Amer chemin

par Stéphane Gödicke

Jakob WASSERMANN, Mein Weg als Deutscher und Jude : Eine Autobiographie/Mon chemin comme Allemand et comme Juif : Une autobiographie (1921). Édition e-artnow, 2018

Jakob Wassermann (1873-1934) a connu, en son temps, la gloire littéraire, et bien au-delà des frontières de l’Allemagne ; ses œuvres ont un succès international. Ce romancier prolifique occupa une place importante dans la vie littéraire wilhelminienne et weimarienne. Thomas Mann voyait en lui « l’étoile mondiale du roman ». Or, son œuvre riche, abondante et variée n’est, à présent, plus guère lue… Le nazisme tout d’abord a voulu effacer la trace de ses livres puis, dans l’après-guerre, son œuvre humaniste, nourrie par les idéaux progressistes du XIXème siècle a pu paraître après la Shoah trop lointaine, d’un autre temps …

Cette désaffection est paraît injuste : autant pour ses qualités littéraires que pour sa valeur historique, cette oeuvre ne mérite pas le discrédit dans lequel est elle est tombée. Il est possible cependant d’y remédier et de découvrir cet écrivain lucide et pénétrant, à la personnalité riche, complexe – voire sombre et tortueuse – en lisant Mon chemin comme Allemand et comme Juif.

Un essai ? une autobiographie ?

Avec Mein Weg als Deutscher und Jude : Eine Autobiographie, Jakob Wassermann a-t-il écrit un essai sur l’identité juive ? un récit autobiographique ? Autant le dire d’emblée ! c’est un texte fort déconcertant. « Ni chair ni poisson », comme on dit familièrement : ni une réflexion sur les rapports complexes entre le judaïsme et l’Allemagne, comme le laisse entendre le titre, ni vraiment une autobiographie, comme le suggère le sous-titre. C’est une réflexion générale qui aurait pour fil rouge la vie de l’auteur, dans ses moments de gloire mais aussi et surtout dans ses innombrables revers de fortune.

Une enfance sans joie à Fürth

Jakob Wassermann est né à Fürth, une ville industrielle de Franconie (au nord de la Bavière), en mars 1873, deux ans après la fondation du Reich. Fürth, dans les environs de Nuremberg, était alors une ville à forte majorité protestante mais également dotée d’une petite communauté juive, que Wassermann évalue à environ un douzième de la population totale.

Wassermann se définit comme un Juif issu d’une famille « progressiste », vivant parmi les chrétiens, optant pour une scolarité publique plutôt que confessionnelle. Il décrit son père en entrepreneur malheureux, banqueroutier à répétition, qui prit ses premières vacances à l’âge de cinquante-six ans pour mourir huit jours plus tard. Mais la première catastrophe dans la vie de Wassermann avait déjà eu lieu bien plus tôt, puisqu’il a perdu sa mère dès l’âge de neuf ans. Ses deux parents étaient, dit-il, chacun à sa manière, étrangers au monde, et comme marqués par un romantisme tardif.

Plus loin, Jakob Wassermann évoquera les relations exécrables avec la nouvelle femme de son père. Cette marâtre sera directement la cause de bien des tourments.

Furth, ville allemande située en Bavière, à l’ouest de Nuremberg

Dès le chapitre II, il présente la communauté juive de Fürth, non sans omettre de brosser son propre portrait :

« Mon visage ne me désignait pas comme Juif, pas plus que mon comportement, pas plus que ma façon de parler. J’avais un nez droit et j’étais discret et modeste. L’argument peut sembler primitif, mais quiconque est étranger à ces expériences peut difficilement se représenter à quel point les Non-Juifs se montrent primitifs dans l’évaluation de ce qui est juif et de ce qu’ils tiennent pour juif. », p. 17.

Le jeune Wassermann éprouve une certaine aversion pour la communauté juive progressiste de sa ville : à la synagogue, tout n’était que « bruit creux, mise à mort du recueillement, abus de grands mots, lamentation injustifiée ».

Mais que dire de son jugement sur la frange conservatrice ? Chez eux, « on voyait encore des visages et des silhouettes comme Rembrandt les a peintes, des visages fanatiques, des yeux qui disaient l’ascèse et brillaient du souvenir de persécutions inoubliées ». Chez eux non plus, pas d’humanité, pas de joie. C’est devant cette communauté que le jeune Jakob doit dire pendant un an, chaque matin et chaque soir, le kaddish en souvenir de sa mère morte. « Devant ces gens âgés, ces vieillards, les débris d’un monde englouti », qu’il pleuve ou qu’il neige, il devait commencer et terminer ainsi chaque journée.

Pourtant, Wassermann n’est enfermé ni dans les traditions ni dans le cercle communautaire : avec, sans doute, une pointe de nostalgie, il raconte ainsi l’imbrication des sphères chrétiennes et juives dans sa ville natale de Fürth :

« Dans l’enfance, mes frères et sœurs et moi-même étions parfaitement insérés dans la vie quotidienne des chrétiens, qu’ils fussent artisans ou petits-bourgeois, au point d’y avoir nos camarades de jeux, nos mécènes, nos refuges dans les moments de solitude ; nous pouvions entrer et sortir à notre guise des maisons des batteurs d’or, des menuisiers, des cordonniers, des boulangers, et le soir de Noël, nous avions le droit d’assister à la remise des cadeaux et nous en recevions nous-mêmes. Mais la méfiance et l’étrangeté demeuraient. J’étais un invité, et ils fêtaient des fêtes auxquelles je ne prenais pas part. », p. 20.

Où fuir ?

L’enfance de Wassermann n’est pas, on le comprend vite, un vert paradis propice à la nostalgie. Au décès de sa mère s’ajoute la catastrophe du remariage de son père avec une marâtre qui prend en grippe les enfants issus de la première union : semonces, punitions, châtiments corporels et même privation de nourriture, Wassermann endure tout. Avec un peu d’argent donné par un oncle riche, il améliore son ordinaire mais s’expose à la délation de son frère (il est interdit de s’acheter sa propre nourriture). Alors, pour amadouer celui-ci, il lui raconte chaque soir des histoires, qu’à l’instar de Shéhérazade, il étire à l’infini pour retarder le moment de la trahison. C’est dans ce geste de l’enfance, né du malheur et de l’abandon, que s’originerait, selon lui, sa vocation d’écrivain.

Dès qu’il a pu, Wassermann a quitté la maison familiale pour aller travailler dans l’usine de son oncle à Vienne. Mais la situation devient vite intenable pour le jeune homme, trop éloigné des exigences desséchantes du monde du travail. Il s’enfuit chez un ami à Munich, mais s’estime bientôt trahi par celui-ci. C’est une période noire de sa vie, marquée par le doute et le désespoir. Affamé, sans moyen, Wassermann n’a d’autre choix que de regagner le domicile de sa famille, entretemps établie à Würzburg. Mais accablé de reproches, mal-aimé, il retourne à Vienne chez l’oncle avant de revenir de nouveau à Würzburg.

Faute de mieux, il s’échappera une nouvelle fois en s’engageant pour un an dans l’armée (chapitre VII).

C’est à l’armée que Wassermann rencontre réellement pour la première fois l’antisémitisme, dans l’infinie diversité de ses formes : « Cette haine porte les traits de la superstition comme de l’aveuglement volontaire, de la peur des démons comme de l’obstination du curé, de la rancune des opprimés, des trahis, mais aussi de l’ignorance, du mensonge, de l’absence de scrupules comme de la légitime défense, de la méchanceté simiesque et du fanatisme religieux. Il y a en elle de la cupidité et de la curiosité, il y a la soif du sang, la peur d’être séduit, tenté, il y a le plaisir du secret comme la bassesse dans l’estime de soi. Tout y est si emmêlé et si profond que c’est un phénomène bien allemand. C’est une haine allemande. », p. 33, chapitre VIII.

Judéité, germanité : la distinction malaisée

Au sortir de cette année, Wassermann traverse une nouvelle crise existentielle. Cette fois, c’est la rencontre d’un « sauveur » qui le tire de ce mauvais pas.

(On touche ici à une autre caractéristique de ce livre singulier : jamais Wassermann ne nommera son sauveur, pas plus qu’il ne nommera Herzl quand il parlera de sa rencontre avec le fondateur du sionisme politique, ni aucun des auteurs avec lesquels il est entré en contact. En dehors du compositeur Ferrucio Busoni (1866-1924), à qui le livre est dédié, pas un seul nom propre n’est fourni au lecteur, qui doit se contenter de catégories : l’ami, le sauveur, le mécène, l’employeur, l’oncle, etc.).

C’est donc une de ces discussions avec son « sauveur », que Wassermann a entretemps suivi à Zurich, qui donne lieu à une première réflexion générale sur le judaïsme et l’antisémitisme. A l’ami et sauveur qui affiche son antipathie générale pour les Juifs, mais qui voudrait faire une exception pour son ami juif, Wassermann répond : « À supposer que ces étrangers soient vos invités, dis-je, pourquoi méprisez-vous les lois de l’hospitalité, qui sont en même temps les lois de l’humanité ? Mais à supposer que ces gens soient des importuns indésirables, pourquoi les tolérez-vous sous votre toit et simulez-vous d’hypocrites pactes pleins d’humanité ? Mieux vaut une guerre ouverte qu’une cohabitation faite de paix trompeuse et de haine secrète. […].
Les Juifs, les Allemands, la distinction entre ces deux concepts ne voulait pas entrer dans ma tête, ne voulait pas sortir de ma tête, et je menai une réflexion très douloureuse pour être au clair avec moi-même. En quoi consiste la différence ? demandai-je. Dans la foi ? Je ne partage pas la foi des Juifs, pas plus que tu ne partages celle des chrétiens. Dans le sang ? Qui peut prétendre distinguer tel sang de tel autre ? Existe-t-il des Allemands de sang pur ? Les Allemands ne se sont-ils pas mélangés aux émigrants français ? Aux Slaves, aux Scandinaves, aux Espagnols, aux Italiens, probablement aussi aux Huns et aux Mongols, du temps où leurs hordes déferlaient sur le territoire allemand. Ne connaît-on pas des Allemands remarquables et même exemplaires qui fussent notoirement d’ascendance étrangère, des artistes et des généraux, des poètes et des savants, des princes et même des rois ? Et la présence des Juifs en Occident, vieille de deux mille ans, n’aurait pas modifié leur sang, s’il faut qualifier ce sang de sang étranger […]. Moralement, sont-ils faits d’un autre bois ? Sont-ils d’une autre nature humaine ? », p. 37.

Jakob Wassermann, Thomas Mann et l’éditeur Samuel Fischer à St. Moritz, 1931/Archives Thomas Mann de Zurich

Et Wassermann de conclure cette tirade aux accents shakespeariens (on pense à la tirade de Shylock dans Le Marchand de Venise) par un petit laïus consacré à la langue : « En toute innocence, j’avais toujours été convaincu de ne pas seulement faire partie [zugehörig] de la vie allemande, de l’humanité allemande, mais d’y être né [zugeboren]. Je respire dans la langue. Elle m’est bien plus que le moyen de me faire entendre, et bien plus qu’un moyen utilitaire de la vie extérieure, bien plus qu’une chose apprise par hasard, appliquée par hasard. Ses mots et ses rythmes déterminent mon être intérieur », p. 38.
C’est bien à travers cet attachement profond à l’Allemagne, à ses traditions, à ses paysages et à sa langue, que Wassermann se sent, au bout du compte, viscéralement allemand, de même qu’il se sent tout à fait juif.
Mais ici, il semblerait que cette germanité entre en conflit avec un aspect central du judaïsme, à savoir la notion de peuple élu, que Wassermann critique sévèrement : « Il m’apparut clairement qu’un peuple ne peut durablement être élu et n’a pas le droit de se considérer durablement comme tel sans bouleverser l’ordre juste aux yeux des autres peuples. », p. 41.
Tout se passe comme si Wassermann se sentait mis en obligation de choisir, contre son gré, entre judéité et germanité, pour ainsi dire. Que veut-il être? Que peut-il être ? Quels avantages ou inconvénients résultent de ce choix douloureux ?

Un éternel rejeté

C’est à ce stade du récit (chapitre X), que Wassermann est obligé de se confronter à l’incontournable Heinrich Heine, la grande figure du judaïsme allemand, ou de la germanité juive, comme on veut (la seconde formule est assurément bien plus exacte). Mais loin de reconnaître en lui une quelconque figure tutélaire ou un modèle, Wassermann déclare son rejet et même sa haine de Heine : « Je me suis trouvé depuis le début dans une relation d’opposition et même de rejet violent à l’égard de Heine. Sa poésie, comparée à celle de Goethe, Hölderlin ou Mörike, me semblait doucereuse, superficielle et crûment sentimentale ; sa prose suscitait ma haine par sa tendance au trait d’esprit, par son mélange de frivolité et de mélancolie sauvage. », p. 43.

Heinrich Heine en 1829

À ce stade du récit, c’est l’attitude fondamentale que l’écrivain, l’homme adopte envers autrui qui frappe le lecteur : sa difficulté à se déclarer des modèles, à s’unir à une famille, à se déclarer partie de
En permanence, Wassermann est le rejeté, que ce soit dans la sphère familiale, littéraire ou culturelle : son désir le mène systématiquement là où on ne veut pas de lui ; mais là où il pourrait s’inscrire dans une filiation (celle Heine, par exemple), il se détourne et finalement se montre insaisissable. Il est fort difficile de cerner une position claire chez lui. Son analyse des rapports entre germanité et judéité, entre l’Allemagne et les Juifs ne débouche sur aucune thèse. Ce n’est donc pas à proprement parler un essai, même si c’est de toute évidence bien plus qu’une simple autobiographie ponctuée d’épisodes antisémites et de de rencontres.
Aussi le chapitre suivant (XI) s’ouvre-t-il sur la rupture avec « l’ami ». De nouveau, il retourne chez son père, de nouveau il est en chassé après un nouvel éclat particulièrement violent avec sa belle-mère. Sans le sou, il vit dans le dénuement total à Munich, où il se nourrit « de pommes, de fromage et de salade » (p. 45) et « au milieu d’une ville allemande, [il] se sentait comme Robinson sur son île ». Dans ces conditions, il trouve néanmoins la force de continuer d’écrire.
À vingt-trois ans, il rencontre son premier succès littéraire, avec la publication des Juifs de Zirndorf (1897). Ce livre lui vaut la reconnaissance de la communauté juive, affirme-t-il : mais si certains ont voulu voir en lui un porte-parole de la communauté, lui ne se sent l’étoffe ni d’un missionnaire ni d’un prophète.

Le problème vient aussi du fait que d’autres Juifs le considèrent comme un renégat. Quant au « monde germanique, il se montre indifférent ou négatif », p. 51. Et lorsqu’il fait paraître Caspar Hauser, onze ans plus tard (1908), il fait face à un déferlement de haine et d’insultes. Dépité, il conclut le chapitre XIV sur le constat amer qu’il n’avait pas avancé d’un pouce et n’avancerait jamais, et surtout pas dans le domaine qui lui importait le plus : la littérature. Aux yeux des Allemands, il ne serait jamais rien d’autre que « le Juif », pour l’éternité.

Caspar Hauser est un vieux mythe allemand : celui d’un jeune adolescent, trouvé dans la rue en 1828, qui prétendait n’avoir jamais mangé que du pain et de l’eau, et se disait de sang royal. Le mystère fit grand bruit à l’époque, et l’on supposa qu’il s’agissait du fils caché du prince de Bade. Une sorte d’enfant sauvage qui répétait la même phrase en boucle ; le monde se passionna pour « l’orphelin de l’Europe », d’autant qu’il fut victime de deux tentatives d’assassinat, qui s’avérèrent être des mises en scène. C’est une grande affaire, à laquelle furent consacrés des centaines d’articles, des dizaines de livres. Mais visiblement, c’était une affaire allemande, à laquelle on ne tolérait pas qu’un Juif se mêle, du moins d’après Wassermann.

Kaspar Hauser représentée par Johann Georg Laminit, 1829

Car quoi qu’il en dise, après la publication des Juifs de Zirndorf et de Kaspar Hauser, Wassermann est un nom dans le monde des lettres allemandes. Cela se confirmera avec le succès international de L’affaire Maurizius. Mais ce sentiment de n’être qu’au mieux toléré dans une caste qui le rejette ne le quitte jamais. Il vit sa judéité, dont il ne cherche nullement à se défaire, comme un stigmate indélébile. C’est donc une question de justice, et finalement aussi de justice littéraire aux yeux de l’auteur, et nous touchons là au cœur du propos de Wassermann. Au chapitre XV, il écrit : « Ceux pour qui j’étais juif et restais juif voulaient me faire comprendre que je ne pourrais jamais en faire assez, précisément parce que j’étais juif ; en tant que Juif, je n’étais pas capable de partager leur vie secrète, leur vie supérieure, pas capable de toucher leur âme, de me couler dans leur moule », p. 57.

Ce rejet inspire à Wassermann l’allégorie suivante : « Qu’on s’imagine un travailleur qui, au moment de réclamer son salaire, ne le perçoit jamais en entier, bien que son travail ne le cède en rien à celui des autres travailleurs, et qui, lorsqu’il demande la raison de cette injustice, s’entend répondre : tu n’as pas droit au plein salaire, car tu es marqué par la petite vérole. Il se regarde dans la glace : son visage ne porte pas la moindre trace de petite vérole ; il y retourne: que dites-vous? Je n’ai pas la petite vérole ! On hausse les épaules, on lui répond : il est écrit ici que tu as la petite vérole, donc tu as la petite vérole », p. 58.

Et Wassermann de conclure ce chapitre par cette question centrale, qu’il adresse aux Allemands, et dans laquelle on note finalement le partage acté entre un « nous » et un « vous » : « Que l’on me comprenne bien : je ne viens pas réclamer grâce en gémissant. […] Non, il s’agit d’un affrontement. Il s’agit de demander des comptes, de part et d’autre. Il s’agit de droit et de justice. Il s’agit finalement de la question : pourquoi frappez-vous la main qui veut témoigner pour vous ? », p. 59.

Réquisitoires

Il n’est guère étonnant dès lors de voir Wassermann quitter l’Allemagne pour aller s’établir à Vienne dès 1898. A sa grande surprise, il découvre une vie publique en grande partie dominée par des Juifs : « Les banques, la presse, le théâtre, la littérature, les mondanités, tout était entre les mains des Juifs. […] Je m’étonnai du nombre de Juifs parmi les médecins, les avocats, membres de clubs, snobs, dandys, prolétaires, acteurs, hommes de presse et poètes. Pour être sincère, je dois admettre que je me sentais parfois comme en exil parmi eux. Chez les Juifs allemands, j’étais accoutumé à des manières plus bourgeoises et à plus de discrétion. Ici, je ne parvenais jamais à me défaire d’une sorte de sentiment de honte. J’avais honte de leurs manières, j’avais honte de leur façon de se comporter. […] Cette honte allait parfois jusqu’au désespoir et au dégoût. », p. 71.

Aux Juifs viennois, Wassermann reproche à peu près tout et son contraire : leur langue, leur familiarité ou bien leur méfiance qui trahit le ghetto, leurs jugements apodictiques ou leur obséquiosité, leur servilité quand il faudrait faire preuve de fierté, mais aussi leur ostentation lorsqu’il faudrait faire preuve de discrétion, le coupage de cheveux en quatre et bien d’autres choses encore, dont on se dit qu’elles ne dépareilleraient pas dans un catalogue de clichés antisémites. C’est une longue liste dans laquelle on a du mal à se retrouver, tant elle semble contradictoire à première vue.

Wassermann semble irrésolu également sur la question de l’assimilation : constatant que certains Juifs ne se distinguent en rien de leurs concitoyens catholiques (une observation qui contredit la visibilité exagérée qu’il déplore juste auparavant), il s’offusque de ce qui s’apparente à un reniement culturel.
Mais face au sionisme, il se montre tout aussi circonspect, et notamment à l’égard du père du sionisme politique (jamais, on l’a dit, il ne nommera Theodor Herzl), pour lequel il n’éprouve aucune sympathie, « ni comme écrivain, ni comme personne », p. 72. L’analyse qui le conduit à prendre ses distances du sionisme est toutefois fort intéressante : « au siècle de la folie nationaliste », il juge imprudent d’ajouter une nation supplémentaire, qui ne sera pas moins querelleuse et jalouse de ses voisins que les autres ; si bien que contre toute attente, il professe sa préférence pour la diaspora, jugée meilleure et plus féconde qu’une forme nationale et politique.

L’ouvrage se clôt sur une série de quatre chapitres en forme de réquisitoire final (chapitres XXIII à XXVI). En synthétisant ses réflexions, Wassermann en arrive à dire que « quiconque écrirait une histoire de l’antisémitisme dévoilerait par là-même un pan important d’histoire culturelle allemande », p. 81. Le Juif, en Allemagne, est « hors-la-loi », mais pour dire cela, Wassermann utilise un terme hautement polysémique : « vogelfrei ». Littéralement, cela signifie « libre comme un oiseau », mais avec le temps, cela a acquis la signification de « banni, réprouvé, privé de droits ». Au Moyen-âge, un homme « vogelfrei » pouvait être assassiné sans que l’assassin ne soit inquiété par la justice. À un Danois qui lui demande : « Mais que veulent les Allemands au juste, avec leur haine des Juifs ? Chez moi, on aime presque toujours les Juifs. On sait qu’ils sont les patriotes les plus fiables; on sait qu’ils mènent une vie privée honorable; on les respecte comme une sorte d’aristocratie. Que veulent les Allemands? », à cette question, Wassermann ne répond rien. Mais il ajoute :
« J’aurais dû lui répondre : la haine.
J’aurais dû lui répondre : ils veulent un bouc-émissaire. », p. 81.

Plus loin, il poursuit la réflexion : « Qu’est-ce que les Allemands reprochent aux Juifs ? Ils disent : vous empoisonnez notre atmosphère pure. Vous dévoyez notre jeunesse innocente avec vos tactiques et vos pratiques. Dans notre vision du monde, germanique et rayonnante, vous importez votre sombre ressassement, votre négativité, vos doutes, votre sensualité asiatique. Vous voulez jeter notre esprit dans les fers et éradiquer le principe aryen de la terre », p. 82.

Comment ne pas voir la portée prophétique de ces mots écrits en 1921, c’est-à-dire un an avant l’assassinat de Walther Rathenau, deux ans avant le putsch de la Brasserie de Hitler, douze ans avant l’accession au pouvoir de ce même Hitler ? Le témoignage de Wassermann a cet intérêt énorme de montrer que Hitler ne venait pas de nulle part et offre un contrepoint glaçant aux témoignages d’autres Juifs allemands et autrichiens, qui prétendaient n’avoir découvert leur judéité qu’en 1933, ou en 1938, tant ils se sentaient intégrés à leurs sociétés respectives.

Banderoles exposées sur une école de Furth, 1934 : « Oui à Hitler ! »

Vanité et distance

L’amertume et le découragement de Wassermann touchent à leur comble dans le bien sombre chapitre XXIV. Tous les efforts sont vains, conclut-il, dans un chapitre en forme de longue anaphore (répétition d’un mot ou groupe de mots en début de phrase).
« Il est vain de vouloir rappeler à la raison le peuple des poètes et penseurs au nom précisément de ses poètes et penseurs. (…)

Il est vain de tendre la joue droite, lorsque la joue gauche a été frappée. (…)

Il est vain de vouloir jeter les mots de la raison dans le concert des aboiements déchaînés. (…)

Il est vain de vouloir se montrer exemplaire », p. 85 …

Le réconfort de la justice ne peut être ressenti qu’auprès des morts, dit Wassermann, tant les actions des vivants lui sont insupportables.

Et il pose cette question en ouverture du dernier chapitre : « Mais alors, que doivent faire les Juifs ? Il est difficile de répondre à cette question. Le sujet se soustrait à toute réponse, tant il est vaste ». Et puisqu’aucune bonne action (sacrifice, prosélytisme, médiation) n’est suffisante pour faire changer d’avis aux Allemands, Wassermann ouvre les bras à une résignation teintée de fatalisme : « Il vaut mieux ne pas y penser », p. 89.

L’espoir, si espoir il y a, est bien fragile, mais il existe pourtant : « Mais peut-être qu’il y a tout de même un avenir. Peut-être y a-t-il une possibilité d’espérer. Peut-être qu’il y a un sauveur, que ce soit un homme ou un esprit, dans ce camp ou dans l’autre, ou bien encore sur le pont qui les relie. Peut-être a-t-il déjà dépêché ses émissaires. Peut-être puis-je me considérer comme un de ceux-là. 

Au crépuscule de ma cinquième décennie, j’appartiens à un cercle de personnes qui veulent m’assurer que ce qui a été fait n’a pas été fait en vain. Je suis allemand et je suis juif, tout autant et aussi pleinement l’un que l’autre, l’un est indissociable de l’autre. », p. 89.

***

Alors, en guise d’ultime et de suprême, quoique bien fragile sagesse, Wassermann se demande finalement s’il ne vaut pas mieux se tenir à l’écart du bruit du monde, en opposant à la haine, au verbiage et à l’injustice, la distance comme seul et dérisoire châtiment.

Références bibliographiques

Sur Jakob Wassermann

Antoine Rigaudière, Jakob Wassermann (1873-1934) : l’homme et l’œuvre, Thèse de doctorat sous la direction de Pierre Grappin, École doctorale Perspectives
Interculturelles : Écrits, Médias, Espaces, Sociétés (PIEMES, Université de Metz, 1981.

Œuvres de Jakob Wassermann

  • L’affaire Maurizius, Traduit de l’allemand par J.-G. Guideau. suivi de Réflexions sur « L’affaire Maurizius » par Henry Miller, Traduit de l’américain par J. Guiloineau, Gallimard, 2006.
  • Les Juifs de Zirndorf, Traduit de l’allemand par R. Henry et J.-F. Beerblock, Paris, Sillages/Noël Blandin, 2004.
  • Gaspard Hauser ou la paresse du cœur, Traduit de l’allemand par R. Altdorf, Paris, La République des Lettres, 2019.