Note de lecture

Rédigée par Clément de La Vaissière

Isaac BABEL, Récits d’Odessa suivi de Le Crépuscule, pièce en huit scènes et de Bénia Krik, récit cinématographique, Traduit du russe et présenté par S. Benech, Paris, Le Bruit du Temps, 2011.

Dans ce recueil de récits datant de 1931, qui a fait la notoriété de l’auteur avec Cavalerie rouge (1926), l’écrivain soviétique Isaac Babel (1894-1940) nous entraîne à la découverte de l’Odessa juif (où presque la moitié de la population était juive) de l’avant et de l’après 1917.
Cette traduction rassemble des textes très hétérogènes : essais sur la ville, récits centrés autour de la figure du « Roi » des gangsters juifs d’Odessa, puis quelques récits rajoutés par la suite, qui évoquent la période d’après 1917. Le point commun à ces textes hétéroclites, truculents, outranciers, burlesques, c’est l’évocation d’Odessa, ville natale de l’auteur, et de son ambiance unique.
C’est plus particulièrement la pègre juive d’Odessa qui est ici évoquée. Les récits sont centrés autour de la figure du truculent Bénia Krik, Roi des gangsters juifs d’Odessa et d’autres personnages aux sobriquets pittoresques comme Lioubka « la Cosaque », Froïm « le Borgne » ou bien encore Mendel « Pogrom ».
La richesse de ces récits, souvent extravagants, emboîtés les uns dans les autres, réside dans leur force d’évocation. Isaac Babel – exécuté en 1940 par le NKVD et qui n’a donc pas connu la Shoah – semble ici célébrer un âge d’or perdu : une ville méridionale particulièrement cosmopolite où se mélangeaient Allemands, Russes, Ukrainiens, Juifs, Roumains, Turcs, marins de passage. Âge d’or paradoxal, car il correspond aussi à l’époque des grandes vagues de pogroms qui dévastaient alors la population juive de l’empire russe.
La prose, particulièrement vivante, orale, est remarquable. Les récits sont en général assumés par un personnage qui les raconte à un autre. Les narrateurs emploient beaucoup d’images particulièrement audacieuses qui reflètent le parler du peuple : « Espèce de bandit, que la terre recrache ton corps. Qu’est-ce que c’est que cette mode de tuer les gens vivants ? ». Cette langue doit aussi beaucoup au yiddish (que parlait Babel) et à la langue de la Bible et du Talmud, présente, parfois sous forme parodique, dans nombre d’expressions : « Il y a un temps pour la rigolade et une heure pour les affaires ».
Enfin, les trois récits finaux rajoutés par la suite sont particulièrement poignants. Isaac Babel, bien que bolchevik engagé, donne ici son point de vue, distancié et pessimiste, sur la Révolution. Sonnant comme un requiem, ces textes disent la fin de l’Ancien Monde. Ils ont lieu après 1917, alors que les Bolcheviks sont au pouvoir. Un premier récit évoque l’exécution du gangster Bénia Krik, personnage central des récits précédents, et de son beau-père Froïm Gratch. Un autre récit, dans un mélange de tragique et de burlesque, raconte comment les pensionnaires âgés de l’hospice du second cimetière juif d’Odessa sont chassés : « En chemin, ils rencontrèrent les petits vieux chassés de l’hospice. Ils clopinaient, courbés sous leurs baluchons, et cheminaient sans rien dire. De fringants soldats rouges les obligeaient à rentrer dans les rangs. Les petites voitures des paralytiques grinçaient. Des sifflements asthmatiques et d’humbles râles s’échappaient de la poitrine de ces retraités, chantres, bouffons de mariage, cuisinières aux circoncisions, et commis ayant fait leur temps ».
Un dernier récit enfin évoque le procès qu’un gendre a intenté à sa belle-mère pour avoir fait circoncire son fils à son insu.

Isaac Babel (1894-1940)

Peut-on encore être juif et soviétique, nous demande Isaac Babel, lui-même passionnément russe et juif ?

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