Note de lecture
Gunther ANDERS, L’émigré, Titre original : Der Emigrant (1962), Traduit de l’allemand par A. Croissant, Paris, Éditions Allia, 2022.
Plus de la moitié des Juifs allemands avaient, en 1939, fui le Reich. Ces « indésirables » cherchaient refuge dans les pays qui voulaient bien les accueillir ou du moins les tolérer : aux États-Unis, en Palestine, en Grande-Bretagne, en France, en Amérique Centrale et en Amérique du Sud (en Argentine, au Brésil, au Chili et en Bolivie) et même à Shanghaï… Ils fuirent ensuite, quand ils le purent, l’avancée des troupes nazies lancées à la conquête de l’Europe. Ces émigrés (il faut bien sûr compter avec eux tous les adversaires du nazisme), de toutes conditions, tentaient, sans toujours y parvenir, de se soustraire à la menace de destruction qui pesait sur eux.
De nombreux témoignages et de récits individuels permettent de nous représenter leur vie entraînée dans ce grand mouvement de masse centrifuge qui les conduisit un peu partout dans le monde. Les historiens, plus récemment, ont également décrit cet effet mondial de la Shoah et analysé les logiques, les circonstances et les lieux de cette fuite.
Gunther Anders fut de ces apatrides traqués mais dans L’Émigré, ce court essai philosophique publié en 1951 dans la revue Merkur, on ne trouvera pas le récit de sa vie. Car – il l’écrit d’emblée à l’interlocuteur imaginaire auquel il s’adresse- : « tu me plonges dans l’embarras lorsque tu me demandes de te raconter ma vie » …
Un embarras philosophique, une aporie…
En effet, pour raconter sa vie, encore faut-il en avoir une ? ou plutôt que sa vie soit une… Or, lors de l’exil que subirent, durant la période nazie, les émigrés dont il a fait partie, ces « pourchassés de l’histoire universelle » furent privés de la possibilité même d’avoir une vie. Leur existence était devenue rhapsodique, tiraillée en divers sens, faite de plis nombreux et dont aucune logique ne peut se dégager. Tant il est vrai qu’une vie, même si elle connaît des périodes distinctes, suppose une certaine constance, un cours unique.
Cela ne signifie pas que la vie des émigrés qu’il évoque n’ait pas été riche en événements, en péripéties, en combats mais elle a été comme vidée de sa substance. Ces exilés ont fait l’expérience de ne manquer à personne, d’avoir été oubliés : leur existence fut « dénuée de la moindre fonction ». Ceux qui ne se sont jamais résolus à « passer à autre chose », à adopter sans reste et sans état d’âme, leur nouvelle vie dans leur nouveau pays, sont restés comme dans une condition d’inachèvement, de grands enfants perpétuels, condamnés à une sorte de puberté définitive. Au moins, dans leur intégrité, ont-ils préservé leur dignité ; leur honneur fut sauf même si, parlant au nom de ses compagnons d’infortune, Anders avoue : « en réalité, nous avancions sur un chemin de crête ; à chaque pas, nous menacions de dévisser, nous dont l’existence était depuis toujours vacillante ».
Cependant, la plus grande souffrance ne fut pas causée par le dénuement, le déracinement et les tribulations d’une vie précaire – ce qui fut la grande honte humiliante, ce fut celle d’être trop accablé par les soucis quotidiens pour pouvoir verser de vraies larmes sur la catastrophe qui s’était abattue sur le monde, de « passer à côté du scandale majeur des temps présents » : « nous réagissons à nos petites misères comme si nous n’avions pas eu d’autres soucis, comme si nous n’avions jamais entendu parler des assassinats perpétrés là-bas, ni jamais vu se dresser au-dessus de nos têtes le mur de nuages, lourd de menaces, que constituait la Seconde Guerre mondiale ».
Une telle « schizophrénie affective » que l’exil a engendrée ne pouvait manquer d’avoir des répercussions fatales sur le langage, sur « notre manière de parler ». Pour un exilé, la langue du jour (sommaire, rudimentaire, utilitaire, régie par les exigences de la survie quotidienne – administrative, économique… ) gagne et l’emporte sur la « langue de la nuit », celle qui résiste héroïquement pour persister à son plus haut niveau d’expression.
Ainsi, sans céder à la lamentation, ni à l’impudique récit de ses misères personnelles, sans jamais « raconter sa vie », Anders dans une prose dense, rend un hommage (sensible et conceptuel) à toutes les victimes du nazisme, à celles qui ont « survécu » (mais à quel prix ?) dépossédés d’ une vraie vie comme à celles qui n’ont pas eu même la chance d’avoir une mort décente.