L’État juif n’habite-t-il plus ici !

par Patrick Vallois

Yoram HAZONY, L’État juif – Sionisme, post-sionisme et destins d’Israël, Titre original : The Jewish State – The Struggle for Israel’s Soul (2000), Traduit de l’anglais par C. Darmon, Paris, Éditions de l’Éclat, 2007.

Au sein du peuple juif, le sionisme a suscité une vaste adhésion en Orient comme en Occident. Mais il n’a jamais fait l’unanimité ni été monolithique. Depuis sa création, ce mouvement a suscité des oppositions catégoriques, des objections fermes, de vifs débats en son sein dès ses tout premiers Congrès. Même le vieux rêve, l’objectif idéal d’établir un État juif, un État pour les Juifs, n’était pas partagé par tous les sionistes…
Ces controverses largement oubliées après la victorieuse création d’Israël en 1948, Yoram Hazony les rappelle dans son essai, L’État juif – Sionisme, post-sionisme et destins d’Israël. Elles lui servent de clés pour comprendre la perte d’idéal unificateur qu’il diagnostique dans la société israélienne, au tournant des années 1980. Mieux, ces anciennes oppositions et objections lui sont un fil conducteur pour écrire une originale histoire du sionisme.

                                           

Généalogie d’un regard critique

Dans sa jeunesse, Hazony avait été nourri à un sionisme que l’on pourrait dire idéal. Il le raconte dans une introduction intitulée de façon provocante : « L’État juif n’habite plus ici ». Son grand-père était l’un de ces Juifs de Kiev qui, conscient que la situation en Europe « allait mal tourner » (p. 16), avait cherché le salut en Palestine. Dès 1924 dans la vallée de Jezreel, au village de Nahalal créé trois ans plus tôt, il avait participé à l’essor de ce premier mochav/communauté agricole coopérative qui donna tant de gloires à Israël, dont Moshe Dayan.
Et le fils de ce grand-père avait suivi ses pas. Lui aussi militant actif et passionné du sionisme travailliste, il incarnait au sein de la Jeunesse étudiante et ouvrière cet idéal de Ben Gourion : « l’application d’un savoir-faire toujours plus important à l’édification d’un Israël toujours plus puissant matériellement et militairement », p. 15. Aussi le jeune Yoram – né en Israël mais transporté presque aussitôt aux États-Unis à Princeton, où son physicien de père avait trouvé un emploi – put grandir loin d’Israël mais baigné de ces idéaux : « Depuis mon enfance, je croyais que Sion était l’unique raison d’être de mes parents et de ma naissance, et que ce n’était qu’en Israël que je trouverai le salut en apprenant à combattre et à créer en tant que Juif », p. 16.
Mais, grandi dans l’illusion que tous les enfants israéliens de son âge partageaient les mêmes convictions, son réveil fut amer. De retour en Israël à vingt-deux ans, en 1986, il découvre progressivement l’état réel du pays, qui lui paraît « assez choquant et sans ambiguïté : les Juifs d’Israël [étaient] un peuple épuisé, troublé et désorienté », p. 17. Non qu’ils aient perdu l’ardeur à combattre et à se sacrifier : ce qui s’était évanoui lui paraissait être « leur capacité à comprendre pourquoi ils devraient le faire ». – C’est-à-dire, selon lui, l’idéal sioniste même, l’idéal qui l’avait formé et nourri.
À partir de ce constat, l’ouvrage de Hazony est une analyse critique d’une histoire en acte, celle d’Israël, et un acte de philosophie politique, également critique. On pourra ne pas y adhérer, mais il ne laissera pas insensibles ceux qui interrogent le lien entre l’État d’Israël et la Torah. Car son sous-titre anglais, The Struggle for Israel’s Soul/Le combat pour l’âme d’Israël, l’exprime nettement : il déplace l’objet du combat des forces sionistes vers son but le plus élevé, c’est-à-dire l’esprit et l’âme d’Israël, au centre desquels il place l’idée d’État juif.
La démonstration de sa thèse s’articule en deux temps.
La première partie (p. 35-114) décrit l’atmosphère « postsioniste » qu’une toute petite élite intellectuelle lui paraît avoir imposé en Israël à la fin du siècle dernier. Les trois autres parties (p.117-380) revisitent l’histoire du sionisme selon deux axes : l’un rappelle l’exigence d’un État qui soit juif et d’esprit juif, l’autre découvre les germes qui donneront naissance au post-sionisme que l’auteur récuse. Ceci au temps même de Herzl. Puis de 1904 à 1947. Enfin après 1948 et la refondation d’Israël.
En outre, sont annexées près de soixante-dix pages de notes serrées (p.405-471) donnant des références et sources particulièrement précises, suivies d’un index des noms cités qui permet de mieux cerner les innombrables acteurs et auteurs convoqués au procès que tente ce livre.

Le tournant « post-sioniste »

La première partie (p. 35-116) est fondamentale. Elle décrit, de manière incisive, l’état d’esprit en Israël à la fin des années 1980 et durant les années 1990. L’auteur voit dans ce pays une majorité d’intellectuels qui ont abandonné l’idée que le sionisme est une cause fondamentalement juste, et qui, en outre, luttent pour l’établissement d’un État « post-juif ».
Sa description surprend et interpelle. Une culture de haine contre l’État juif paraît dans « plusieurs milliers d’articles. . . des centaines de poèmes, chants et satires, des dizaines de documentaires et de films, d’expositions, de tableaux et de photos » (p. 35, citant Aharon Megged dans le quotidien Haaretz en 1994). Et cette contre-culture, l’auteur la met en parallèle avec la signature en 1993 des Accords d’Oslo entre le gouvernement travailliste et Yasser Arafat, qui lui semble comme un aboutissement et un nouveau stimulant pour la « propension au suicide des Israéliens » (selon le titre de l’article d’A. Megged cité).
Dans le monde universitaire, c’est Yeshayahou Leibowitz, qui qualifie les forces armées israéliennes de « judéo-nazies » en passe de mettre « en place des camps de concentration », p. 39. C’est Avi Shlaim, qui brosse des portraits à charge des héros du pays – Ben Gourion : un « homme fort … avide de pouvoir … plus intransigeant que les États arabes » ; Moshé Dayan : « agressif et implacable », entraînant Tsahal dans une « agression injustifiée » ; Golda Meir : « intransigeante », gouvernant « d’une main de fer ». – Plus une foule d’autres universitaires (cités avec sources précises en notes) qui entonnent l’antienne du « péché originel » d’Israël, qui condamnent son récit national prétendument inventé, qui fustigent sa politique soi-disant ambiguë sur le plan moral et son militarisme dit chauvin ou éminemment problématique, etc.
Ce sont aussi les « nouveaux historiens » israéliens en lutte contre l’idée de l’État juif. Hazony épingle particulièrement Tom Segev (p. 41) qui compare l’intégration des rescapés de la Shoah dans la Palestine juive à un viol !

Yizhar Smilanski/Yeshayahou Leibowitz/Avi Shlaim


Puis il y a les romanciers qui infusent des idées « post-sionistes ». Ainsi, sous un aspect satirique et drôle, tel roman à succès (Un roman russe de Méir Shalev, 1988) ridiculise systématiquement ce qui était autrefois sacro-saint, rend le sionisme déplaisant, son idéal répugnant, ses partisans détestables… alors que le père de ce romancier avait été un ardent sioniste travailliste avant de rejoindre l’Irgoun de Menahem Begin. Yizhar Smilansky, qui peignait déjà en 1949 les soldats juifs en guerre comme des hommes arbitrairement cruels, paraît un modèle pour cette nouvelle littérature aux antipodes des œuvres antérieures. Même Amos Oz n’est pas épargné, quoique dans une moindre mesure (p. 56).
Une tendance identique est repérée chez des artistes influents. Très radicale dans les arts plastiques (p. 69), on la trouve aussi en sculpture (p. 71), et dans les photographie de Micha Kirschner, où « nombre de personnalités juives … sont représentées crucifiées, noyées et pendues, ou debout nues avec des mitrailleuses, ou encore se tailladant avec des lames de rasoir, ou retouchées pour avoir l’aire de démons, de goules ou de sorciers ». Tandis que les Arabes « ressemblent à des créatures d’ un univers différent, de véritables êtres humains, pleurant, résistant, réconfortant les leurs, face au fléau », p. 72-73.

Le « grand fossé »

Hazony date du second gouvernement d’Itzhak Rabin, entre 1992 et 1995, le moment de bascule – peu après le congrès du Parti travailliste où fut retiré de la tribune le drapeau rouge et abandonné L’internationale. C’est alors que « l’ancien sionisme travailliste fut rempli par les idées des leaders intellectuels », p. 77. Ce qu’il démontre par l’analyse des nouveaux manuels scolaires israéliens (p. 77-84), par le rôle de la Cour suprême (p. 84-90) notamment sous la direction du juge A. Barak, par l’évolution même dans l’armée (p. 90-94). Le tout culminant dans la remise en cause de la loi du Retour, qui « pour les intellectuels post-sionistes … est probablement la preuve la plus tangible du fait qu’Israël est un régime raciste et injuste », p. 95.
Telle est cette première partie très dense : une description des évolutions intellectuelles et morales qui – quoique initiées par une toute petite élite – dissolvent « l’idée d’héroïsme et de noblesse juives au service de l’effort national commun » (p. 114), et finissent par désorienter l’État.
Ainsi est caractérisé le « grand fossé creusé au cours des générations entre les fondateurs sionistes travaillistes, idéologiquement engagés, qui avaient littéralement construit le pays, une charrue dans une main et le fusil dans l’autre – et leurs enfants, écrivains formés à l’université, intellectuels, journalistes, hommes d’affaires ou exerçant des professions libérales, que le romancier S. Yizhar appelait la “génération express” », p. 16.

État juif ? État des Juifs ?

La suite de l’ouvrage repasse et redéploie l’histoire du sionisme. Pour mettre en valeur les idéaux qui ont forgé l’identité nationale juive, elle la conçoit comme histoire de l’idée d’État juif – idée posée « comme axiome politique et moral pour presque tous les Juifs du monde (…) idéal que l’État d’Israël avait pour mission de réaliser », p. 118. Parallèlement, sont décelées les « idées post-sionistes qui couvaient depuis des décennies au cœur de la culture politique israélienne » (p. 111), pour faire irruption au grand jour lors des Accords d’Oslo – jusqu’à l’acceptation de négocier sur Jérusalem.
Hazony commence cette histoire revisitée avec Théodore Herzl. Il ne rappelle pas seulement comment, étudiant germanophile, ce moderne prophète découvrit avec stupéfaction l’antisémitisme ravageur de Dühring ; et comment, parce que juif, il dut quitter la ligue nationaliste à laquelle il avait juré fidélité. Il énonce que « l’histoire du sionisme correspond dans une large mesure à l’histoire de la révolte d’Herzl contre le judaïsme allemand émancipationniste », p. 127. À ce judaïsme qui renonçait au vœu millénaire de reconstituer la nation juive dans un État juif restauré, Herzl opposait l’honneur juif : « Notre caractère avait, dans l’antiquité, été fier et glorieux … Après tout, nous étions des hommes qui savions affronter la guerre et défendre l’État » ; ou dans une pièce de théâtre : « Juifs, mes frères, ils ne vous laisseront pas vivre tant que vous ne saurez pas mourir … Dehors ! … Hors du ghetto ! », p. 135-136.
À l’est de Vienne, en Russie, se perpétraient des massacres de Juifs. Des rabbins à Corfou et en Serbie, les Yehouda Bibas et Alkalay, demandaient aux Juifs d’apprendre le maniement des armes pour assurer leur indépendance nationale. Un autre en Galicie, Kalisher, appelait à une Quête de Sion par des constructions urbaines et agricoles en Israël avec auto-défense juive. Même un théoricien socialiste, Moses Hess, trouvait évident le prochain rétablissement d’Israël puisque les Italiens avaient réunifié leur pays ! À Odessa se poussait le cri Autoémancipation ! À Vienne, Smolenskin brandissait et le sabre et le renouveau de l’hébreu. – Hazony brosse le contexte d’où émergea la radicalité de Herzl. Il croque le moment décisif où, du baron Hirsch à Paris, il entend « l’exécrable théorie selon laquelle les Juifs ne devraient pas acquérir de force dans ce monde, mais plutôt s’en défaire », p. 143. Sont cités les passages où Herzl en appelle, comme les prophètes, à l’esprit juif, au pouvoir des idées, à la force de la foi latente dans le peuple juif, à la chimère qui soutient ce peuple depuis deux mille ans dans ses souffrances, à la puissance du drapeau, au rêve, au fantastique même.
« Savez-vous de quoi s’est édifié l’empire allemand ? De rêves, de chants, de fantasmes et de rubans noirs, rouges et or. Et ce, en très peu de temps. Bismarck n’a fait que secouer l’arbre planté par des rêveurs », p. 144.

Theodor Herzl

L’originalité de Herzl était de résoudre le problème juif, non par des combinaisons matérielles, mais par une idée fantastique quoique ancienne : la création d’un État juif. C’est-à-dire un État intrinsèquement juif, pour les Juifs et non un État des Juifs comme « ces dernières années les universitaires israéliens ont tenté avec de plus en plus de succès de l’affirmer », p. 146.
Au long de son essai, Hazony souligne que l’attrait, que le succès du projet sioniste tient à cette flamme spirituelle, idéelle, théorique même, insufflée par Herzl et à laquelle le petit peuple s’avère sensible davantage que les élites. Idéalités qui sont aussi pratiques, car d’elles se déduisent (p. 147-157) des solutions aux problèmes qui empêchaient le retour des Juifs à leur identité de peuple, à leur rêve de restaurer leur État que les promesses de l’assimilation avaient dissous. Par exemple l’idée d’« Assemblée nationale juive » : cette idée est fantasque au XIXème siècle, mais d’elle se déduit les célèbres rassemblements sionistes, les Congrès du « Parlement juif en exil », qui eurent un retentissement énorme.

Aux origines du « post-sionisme »

À l’inverse, pour tracer l’origine du phénomène post-sioniste manifeste quarante ans après la création d’Israël, les opposants au sionisme sont l’autre sujet du livre. À Londres l’Anglo-Jewish Association ; la section des Amants de Sion du colonel Goldsmid ; la Jewish Colonization Association. Le député britannique Samuel Montagu. À Paris Edmond de Rothschild et les philanthropes juifs. À Munich la communauté juive menaça d’un procès. Les rabbins allemands, libéraux comme « orthodoxes modernes ». Le grand rabbin libéral de Vienne. Celui d’Angleterre. Le rabbinat réformé aux États-Unis. – Tous manifestent une opposition à l’idée d’un État juif, allant de la simple abstention aux attaques virulentes (p. 161-165).
Au sein même du premier Congrès, à Bâle, Hazony décèle l’opposition de l’éminent intellectuel Ahad Haam, qui n’y assista que « comme un endeuillé lors d’un mariage », puis qualifia l’idée d’État juif de « fantasme frisant la folie » (p. 167-173), avant d’inspirer le mécontentement des sionistes russes (p. 178, 182-194). Opposition que Martin Buber alimentera.
Mais Herzl meurt et nous n’en sommes qu’à la moitié du livre. La suite poursuit cette histoire revisitée du sionisme, soulignant alternativement les progrès de la puissance de l’idée d’État juif, et ses persistantes oppositions, grosses de la future rétroversion post-sioniste.

Éclatement et clivages

Les pages décrivant les années 1920 et 1930 montrent les multiples détours de la saga sioniste qui parfois confinent au drame. C’est ici l’activisme des Juifs russes qui, inspirés par Tolstoï, promeuvent « un sionisme du muscle et de l’agriculture » ; Ben Gourion sera l’un d’eux ; ils créeront le travaillisme ; ils condamnent comme parasite la fameuse intelligence juive – mais ils révèrent aussi l’élitiste Herzl, « grand combattant et héros, qui … réveilla du sommeil de la mort un peuple résidant dans des tombes », p. 204. Si bien que ce courant du sionisme qui ne se voulait que « pragmatique » finira par accoucher, par réaliser l’idée de Herzl. – Mais c’est aussi l’activisme de Martin Buber qui, après avoir dès 1903 rompu avec Herzl au nom de conceptions universalistes (p. 229-240), influence à Jérusalem l’Université hébraïque naissante (p. 243-255).
À Londres, Chaim Weizmann renonce peu à peu à ses diatribes de jeunesse contre les missions diplomatiques de Herzl… pour en reprendre le fil et, grâce à sa trop grande modestie dans les cocktails, les conclure de façon spectaculaire en obtenant en 1917 la déclaration Balfour. Puis en parvenant, en 1929, à réunir en une seule organisation, l’Agence juive pour la Palestine, sionistes et opposants au sionisme, philanthropes juifs allemands ou américains et aristocratie juive : Louis Marshall, Felix Warburg, Albert Einstein, Lord Samuel, Lord Melchett, Léon Blum et d’autres (p. 257).

La « menace » binationale

Ce dernier exploit se révèle pourtant dangereux. Outre la poursuite de ce qui dégoûtait Stefan Zweig : « l’esprit querelleur, chicanier de la révolte interne contre Herzl » ; outre ces sionistes engagés pour le rétablissement de l’État juif mais pas pour eux-mêmes, comme Franz Oppenheimer déclarant : « l’Allemagne est ma patrie ! »­ – le camp antisioniste avait mis un pied dans l’Agence. Il tenta de s’emparer de l’Organisation sioniste et d’imposer la chimère d’une Palestine « binationale » arabo-juive, au lieu d’un État juif (p. 257-264). Dans le contexte de 1929 (juin : gouvernement travailliste en Angleterre ; août : attaque arabe en Palestine lancée par le mufti al-Husseini ; octobre : grand crash boursier), des intellectuels émancipationnistes et des financiers américains agissent contre le but de Herzl. Même Einstein : « J’aimerais mieux voir un accord raisonnable avec les Arabes sur la base d’une cohabitation dans la paix plutôt que la création d’un État juif ».
Hazony détaille méticuleusement ce moment dramatique. Il montre lors du dix-septième congrès de l’Organisation sioniste mondiale, en 1931, Jabotinsky parvenant à empêcher de justesse l’adoption du principe binational, pour se voir ensuite écarté par un Ben Gourion dont l’habileté sauve pourtant leur vision, celle de l’édification continue et énergique de la force nationale juive (p. 257-285). Nonobstant, la lutte des universitaires contre l’État juif se prolonge. Particulièrement après le Livre blanc de Chamberlain, qui en mai 1939 actait la fin du soutien de la Grande-Bretagne à la restauration juive en Palestine (p. 286-319).

Cristallisation des conflits

Mais voici l’indépendance juive proclamée, et l’État juif restauré : c’est la dernière partie du livre (p. 321-379). Elle commence par citer l’allocution inaugurale du 14 mai 1948 de Ben Gourion, qui martèle la nature juive de cet État : « L’État d’Israël est proclamé … remédier à l’absence d’une patrie juive par le rétablissement de l’État juif dans le pays d’Israël, qui ouvrira ses portes à tous les Juifs ». De la décision des Nations unies du 29 novembre 1947, il donne une interprétation radicale : « La reconnaissance par les Nations unies du droit du peuple juif à établir son État indépendant est irrévocable. C’est le droit naturel du peuple juif d’être une nation comme les autres nations et de devenir maître de son destin dans son État souverain », p. 321.
Dès le lendemain, cet État qui n’avait été jusqu’alors qu’une idée prouvait son existence de façon concrète, militaire : en incorporant dans « l’armée de guerre juive » un avion égyptien abattu. Puis, après les victoires contre quatre armées arabes liguées, l’auteur relève comme particulièrement significative la Loi du retour adoptée en 1950, en ce qu’elle contenait en elle-même l’objectif du rassemblement des exilés pour la rédemption d’Israël, selon les mots de Ben Gourion. Loi complétée deux ans plus tard par l’obligation d’enregistrer les nouveaux immigrants comme étant de nationalité juive ; importante pour opérer la fusion des différentes diasporas en un seul peuple juif ; encore confirmée en 1972 par un arrêt de la Cour suprême déboutant un Juif exigeant d’être enregistré sous la nationalité israélienne.
D’autres lois affirmant le caractère juif de l’État sont évoquées, particulièrement pour les écoles, qui inculquent fierté et loyauté juives, et aspiration à être un peuple de grande valeur, le peuple chéri de Dieu, et un État modèle, entretenant un lien perpétuel avec le peuple juif à travers le monde (p. 325). Celle aussi de 1952 sur le statut de l’Organisation sioniste, l’Agence juive, posant le rassemblement des exilés comme constituant « la mission centrale de l’État d’Israël ».
Mais dans l’autre camp et dès l’attaque des pays arabes contre Israël, M. Buber prend la tête des opposants à la judéité de l’État : « le sionisme profane le nom de Sion … car rien, dans la population du pays, ne menace notre nature spirituelle ou notre mode de vie » (p. 330) – alors que l’armée jordanienne s’emparait de Jérusalem et épurait la Judée ! À New York également les antisionistes s’activent, dont Hannah Arendt affirmant qu’une victoire militaire juive en Palestine conduirait à la ruine des Juifs palestiniens sur le plan spirituel. La solution binationale par l’union des peuples restait leur exigence, quand l’invasion arabe sur quatre fronts en prouvait l’inanité.
La victoire des armes israéliennes fit baisser le ton des attaques, mais n’y mirent pas fin. L’arrivée de Juifs en grand nombre en Israël ? Un péché, une énorme et objective culpabilité juive. – Les opérations antiterroristes ? Une voie de la puissance n’offrant aucun moyen de distinguer notre État de ceux de Mussolini et d’Hitler : « Les persécutés d’hier sont devenus les persécuteurs d’aujourd’hui ». – La campagne du Sinaï d’octobre 1956 qui mit un terme au blocus du port d’Eilat, aux incursions à partir de la Bande de Gaza, et même aux pressions américaines pour renoncer au désert du Néguev en échange de la paix ? Une corruption du judaïsrne, un totalitarisme, un fascisme. – Le procès d’Eichmann ? Un écœurement parce que le tribunal était juif ! – Toujours revenait, lancinant, ce que W. Zukerman  énonçait en 1934 dans la Jewish Newsletter de New York, que les Juifs retournaient en Palestine non par idéalisme mais « parce que c’était le seul pays où ils pouvaient avoir leur propre fascisme ».
Ces messages, peu en Israël les prenaient au sérieux. On n’y prêtait guère attention. Jusqu’à l’affaire Lavon qui aboutit en 1961 au retrait de Ben Gourion (p. 363) : Hazony voit dans cet épisode un point de bascule, le moment où l’idée de l’État juif commence à vaciller dans le courant dominant de la vie politique israélienne.   
Car, selon lui, les universitaires se manifestent plus visiblement et commencent à avoir un impact direct sur le gouvernement. L’Université hébraïque de Jérusalem est perçue par Hazony comme l’incubateur de ce qui aboutira, après les Accords d’Oslo, à une tentative ouverte d’effacement de la nature juive de l’État.
En dépit d’un public défavorable à ses idées, le monde académique fit de Martin Buber un héros. Docteur honoris causa : honneur suprême. Président de l’Académie des sciences et des lettres. Procession aux flambeaux de centaines d’étudiants la nuit de son quatre-vingt-cinquième anniversaire… Dans l’université, la nouvelle génération vénérait les idées de Buber, quand les recteurs, directeurs et professeurs étaient dominés par des personnalités attachées au programme binational de l’Alliance pour la Paix (Brit Shalom, p. 340).
Benjamin Mazar, président de l’Université hébraïque entre 1953 et 1961, parvient certes à transformer ce bastion des opposants à l’État juif selon les lignes du sionisme pragmatique. Il l’associe à l’effort d’édification du nouvel État, mais le noyau dur des professeurs en Lettres et Sciences sociales, avec leurs étudiants, résiste. Eux continuent à militer pour une « pure » éthique universaliste, antinationale, assise « sur le thème cher à Hermann Cohen : l’idéal du Juif privé de pouvoir », p. 342.
Particulièrement fine est ici l’analyse du procédé par lequel Gershom Scholem neutralisa l’idée messianique inspirant Ben Gourion. Il affirmait que le hassidisme s’était séparé du messianisme en réputant slogans allégoriques des termes concrets comme Égypte, Pays d’Israël, exil et rédemption. Sa démonstration était discutable ; elle influença néanmoins les étudiants. Dans leur esprit pénétrait la pensée juive allemande antisioniste qui assimile le messianisme travailliste à une idée totalitaire, que beaucoup de professeurs instillaient, parfois même inconsciemment. Sont nommés Richard Köbner, Yeshayahou Leibowitz, Hugo Bergmann, Nathan Rotenstreich, Joshua Prawer, Jacob Talmon, Meron Benvenisti.
L’influence des enseignants sur leurs étudiants était forte. Ceux-ci voyaient leurs parents entasser du gravier et du ciment, dresser des charpentes de bâtiments (p. 354), et sombrer dans un monde de carence intellectuelle. Les fils désiraient quelque chose de plus élevé. L’idéalisme universitaire les comblait. Certains se mirent à attaquer violemment les thèmes dominants du sionisme travailliste. Plus tard, devenus célèbres, beaucoup reconnaitront avoir basculé sous l’influence de leurs maîtres (p. 360).
De là le triomphe des intellectuels – dernier chapitre du l’ouvrage (p. 362-379). Il se limite à la description de la chute de Ben Gourion, mais pour rendre intelligible l’essentiel : comment des idées réprouvées par le public soudain deviennent plausibles, puis pénètrent de force dans le courant dominant de la pensée collective.

L’éviction

Parfois un seul événement suffit. Ainsi l’affaire Lavon. Cet homme politique refusait le rôle de bouc-émissaire dans une méchante affaire d’attentats en Égypte. Affaire presque enterrée en 1954, elle rebondit en 1960, et avec elle la théorie de la démocratie totalitaire (Jacob Talmon, 1952) prit de l’ampleur. Lavon déclarait que le pays risquait de se transformer en dictature militaire sous la domination de Ben Gourion (p. 363). Quelques mois plus tard, Ben Gourion fut empêché de former un gouvernement. Son statut chuta et ce fut la fin de sa carrière.

Le ministre de la Défense, Pinhas Lavon (à gauche) et le chef de Tsahal, le général Moshe Dayan, avec Shimon Peres en arrière-plan, le 8 février 1953 (Crédit : GPO / Archives de Tsahal/ministère de la Défense)


Hazony décrit en détail cette crise politique. Il rappelle le moment (p. 371) où plus de soixante-dix enseignants et professeurs orchestrent contre le gouvernement une campagne publique, fait sans précédent auquel se joignent d’autres intellectuels, écrivains et artistes connus, dont il cite les mots percutants. Puis les étudiants sont appelés à les rejoindre (p. 374). Ainsi, ceux qui s’étaient opposés sourdement à la vision sioniste sur l’édification continue et énergique de la force nationale juive, hier extrêmement minoritaire, maintenant surgissent, libèrent des affinités idéologiques avec la gauche radicale, et parviennent à saper le droit moral de l’État d’Israël à exister en tant qu’État juif sur la terre d’Israël, à rendre illégitime et sa base historique et la force militaire qui est son fondement, voire à neutraliser la puissance publique juive au service de projets collectifs juifs.

L’effondrement

La démonstration pourrait se poursuivre jusqu’aux Accords d’Oslo de 1993. Hazony s’en tient à la date de juin 1963 : quand Ben Gourion se retire. Mais un Épilogue (p. 380-400) justifie le dernier membre de son titre : « Destins d’Israël » et oriente la réflexion dans une autre direction. Sa morale est qu’il n’est « pas nécessaire que l’État soit militairement vaincu pour être complètement vaincu ; tout peut se dérouler sur le champ de bataille des idées », p. 399.
Dès 1963, l’affaire est entendue. Il s’agit désormais de normalité. De dépasser les syndromes – de la Shoah, de la fondation de l’État, de la bataille pour la survie – afin de pouvoir enfin « respirer normalement », p. 382. Certes des dirigeants comme Meir, Dayan, Pérès, Rabin, Begin et Shamir conservent les convictions de l’État sioniste, en particulier qu’Israël est l‘État-gardien du peuple juif. Mais tout se heurte au désintérêt de la génération qui depuis longtemps partage les conceptions de ses professeurs (p. 385). Même les colossales victoires de la Guerre des Six jours, avec ses tentatives de revitalisation idéologique, n’empêchent pas que la mort du sionisme travailliste se fait sentir au milieu des années 1970. Plus personne ne fut créateur d’idées capables de façonner l’esprit public. Même Begin, à la différence de Jabotinsky, s’intéressait peu à la puissance des idées (p. 387).
Hazony ne voit que les écrits du Rav Kook qui aient engendré un profond attachement à l’étude, rivalisant avec celui des universités mais parvenant à des conclusions opposées, générant un profond amour de ce dont s’éloignait le cartel universitaire. Ce « premier système philosophique original qu’ait produit la Palestine juive » (p. 389) soutenait que le retour des Juifs sur leur terre ne pouvait se produire sans matérialisme, que les Juifs pourraient se consacrer aux idées et à Dieu lorsque la base matérielle de l’État juif serait préparée. Le mouvement des sionistes religieux s’en suivit. Leur Bloc de la foi embrassa les idéaux de la génération de leurs parents, lança un mouvement de peuplement politique en créant des localités juives au cœur de la Judée-Samarie. Mais le réveil idéologique ne se produisit pas. Au contraire, les rabbins formés à l’école du Rav Kook se consacraient alors plutôt à une renaissance du sionisme pragmatique « du gravier et du ciment », p. 391.
La guerre de Kippour, qui fournissait au camp progressiste une confirmation que le pouvoir militaire est une idée fausse –  puis le retrait du Sinaï, qui ébranla le camp religieux par l’évacuation de milliers de Juifs et la destruction de leurs biens, exploitations agricoles, usines et écoles – ont achevé la désaffection massive à l’égard des présupposés intellectuels de l’État juif. On était aux antipodes d’un Ben Gourion qui ouvrait les débats par des questions comme : « Pouvons-nous devenir un peuple élu ? Pouvons-nous devenir une lumière pour les nations ? La délivrance est-elle possible ? ».
Cet effondrement de l’idéologie sioniste paraît à l’auteur le fait le plus important de l’histoire d’Israël, davantage que toutes les guerres encourues. Avec lui s’évanouit la nécessité d’une vision à la hauteur des vieux rêves, des chants et fantasmes du royaume restauré dans le Pays d’Israël. D’où la question dont dépend le destin d’Israël : « Comment se fait-il que, de leur vivant, aussi bien Herzl que Ben Gourion suscitèrent une telle exaltation pour l’idée d’un État juif, et que celle idée connut un déclin aussi rapide dès leur disparition ? », p. 393.

Ben Gourion

Finalement la réflexion s’achève sur un amer condensé du stock de mythes que Buber et ses successeurs avaient, eux, su créer durablement : mythes du serviteur souffrant et du reste juif voué par sa mission à vivre dépourvu de pouvoir politique ; du saint hassidique apolitique et anti-messianique ; d’un dialogue et d’une union entre tous les individus et tous les peuples ; de la pureté et de l’altruisme capables de mettre fin aux conflits ; du salut de la nation par l’aptitude des Juifs à s’identifier aux intérêts de l’autre ; de leur nature orientale ou sémitique qui un jour les réunira au monde arabe ; du péché originel commis contre l’autre du fait de la création d’un État juif ; de Bar Kokhba et Sabbataï Tsvi destructeurs, par leur rejet obstiné, de la mission juive ; de la démocratie totalitaire que l’État juif est perpétuellement menacé de devenir ; des mythes enfin de Martin Buber grand penseur et grand sioniste, de Herzl fou dont l’œuvre se solda par l’échec, de Ben Gourion « feu noir démoniaque » (p. 397) aspirant à consumer le monde…

***

Cette histoire du sionisme et du post-sionisme, certes assez personnelle et d’un ton que d’aucuns pourraient juger provocateur, a le mérite de proposer une étude concise et claire d’un sujet peu mis en lumière. S’il est traité d’un point de vue « conservateur » au sens américain du terme, il est aussi très documenté.
Son analyse critique des arguments et figures de l’opposition au projet sioniste d’Herzl, discerne dès le XIXème siècle les premières racines du « post-sionisme » contemporain : cela est utile pour appréhender des lignes de fracture actuelles, tels les débats suscités par certains courants universitaires issus des sciences sociales, et les approches « déconstructionnistes » des grands récits et mythes nationaux. Finalement, à la lumière de cette notion discutée de « post-sionisme », c’est notre compréhension du sionisme qui se trouve à la fois bousculée et éclairée.

Référence bibliographiques

Sur la critique du postsionisme :

Elḥanan Yakira, Post-sionisme, post-Shoah : trois essais sur une négation, une délégitimation et une diabolisation d’Israël, Paris, Presses universitaires de France,2010.

Présentation de l’éditeur : « Depuis quelques années, la critique d’Israël a pris la forme d’une disqualification généralisée du sionisme. Ses enjeux sont désormais, explicitement, non pas la politique des gouvernements israéliens, l’occupation des territoires conquis en 1967 aux pays arabes ou les implantations juives dans ces territoires, mais la légitimité de l’idée d’un Etat juif et, donc, l’existence même d’Israël. Pourtant, la coexistence de deux Etats, un Etat juif et un Etat arabe, selon la résolution de l’ONU de 29 novembre 1947, est non seulement la base juridique de toutes les tentatives de mettre fin au conflit israélo-arabe, mais aussi la seule base possible historiquement, politiquement et moralement de toute solution juste et durable à ce conflit.
La délégitimation et la diabolisation d’Israël, partagées par de larges couches de l’opinion occidentale, notamment dans l’intelligentsia, sont donc autant d’expressions d’un aveuglement politique. Elles constituent surtout un véritable scandale moral, qui se manifeste à travers les différentes façons par lesquelles la Shoah est devenue une arme idéologique contre Israël et le sionisme. Cet ouvrage analyse et critique l’idéologie perverse de la diabolisation de la victime (le Juif) et son retournement imaginaire en bourreau (l’Israélien) à partir de trois contextes : le négationnisme de certains courants de la gauche radicale en France et l’antisionisme de certains milieux intellectuels occidentaux ; ensuite, ce que l’on a coutume d’appeler désormais le  » post-sionisme  » israélien ; enfin, l’invention de la dénonciation d’Israël chez Hannah Arendt
».

Tuvia Friling (sous la direction de ), Critique du post-sionisme : Réponse aux « nouveaux historiens » israéliens, Traduit de l’hébreu par F. Bergmann, Paris : In press, DL 2004.

Présentation de l’éditeur : « Qu’est-ce que le post-sionisme ? Depuis quelques années s’est développée dans certains milieux de l’intelligentsia israélienne une critique radicale du sionisme. Le sionisme aurait fait son temps, estiment les « nouveaux historiens » israéliens, remettant ainsi en question l’essence même de l’existence de l’État d’Israël autant que l’idée nationale qui le porte. Cet ouvrage collectif se présente comme une critique de la critique. Il analyse l’émergence du phénomène post-sioniste. Quelles sont ses différentes formes ? pourquoi est-il apparu dans la société israélienne au cours de ces deux dernières décennies ? Quelles sont les racines historiques, idéologiques, méthodologiques de cette discussion ? Et qui en sont les principaux locuteurs ? Autant de questions sur lesquelles ce livre se penche en apportant une réponse aux post-sionistes. Fait exceptionnel, cet ouvrage rassemble des auteurs israéliens – historiens, sociologues, journalistes – de divers horizons politiques, de gauche comme de droite, dépassant les clivages habituels. On y trouvera des opinions différentes, parfois même contradictoires. Un livre essentiel pour comprendre le débat actuel autour d’Israël et mieux appréhender la situation au Moyen-Orient ».

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