Se cacher, survivre, aimer

par Aurélie Touraine

Isaac Bashevis SINGER, Ennemies : Une histoire d’amour, Titre original : (En yiddish) שונאים: אַ געשיכטע פון ליבע/Sonime : Di Geshichte fun a Liebe (1966), (En anglais) Ennemies : A love story (1972), Traduit de l’anglais par G. Chahine avec la collaboration de M.-P. 1972, Paris, Éditions Stock, 1998, Collection « La bibliothèque cosmopolite ».

         Un homme, marié, a une maîtresse et il voit ressurgir sa première femme, qu’il croyait morte ! Voilà un scénario qui pourrait être celui d’un simple vaudeville… si ce personnage n’était un Juif, désaxé et « perdu en Amérique », rescapé de la Shoah, en quête d’identité et de sens ; et si cette histoire au titre paradoxal, Ennemies : Une histoire d’amour, n’était racontée par Isaac Bashevis Singer.

Après l’enfer

« Herman Broder se tourna sur le dos et ouvrit un œil. Encore mal éveillé, il se demanda s’il était en Amérique, à Tzivkev ou dans un camp en Allemagne ; pendant un instant, il se crut même dans le grenier à foin de Lipsk », p. 9.

L’incipit du roman nous plonge au cœur des confusions de son héros, victime d’une perte de repères qui ne vaut pas que pour sa géographie. Herman Broder est un rescapé juif de la Seconde guerre mondiale : il a échappé aux camps et à la mort en restant caché dans un grenier à foin ; il a été sauvé par une jeune paysanne polonaise, Yadwiga. Cependant, le traumatisme de la Shoah n’en demeure pas moins omniprésent dans sa vie comme dans le roman : Herman a perdu sa femme, Tamara, ainsi que leurs enfants.

Quand Herman feuillette le journal contenant des témoignages de réfugiés de divers camps, des « expressions comme « un monde meilleur » ou « des lendemains qui chantent » lui semblaient un blasphème, une injure aux cendres des suppliciés. Chaque fois qu’il entendait répéter ce « cliché » que les victimes n’étaient pas mortes en vain, il sentait monter en lui la colère […] », p. 25.
Masha, la maîtresse d’Herman, est un témoin direct des camps. Elle y décrit à plusieurs reprises ce qu’elle y a vu et vécu, et, avec sa mère Shifrah Puah, elle ne peut ni ne veut oublier : «  [Shifrah Puah] continuait de vivre en esprit avec ceux qui avaient été torturés, ceux qui étaient entrés dans les chambres à gaz. Elle faisait constamment brûler de petites veilleuses consacrées au souvenir d’un ami, d’un parent. Elle ne lisait dans les journaux yiddishs que les témoignages des rescapés du ghetto ou des camps de concentration.  Elle économisait sur la nourriture pour pouvoir acheter des livres qui lui répétaient les noms de Maïdenek ; de Treblinka, d’Auschwitz », p. 52.
Les images la hantent et la prospérité qu’elle constate en Amérique la fait se sentir coupable d’avoir survécu et de vivre dans une certaine opulence, au moins relativement aux conditions de vie dans les camps.
Un jour, Herman apprend que sa première épouse, qu’il pensait morte, a survécu : leurs retrouvailles sont donc l’occasion pour Tamara d’évoquer des souvenirs traumatisants, des événements terribles et indicibles, constitutifs désormais pour elle de l’identité juive : « Qui n’a pas vu mon père à cet instant ne saura jamais ce que cela signifie que d’être juif. », p. 84.
Cette cruauté inspire des désirs de vengeance à Herman. Il ne peut s’empêcher de faire plusieurs parallèles entre la condition juive dans les camps et le sort animal qui, pour lui, par l’enfermement dans les zoos (p. 62) ou par la consommation humaine, révèle que « dans leur comportement avec les créatures vivantes, tous les hommes étaient des nazis », p. 274. Le thème de la nourriture, avec consommation de viande ou non, travaille les personnages, depuis Yadwiga qui refuse de devenir végétarienne après avoir souffert de la famine, à Masha qui adopte la même position car « Si tu avais vu ce que j’ai vu, tu aurais compris que Dieu se plaît aux abattoirs », p. 42.
Ainsi, comme le lecteur, Herman découvre, en écoutant celles qui y ont été enfermées, la promiscuité des camps, la faim, les humiliations, la peur de la mort, le désir et l’instinct de survie aussi. Mais ces récits de déportation parcourent le roman par touches, au fil de souvenirs des personnages, des gens qu’ils croisent de leurs interrogations et de leur quête de sens dans cette Histoire si douloureuse. On ne bascule ni dans le pathos, ni dans une longue description documentaire des sévices infligés, ceux-ci étant le plus souvent liés à une autre problématique : le destin, l’amour, la culpabilité, l’identité juive, le sens de l’existence, Dieu …

La question religieuse

Face à cette omniprésence de la mort dans leur vie, Herman et les autres personnages se tournent vers la foi, vers les textes saints pour y trouver, sinon une réponse, du moins un sens à l’Histoire et à leur existence. Comment faire encore confiance en un Dieu qui aurait permis l’extermination d’un peuple, alors même que l’étude des textes sacrés occupe une place centrale dans sa vie ?
Le rapport à la tradition religieuse est constant mais tourmenté. Herman est, en effet, le rédacteur anonyme d’écrits religieux au service d’un rabbin américain « moderne ». Mais il méprise cet emploi alimentaire ; pour lui, « le judaïsme moderne ne cherchait qu’à singer les Gentils. », p. 25.
« Son gagne-pain n’était pas moins insolite que les péripéties de son existence. Il s’était fait « nègre » d’un rabbin : il annonçait, lui aussi, un « monde meilleur », le jardin de l’Éden aux élus », p. 25.
Herman a perdu la foi et n’est plus pratiquant. Ce sont ses voisines et non Herman qui apprennent les gestes rituels à Tamara pour en faire « une bonne Juive », p. 163.
Le pessimisme d’Herman naît aussi des mensonges qu’il voit désormais dans la religion traditionnelle qui semble donc ne plus faire sens pour lui, à la manière de Tamara qui, après la mort de ses enfants, réfute l’existence d’un Dieu.
Ainsi la foi est-elle questionnée, remise en cause au contact de Juifs trop préoccupés selon Herman par leur intégration américaine ou par une existence dite moderne : « En quoi consiste leur judaïsme ? En quoi consiste mon judaïsme ? […] Comme la fourmi qu’il avait vue le matin traverser la table de sa chambre, il s’était retranché de la communauté ». p. 126.
« La vulgarité démentait le sens de la Création, c’était une insulte aux souffrances des suppliciés », p. 133.
Cependant, subsistent en lui une attirance et un attachement profond à la foi ; ainsi, pour lui, le retour dans sa vie de Tamara incarne le « miracle de la résurrection », p. 145. La poésie et le sacré perdurent dans sa perception du monde : « Les étoiles brillaient comme des cierges du souvenir dans une synagogue cosmique. », p. 147.
Une « puissance céleste » (p. 75) semble partout à l’œuvre, en dépit de tout, pour le meilleur comme pour le pire : « Les Puissances avaient décrété qu’Herman serait leur jouet : il s’attendait de leur part à de nouvelles surprises. Elles avaient créé un Hitler, un Staline : on pouvait se fier aux ressources de leur imagination », p. 96.
Dans cette incessante réflexion métaphysique, un dilemme paraît dès lors insurmontable, Herman remettant régulièrement en cause la volonté divine (p. 224), mais ne parvenant à concevoir une existence qui en serait totalement détachée : « Pour lui il n’y avait qu’une planche de salut : revenir à la Torah, à la Guemara, aux livres saints des Juifs. Mais comment surmonter le doute ? […] Sans Dieu, sans la Torah, Herman étouffait : donc il lui fallait servir Dieu, étudier la Torah », p. 186.
« Le front penché sur sa Guemara, Herman en contemplait les lettres, les mots. Ces pages étaient sa patrie, en elles demeuraient ses parents, ses grands-parents, tous ses ancêtres », p. 188.
Déchiré entre ses aspirations, entre son envie d’être un « bon » Juif et la réalité du monde dans lequel il vit, affecté par ses propres travers individuels, Herman apparaît souvent déçu, voire désabusé, mais incapable d’aller jusqu’au suicide. Avec Masha, le fait de jurer sur la Torah reste pour lui gage de sincérité mais il ne peut s’empêcher de conclure de façon pessimiste : « Nous ne sommes plus des Juifs », p. 290.
Ainsi « Herman, le Juif moderne … n’avait pas conclu de pacte avec Dieu et n’avait que faire de Lui. […] Sa vie entière était un jeu de ruse », p. 265.

L’art de la dissimulation

Se cacher pour survivre, telle est l’expérience dont ne peut se défaire Herman : « Quand un homme a passé plusieurs années caché dans une grange, il a cessé d’appartenir à la société. La vérité, c’est qu’ici, même en Amérique, je continue de vivre caché dans une grange », p. 111.
Il raconte brièvement ce qu’il a enduré mais le leitmotiv de l’urgence de devoir de nouveau trouver une cachette si les nazis revenaient, parcourt le roman. Cette obsession est telle que Masha lui reproche de ne jamais être « sorti de [s]a grange » (p. 48), qu’il semble certes souvent absent du monde dans lequel il vit et dont il a pris l’habitude de disparaître au sens propre.

Affiche du film « Ennemies » de Paul Mazursky

En effet, dans l’imbroglio de ses relations amoureuses, Herman pratique régulièrement le mensonge : il raconte à Yadwiga que son métier de représentant en livres le force à de fréquents voyages ; il retrouve alors Masha, avant que ne réapparaisse Tamara, sa première épouse supposée morte, ce qui va le contraindre à de nouveaux mensonges pour fréquenter ces trois femmes en même temps, sans être démasqué d’autre part par le rabbin qui le rémunère : « Herman était pour lui-même une énigme. Le dédale dans lequel il s’était fourvoyé lui paraissait sans issue. Il était un imposteur, un transgresseur de la Loi, un hypocrite aussi », p. 21.
Aussi le thème de la dissimulation parcourt-il le roman : le fait de pouvoir vivre à sa guise, de ne pas avoir à se cacher pour lire des journaux yiddish en Amérique, relève pour Herman du « miracle », p. 60 ; c’est par un avis de recherche dans le journal que l’oncle de Tamara réussit à retrouver Herman. Ce jeu perpétuel au gré de ses multiples vies (avec Yadwiga, Masha, Tamara et aussi avec le rabbin) pimente l’intrigue. Le héros qui ne veut pas être démasqué, se prend au jeu de ses mensonges en cascade : « Un danger de plus, ou de moins, cela ne faisait guère de différence. Herman avait deux femmes et se préparait à en épouser une troisième. Bien qu’il appréhendât les conséquences de ses actes et le scandale qu’il pourrait susciter, une fibre secrète vibrait en lui sous l’émotion du danger et la menace perpétuelle de la catastrophe », p. 145.
Mais cette grande partie de « cache-cache » ne s’apparente pas exclusivement chez Herman à une vie de duplicité ou de sournoiserie. Ses masques ne parviennent pas à nous le rendre antipathique. Certes, il ment, mais il reste profondément humain et dépassé lui-même par les événements qu’il a provoqués. De plus, il ne cherche pas à se réfugier derrière le traumatisme de la guerre pour justifier ses actes : « Mais Herman abritait une détresse que rien ne pouvait apaiser. Herman n’était pas une victime de Hitler. Longtemps avant l’avènement de Hitler, il avait déjà été une victime. », p. 134.
S’il continue de jouer avec le feu et d’improviser, c’est souvent pour le plus grand plaisir du lecteur qui se demande comment, lui qui est déjà si distrait, va pouvoir encore se sortir de situations délicates voire cocasses. C’est, par exemple, le cas lorsque plusieurs de ses femmes lui demandent une faveur, un voyage, ou tombent enceintes, ou bien lorsqu’il retrouve chez le rabbin et en compagnie de Masha, Pesheles qu’il a reçu chez lui et avec Yadwiga.
Or, le mystère et la ruse comme fils conducteurs de son existence ne sont pas sans faire penser au jeu littéraire de l’écrivain, et plusieurs passages nous aident à établir cette analogie, comme lorsque le rabbin lui déclare : « Vous jouez un personnage, monsieur Broder, un point c’est tout. Mais je me demande pourquoi », p. 32.
Ou encore quand Herman évoque les textes qu’il écrit pour ce même rabbin : « Tant que je ne vois pas le lecteur que je trompe, et qu’il ne me voit pas, je peux continuer… », p. 48.
Les livres sont en outre omniprésents : d’abord avec la légende qu’Herman a brodée pour Yadwiga au sujet de son métier. Et si Yadwiga « n’avait jamais fait confiance à la chose écrite » (p. 12), Masha la conteuse, n’est, elle, pas sans nous faire penser à Schéhérazade. D’ailleurs, à la fin du roman, Tamara reprend la librairie.

Isaac Bashevis Singer devant la librairie, S. Rabinowitz Hebrew Book Store , 30 Canal Street in the Lower east side in 1968 , New York /Photo by David Attie/Getty Images

Si c’est une « histoire comme on en voit seulement dans les journaux » (p. 89), elle est écrite, avec art, et, comme toujours chez I. B. Singer, des touches d’humour, des retournements de situation commentés avec talent, des remarques pleines d’ironie et de sous-entendus, jubilatoires parfois pour le lecteur qui en sait plus que les autres personnages : « Je commence à croire que vous avez, quelque part, une femme que vous tenez absolument à me cacher », p. 31.
« Qui est-ce que tu es allé voir ? – Ma femme qui est morte. Tamara est sortie du tombeau, elle s’est verni les ongles et elle est arrivée à New York. – Naturellement, naturellement », p. 106.
« Ah bon ? Vous avez pu trouver toutes ces femmes et vous ne pouvez pas trouver votre manteau ? » p. 248.
I. B. Singer impressionne toujours par son art de la formule mais aussi de la description, son attention aux détails peignant de véritables tableaux de société. On le voit quand il décrit le quartier juif par exemple, les rues américaines où l’on a l’impression de déambuler avec son personnage, ou encore les traditions observées chez l’oncle de Tamara.
Dans l’épilogue, un nouvel avis de recherche est publié par Tamara pour un Herman encore disparu ou dissimulé : si le lecteur n’a pas envie de croire à un possible suicide de celui qui a certes déclaré qu’il allait « quitter tout le monde » (p. 291), mais à une sorte de nouvelle ruse du héros pour, peut-être, une épiphanie finale, c’est sans doute en partie grâce à la place des femmes dans son histoire.

Un salut par les femmes ?

Le titre du roman (Ennemies) et son sous-titre (Une histoire d’amour) expriment une profonde ambivalence dans la relation que le personnage principal entretient avec les femmes.

Isaac Bashevis Singer et « ses » traductrices

Le terme d’« ennemi » apparaît plusieurs fois dans le roman. On peut s’interroger sur sa portée : la Seconde guerre mondiale a révélé les ennemis des Juifs, mais Herman Broder n’oublie pas « ce dicton yiddish que dix ennemis ne peuvent faire autant de mal à un homme qu’il ne peut s’en faire lui-même ; il ressentait continuellement la présence de cet adversaire secret, de ce mauvais démon », p. 192. Quant au féminin, le mot se trouve dans la bouche de Shifrah Puah à propos de la façon dont Herman pourrait la considérer envers sa propre fille Masha mais aussi dans celle d’Herman acceptant de suivre Masha, malgré l’enfant qu’attend de lui Yadwiga Bien sûr, les trois femmes vivant une relation simultanée avec Herman peuvent s’apparenter à des ennemies les unes pour les autres, en tant que rivales amoureuses, voire à des ennemies pour Herman qui se perd, à cause d’elles, dans ses mensonges et ses existences parallèles finissant par se croiser, pour son plus grand inconfort.
Mais la « polygamie » (p. 73) du héros n’est pas qu’un prétexte à une histoire incongrue et à des situations embarrassantes ou drôles. Les femmes ne joueraient-elles donc pas le rôle principal dans la vie d’Herman ?
Tout d’abord, c’est grâce à Yadwiga, la petite paysanne polonaise employée chez son père, qu’Herman a survécu à la guerre, c’est elle qui l’a caché et nourri. Son salut relève réellement de cette femme. Yadwiga rappelle un peu Shosha, personnage éponyme d’un autre roman d’Isaac Bashevis Singer, personnage pur, une bonne âme simple et généreuse.
Mais, dans sa nouvelle vie en Amérique, Herman vit aussi une histoire d’amour secrète avec Masha. La jalousie de sa maîtresse et son caractère difficile au quotidien ne suffisent pas à détourner Herman d’elle, tourbillon de sensualité et d’énergie, pulsion de vie : « il lui fallait tout à la fois : faire l’amour, fumer, boire et discourir. », p. 123. « Hédoniste » (p. 38), il s’adonne au jeu amoureux avec Masha comme à un rite sacré. Les considérations sur la sexualité et le couple occupent une place importante dans les échanges passionnés entre Herman et Masha.

Les acteurs Ron Silver et Lena Olin interprètent le rôle de Hermann Broder et de Masha dans le film de Paul Mazursky

Or, « Au commencement, était le désir – principe du divin et principe de l’homme », p. 57 : avec chacune de ses femmes en effet, la relation charnelle et la sensualité sont primordiales. Pour Yadwiga particulièrement associées à l’envie de concevoir un enfant ; pour Tamara, quand elle prétend avoir eu d’autres amants pendant la guerre. Aussi, en Amérique, Herman constate-t-il que « la jeunesse semblait emportée par l’amour du plaisir plutôt que par la volonté du mal. », p. 24.
Face à l’apparente grossesse de Masha, Herman ne peut se résoudre à quitter Yadwiga ni à divorcer de Tamara : « Je suis pris dans un tourbillon dont je ne puis me libérer. », p. 159.
Mais ce trio féminin ne serait-il pas ce qui maintient Herman en vie, lui qui se considère comme détruit depuis longtemps, qui se vit comme « une ruine » (p. 157) ?
« Et pourtant il me les faut toutes les trois – telle est la scandaleuse vérité. Tamara est devenue plus jolie, plus calme, plus attachante. Son calvaire a été pire encore que le calvaire de Masha. En divorçant, je l’abandonnerais à d’autres hommes… Pour ce qui est de l’amour, ces « professionnels » vous assènent le mot comme s’il admettait une définition claire et simple, alors que personne n’a découvert son véritable sens », p. 100.
La vérité finissant par être connue de toutes, chacune semblant, tour à tour, prête à laisser Herman faire ce qu’il veut et en choisir une autre, c’est toutefois à l’ultimatum de Masha que cède Herman, prêt à abandonner Yadwiga à deux reprises pour rejoindre sa maîtresse tumultueuse contre laquelle son ex-mari le met pourtant en garde. Néanmoins, c’est elle qui finira par disparaître de ce complexe tableau amoureux. La mort de sa mère, à la fin du roman, dans des circonstances aussi tragiques que rocambolesques, est l’événement qui fait abandonner tous ses projets à sa fille, pour rester avec elle et même la rejoindre dans la tombe. Masha n’est donc pas si frivole ou égoïste qu’elle pourrait parfois le sembler.
Quant à Tamara, la femme officielle, la mère, la morte, la ressuscitée, malgré leur mariage difficile et le fantôme de leurs enfants, elle acquiert une autre place, celle de confidente notamment. Dans une relation plus apaisée avec elle, Herman lui laisse prendre sa vie en main et s’en remet à elle : « Il était devenu fataliste en pratique aussi bien qu’en théorie. Il acceptait de se laisser guider par les Puissances, qu’elles se nomment Chance, providence, ou Tamara », p. 263.
C’est elle, « Pénélope » (même si c’est elle qui revient d’une longue odyssée…) fidèle et seule épouse officielle qui songe, dans les dernières lignes du roman, quand le rabbin l’informe de son droit à se remarier : « Peut-être dans l’autre monde – avec Herman. », p. 296. C’est elle qui dénoue les fils amoureux et les conflits inextricables pour aider Yadwiga et sa fille.
La paternité demeure en effet un point sensible, important. Du deuil terrible de ses deux premiers enfants pendant la guerre, Herman garde une peur panique de devenir à nouveau père. La grossesse de Masha le plonge dans de nouvelles complications, son aspect finalement imaginaire ne le délivrant que momentanément de cette responsabilité puisque c’est au tour de Yadwiga de découvrir qu’elle a « du retard », p. 192. Or, c’est une fille que Yadwiga mettra au monde, appelée Masha et hébergée par Tamara : les femmes aimées par Herman ont le dernier mot de l’histoire et, même en son absence, prolongent son existence non plus dans la rivalité, mais dans une sorte de sororité ou de complémentarité, leurs trois figures se confondant dans celle de la protectrice, de la survivante.
Dans ces multiples rebondissements autour des femmes, dans ces incroyables visites des unes aux autres, ces mensonges pour cacher leur triple existence à la société, dans ces fausses domiciliations, ces séparations impossibles à décider, ces remariages ou fausse grossesse, le rire et la détresse sont liés. Le cliché de l’homme trompeur ou trompé cède très vite la place, en finesse, à un homme en quête de sens et qui, après avoir connu l’horreur et la peur de mourir, ne trouve son salut ou du moins son réconfort que dans les bras de femmes aussi différentes qu’indispensables pour lui.
« Herman avait fait son examen de conscience. Il trompait Masha. Masha le trompait. L’un et l’autre étaient mus par le même désir : arracher de la vie le plus de plaisir possible pendant le peu d’années qui les séparaient des ténèbres, du sommeil définitif, de l’éternité sans récompense, sans châtiment, de l’éternité indifférente. », p. 186.

***

Entre désir de solitude et existences multiples, entre pessimisme et passion de l’amour, secrets et jeux, poids du passé et légèreté du conte… Ainsi virevolte son héros et se déroule le roman d’Isaac Bashevis Singer. Œuvre foisonnante, qui, entre tragédie et comédie, grâce à la vie d’Herman Broder, montre la complexité d’un destin anéanti par l’Histoire et la difficile quête identitaire et existentielle du « Juif moderne », mais de tout homme aussi peut-être.  

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