Note de lecture

Rédigée par Marie-Laure Rebora

Franz KAFKA, Lettres à Milena, Titre original : Briefe an Milena, Traduit de l’allemand et présenté par R. Kahn, Paris, Éditions Nous.

Prague, café Arco, septembre 1919. Franz Kafka, le célèbre écrivain pragois de langue allemande, rencontre Milena Jesenská, jeune journaliste et traductrice tchèque vivant à Vienne qui lui a fait part de son souhait de traduire l’un de ses textes.
Ces deux êtres, presque tout semble les séparer : l’éloignement géographique, la langue, la religion, la situation personnelle. Et pourtant tout les unit, dans leur commun amour de la littérature. Entre eux s’établit une relation passionnée mais à distance : Kafka ne voit Milena que deux fois en 1920, à Vienne et à Gmünd, gare frontalière entre l’Autriche et la Tchécoslovaquie.
En témoignent quelque 149 lettres et cartes postales échangées entre avril 1920 et décembre 1923, un an avant la mort de Kafka.

Le lecteur de La Métamorphose, du Château, du Procès, de L’Amérique retrouvera dans ces lettres un Kafka qui se livre tout entier, évoquant sa maladie, ses peurs, ses tourments, mais sans complaisance ; bien au contraire ! Toujours avec un grand sens de l’humour sarcastique et de l’autodérision, dans une conversation presque ininterrompue, vécue au jour le jour, avec le « feu vivant » que fut pour lui sa « chère Madame Milena », son âme sœur, née un 10 août.
Ce lien fusionnel avec Milena, Kafka le ressent précisément à travers ce jour du 10 août, qui lui rappelle les treize ans qui les séparent… Treize ans, l’âge de la bar mitzva (l’âge de la majorité religieuse selon la tradition juive), dont la cérémonie eut lieu, pour lui, en juillet 1896 et qu’il vécut comme un événement très important, même si, écrit-il à Milena, « je ne fus pas tout à fait content, il me manquait encore quelque chose et je le demandai au ciel ; il se fit attendre jusqu’au 10 août. », Lettre du 10 août 1920.
Cette association symbolique entre sa bar mitzva et la naissance de Milena, vécue comme une seconde naissance, n’est pas le fruit du hasard, car, à travers cette correspondance avec une jeune Tchèque (non juive et mariée – à un intellectuel juif, Ernst Pollak), Franz Kafka s’interroge à maintes reprises sur son identité juive, la place des Juifs dans la société de son temps, l’antisémitisme et évoque même à plusieurs endroits le sionisme, qu’il connaît par son grand ami Max Brod, son futur exécuteur testamentaire, lequel, fuyant le nazisme, émigrera en Palestine mandataire.
Les lettres de Kafka jonglent avec plusieurs registres, témoignant d’une grande dextérité : on passe de discussions sérieuses, voire existentielles, qui secouent un être malade et angoissé par nature, à des passages cocasses ou humoristiques : à l’image du récit détaillé qu’il fait du sauvetage d’un scarabée retourné par un lézard dynamique sous les yeux ébahis de l’écrivain allongé sur sa chaise longue, en quête de repos (Lettre de mai 1920)… une scène, somme toute, assez anecdotique, mais qui, sous la plume de l’auteur de la Métamorphose, revêt l’apparence d’un court récit parabolique, puisque, comme il semble le sous-entendre avec finesse et humour, derrière ce lézard qui ramène à la vie le pauvre scarabée, se cache peut-être Milena, l’amie de toujours…
On en vient à regretter que les lettres de cette grande dame, au caractère bien trempé, écrites pour l’essentiel en tchèque (à la demande même de Kafka !), ne soient hélas pas parvenues à la postérité, si ce n’est grâce à quelques phrases citées par l’écrivain…
De ce bref chant à deux, seule nous reste la voix de Kafka, douce, grave, à moitié riante… Une voix qui parle pour deux.