, pour faciliter l’achat par d’autres experts (la valse des prête-noms de clients allemands battait son plein).
La Commission de Récupération Artistique, instituée à l’automne 1944, qui aurait dû permettre l’identification et la restitution des œuvres confisquées, se composa exclusivement des mêmes protagonistes français du Marché de l’Art que sous l’Occupation : elle a récupéré, en Allemagne, un grand nombre des « chefs-d’œuvre des collections privées », mais « il n’a pas été possible d’indiquer les noms des propriétaires des œuvres ». Pour le moins regrettable, n’est-ce pas ?