Judéité de Léon Blum 

par Jean-Luc Landier


Ilan GREILSAMMER, Blum, Paris, Flammarion, 1996. Collection « Grandes Biographies ».

Frédéric SALAT-BAROUX, Blum Le Magnifique : Du Juif « Belle Époque » au leader socialiste, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020.


Parmi les hommes d’État français des cent dernières années, rares sont ceux qui ont soulevé autant de passions que Léon Blum. Il fut admiré pour ses exceptionnels talents intellectuels, son immense culture et son éloquence magistrale. Il fut aimé pour sa générosité, son désintéressement et, surtout, pour l’œuvre sociale accomplie par le gouvernement de Front populaire dont il fut le chef et l’inspirateur.
L’Histoire a aussi retenu les flots de haine dont il fut l’objet tout au long de sa vie politique. Ses nombreux adversaires ont le plus souvent mêlé un antisémitisme affirmé ou sournois à la contestation de son action politique ou de sa pensée. Les attaques écrites, et même physiques, des antisémites se sont déchaînées contre lui avec une telle violence que le souvenir laissé par Léon Blum est indissociable de sa condition de Juif. Il ne l’oublia jamais, et montra toujours son soutien aux justes causes du peuple juif, au nom du socialisme, des valeurs de justice qui l’inspirèrent toute sa vie, et du message universel de la France.
Le personnage comme la personne de Léon Blum ont fait l’objet de nombreuses biographies (Jean Lacouture, Serge Berstein, Pierre Birnbaum…). Celles de Frédéric Salat-Baroux et celle d’Ilan Greilsammer, éclairent particulièrement sa condition de Juif, cette part essentielle de Léon Blum.
La première, partielle, porte sur la métamorphose du dandy Fin-de-siècle en dirigeant politique et combattant du socialisme ; elle permet de mieux comprendre les valeurs qui inspirèrent l’éducation que reçut cet intellectuel raffiné en retraçant avec soin les premières décennies de sa vie, durant la Belle-Époque, marquées par l’éclosion de ses talents littéraires et sa soif inextinguible de justice. La seconde, très complète, met l’accent sur une riche personnalité, exceptionnelle par ses multiples aptitudes, à la fois critique littéraire, juriste accompli et homme d’action, affrontant dans l’arène politique, avec détermination les tumultes de temps très difficiles.

Un « vrai Français« 

Issu d’une famille de Juifs alsaciens originaire de Westhoffen, Léon Blum naquit le 9 avril 1872, à Paris, dans un immeuble « à la façade étroite et pauvre » au 151 de la rue Saint-Denis. Son père, Abraham-Auguste Blum, de modeste extraction, quitta très tôt son village alsacien pour s’initier au commerce de tissus, pour s’établir dans la capitale où il y fit prospérer une affaire de passementerie sous le Second Empire. Sa mère, Marie Hirsch-Picart, née à Paris, était la fille d’une libraire éprise de littérature française, très attachée aux idéaux républicains du XIXème siècle. Comme le rappelle Frédéric Salat-Baroux, citant lui-même Serge Berstein un autre des nombreux biographes de Blum : « Si l’influence du judaïsme sur Léon Blum est au mieux indirecte, il apparaît clairement comme un Juif dans le regard des autres, y compris ceux qui font profession d’amitié envers lui », p.16.
Le milieu dans lequel Léon Blum vint au monde est celui des Juifs en pleine ascension sociale, après l’Émancipation accordée par la Révolution et qui se sont épanouis dans la France de la Belle-Époque. Le jeune homme grandit dans une famille de commerçants aisés sans être riches, dont la promotion sociale passait par la culture et la réussite scolaire puis universitaire.
Ses parents et ses maîtres décelèrent très tôt les qualités intellectuelles exceptionnelles d’un enfant « qui brille en tout, surtout en histoire et en récitation, à la grande fierté de ses parents » (I. G., p.32). « Il s’illustre par de grandes qualités scolaires, une immense mémoire et une capacité à citer presque sans fin les auteurs classiques » (F.S.-B. p.31). Léon Blum fut un élève brillant des lycées Charlemagne et Henri IV : la précocité de sa pensée suscita même la stupéfaction admirative de son correcteur au baccalauréat.
Les talents insignes de Léon Blum trouvèrent dans son milieu familial un terreau nourricier :  la passion pour la littérature française lui fut transmise en particulier par sa grand-mère maternelle, qui l’initia à la lecture de George Sand, et le goût des études par sa mère, qui alla jusqu’à apprendre le latin afin d’aider ses fils dans leurs travaux scolaires. Comme le souligne Frédéric Salat-Baroux, les ambitions de la famille Blum reflétaient les valeurs des Juifs européens de leur temps : soif de promotion sociale, exigence du succès scolaire, goût pour la culture.
La place de la tradition religieuse et du particularisme culturel dans la famille se réduisait progressivement, dans une société libérale, ouverte à la promotion sociale de ses enfants. Les talents exceptionnels du jeune Léon Blum le conduisirent très tôt, dès la fin du lycée, à participer à l’intense vie culturelle du Paris de la fin du XIXème siècle.
Il s’associa dans sa prime jeunesse aux pratiques religieuses limitées de sa famille (présence à la synagogue aux grandes fêtes, respect des interdits alimentaires), mais n’éprouvait aucun sentiment religieux. Son ami Thadée Natanson, cité par Ilan Greilsammer, disait de lui « qu’il n’a jamais manifesté qu’il ressentait son judaïsme comme quelque chose de religieux », IG p.26. André Gide, son camarade du lycée Henri IV, regrettait que les Juifs, au premier rang desquels son ami Léon Blum, mettaient un « point d’honneur » à n’avoir jamais lu la Bible. F. Salat-Baroux souligne toutefois qu’il existe chez Blum « un sentiment profond d’appartenance, une forme de nostalgie d’une identité originelle que l’on peut résumer par l’idée d’âme juive », p.33. Il ne se qualifiera jamais d’israélite dans ses écrits, mais portera fièrement, tout au long de sa vie, sa qualité de Juif, avec une sorte d’élégance affirmée, dans laquelle ses amis, en particulier André Gide, voyaient « une soif de vie et de bonheur », IG p. 30.

Léon Blum dandy/Photographie de Pierre Louÿs/Circa 1890

Parmi les valeurs qui ont formé le jeune Léon Blum, l’amour sans limite de la culture française et des principes de la Révolution de 1789 occupaient le premier rang. La famille Blum, comme nombre de Juifs de son temps, vouait une profonde reconnaissance à la France émancipatrice qui, en 1791, avait accordé aux Juifs d’Alsace-Lorraine la pleine égalité de droits avec leurs contemporains. Le message universel de la Révolution française était perçu comme la réalisation des prophéties messianiques d’Israël. L’arrachement de l’Alsace-Lorraine à la France, à la suite de la défaite de 1871, accentua encore cet attachement sans bornes, et le transforma chez certains Juifs en un patriotisme sourcilleux. Pour Léon Blum, c’est plutôt la culture française, et tout particulièrement la littérature et le théâtre français, qui furent son terreau nourricier, et le socle de sa vocation première.
Avec la passion pour la culture française, c’est le souci constant de la Justice qui fut au cœur des valeurs qui formèrent sa personnalité. Ce sens de la Justice entre les hommes lui fut d’abord enseigné par sa mère et sa grand-mère. F. Salat-Baroux précise que « l’exigence de justice habitait sa mère jusqu’à la mélancolie » et rappelle aussi que « dans la religion juive, la Justice n’est pas seulement une valeur, c’est un devoir » (FS-B : p.39-40) met l’accent sur les concepts de tikkoune ‘olam (réparation du monde) et de tsedaka (devoir de charité et devoir de justice). Il y aurait donc une source juive, peut-être inconsciente, dans le souci d’équité qui portera l’engagement politique ultérieur de Léon Blum.

Pourtant, il avait, dans sa jeunesse, une relation singulière avec le judaïsme. Comme l’indique I. Greilsammer, « il faisait volontiers des allusions humoristiques à son « sémitisme », qu’il voyait presque comme un atavisme », IG p.28. « Il ne s’est jamais considéré comme un ‘Français israélite’ mais comme un Juif tout court : le mot même d’israélite est banni de ses écrits ». Il prit toutefois rapidement ses distances avec la pratique religieuse et ses œuvres mirent l’accent sur l’éloignement des Juifs de son milieu, avec la tradition. Ainsi, il écrit dans Les Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann (1901) : « Il est impossible de formuler le dogme juif. Dans le peuple, la religion n’est qu’un ensemble de superstitions familiales… pour les gens éclairés, il n’en est rien », cité par IG p.27. Et il ajoute plus loin : « Cette foi est toute rationnelle. Elle tient en un mot : la justice. Le Juif a la religion de la Justice comme les Positivistes ont eu la religion du Fait, ou Renan la religion de la Science. L’idée seule de la Justice inévitable a soutenu et rassemblé les Juifs dans leurs longues tribulations. Leur Messie n’est pas autre chose que le symbole de la Justice éternelle, qui sans doute peut délaisser le monde durant des siècles, mais qui ne peut manquer d’y régner un jour. Et ce n’est point, comme les chrétiens, d’une autre existence, qu’ils attendent la réparation et l’équité. Les vieux Juifs ne croyaient point à l’immortalité de l’âme. C’est ce monde-ci, ce monde présent et vivant, avec ces vieilles gens et ses vieux arbres qui doit s’ordonner un jour selon la Raison, faire prévaloir sur tous la règle, faire rendre à chacun son dû. N’est-ce point là l’esprit du socialisme ? C’est l’esprit antique de la race. ». Et le biographe de souligner : « Le judaïsme du jeune Léon Blum ressort dans le thème central de ses écrits : la recherche du bonheur, d’un bonheur immédiat, sur cette terre. Blum définit cela comme des préoccupations ‘juives’… C’est dans ce monde qu’il faut chercher un autre monde », IG p.30. 
Blum a même une lecture « juive » de la francité. Léon Blum, grand admirateur de l’œuvre de l’écrivain nationaliste Maurice Barrès, se sent « déraciné », sans attaches charnelles avec la terre de France ; mais ce sentiment est compensé par un attachement plus profond encore aux vraies valeurs de la France, celles de la Révolution.

Promotion École Normale Supérieure 1890-1891/ Léon Blum (premier rang, deuxième à gauche, debout)/Photographe inconnu.

La passion de Léon Blum pour la littérature se déclara très tôt, dès son adolescence. Elle le mena à l’École Normale Supérieure, puis aux facultés de lettres et de droit, et le conduisit à fréquenter les salons parisiens, puis à contribuer activement à des revues littéraires. Il devint même rapidement un critique de référence à La Revue Blanche, fondée par ses amis les frères Natanson. Il côtoya dans les milieux littéraires de nombreux jeunes intellectuels issus comme lui de la communauté juive de Paris : Marcel Proust, Thadée Natanson, Tristan Bernard, Georges de Porto-Riche, Pierre Veber (avec lequel il se battra en duel !) … Si les amis non-juifs de Blum (André Gide, Jules Renard) ont souligné non sans perfidie cette affinité sociale, il est douteux qu’elle fût fondée sur une quelconque solidarité inconditionnelle. Ces intellectuels avaient, tout simplement, comme Blum à la fois une même soif de réussite, l’amour de l’écrit, et, le plus souvent, du talent.

À la fin de ses études de droit, Léon Blum décida de préparer le difficile concours d’entrée au Conseil d’État, et le réussit en 1895. Comme le souligne fort justement Frédéric Salat-Baroux : « Le service de l’État, de la République, est l’affirmation d’une admiration et d’une reconnaissance pour la France, qui pousse tant d’enfants de familles juives vers la haute fonction publique », F.S-B p.84.
Léon Blum épousa Lise Bloch, issue d’une famille de la bonne bourgeoisie juive parisienne, en 1896. Il entamait ainsi une existence, placée sous les meilleurs auspices, à la fois brillante et confortable, associant l’autorité que lui conférait son statut de haut fonctionnaire et le prestige que lui valait dans les milieux intellectuels son talent de critique littéraire.

L’Affaire Dreyfus marqua un tournant dans sa vie, et contribua de manière déterminante à sa formation et son engagement politique et « va imposer en lui la passion de la Justice et de la Vérité, qui l’a toujours habité (…). Il fait le choix de placer son combat pour la justice dans son pays et en Europe. Il fait le choix de l’universalisme. Il fait le choix du socialisme », F.S.-B p.93-95. Toutefois, Léon Blum ne fut un acteur ni précoce ni majeur de l’Affaire. Si, en fin 1896, il prêta peu d’attention à la visite de Bernard Lazare, ce Dreyfusard de la première heure, à La Revue Blanche (et il le regrettera dans ses Souvenirs sur l’Affaire, publiés en 1935), il fut convaincu de l’innocence de Dreyfus en août 1897 par son maître et ami Lucien Herr, et s’engagea alors avec énergie dans le camp dreyfusard.
L’engagement résolu de Blum dans le camp des défenseurs de Dreyfus l’amena à prendre ses distances avec des amis proches, et surtout avec Maurice Barrès, « le prince de sa jeunesse ». Le coup de tonnerre de la publication dans l’Aurore du J’accuse d’Émile Zola, un « chef d’œuvre » comme l’écrivit Léon Blum, donna un nouvel élan au camp dreyfusard. Blum apporta son expertise de juriste à Maître Labori, l’avocat de Zola, qui ne put empêcher la condamnation du grand écrivain.
Blum soutint vigoureusement la cause de Dreyfus dans de nombreux articles de La Revue Blanche. Après la découverte du faux du colonel Henry, et la nouvelle condamnation de Dreyfus à Rennes, l’acceptation de la grâce présidentielle par Dreyfus et sa famille divisa le camp dreyfusard. Avec Lucien Herr et Péguy, Blum regretta cette décision, jugeant sévèrement Dreyfus : « S‘il n’avait pas été Dreyfus, aurait-il été dreyfusard ? ».

Pour Léon Blum, l’Affaire Dreyfus fut un moment essentiel de son apprentissage politique et de sa conversion au socialisme, sous l’influence de Jean Jaurès, qui deviendra son maître à penser.  Dans l’Affaire, ce sont le déni de justice et la menace sur la démocratie qui ont mû Blum, mais en aucune manière un sentiment, même diffus, de solidarité juive.

Face au déferlement de la haine antisémite

Léon Blum a, pendant toute sa vie politique, été la cible privilégiée de l’antisémitisme français, sous ses formes les plus abjectes. Peu d’hommes politiques ont été autant haïs, insultés, calomniés, menacés que Léon Blum. Il connut l’antisémitisme dès le début de sa carrière de haut fonctionnaire, pendant l’Affaire Dreyfus où fut dénoncée la présence au Conseil d’État de plusieurs magistrats d’origine juive (en particulier André Spire et Paul Grunebaum-Ballin, aux côtés de Léon Blum).
Ses écrits d’homme de lettres, en particulier son célèbre essai Du mariage (1907) l’exposèrent à l’hostilité des milieux catholiques et à une vague antisémite durable, où il fut accusé de perversité et de pornographie. Blum, non sans un certain goût pour la provocation, fit reparaître cet ouvrage en 1937, peu après son départ de l’hôtel Matignon. L’essai, bien innocent si on le juge à l’aune des mœurs contemporaines, prônait l‘amour libre, et recommandait aux jeunes filles de s ‘émanciper en ce domaine…. Il fut pourtant le leitmotiv de la diabolisation antisémite dont Léon Blum fut la victime au cours des décennies suivantes.
Dès les années vingt, la fortune tout imaginaire de Léon Blum nourrit les phantasmes des antisémitismes français. Les échotiers d’extrême-droite étaient persuadés, en particulier, qu’il possédait une merveilleuse argenterie et vivait dans le plus grand luxe avec… « ses maisons en Suisse, ses châteaux en France, ses laquais », IG p.372. Or Blum se montra, toute sa vie, peu intéressé par les questions matérielles et fut locataire de ses domiciles successifs. Il vécut de son traitement de maître des requêtes au Conseil d’État, puis de son activité d’avocat, après sa démission de l’assemblée du Palais-Royal.
La haine antisémite dont Léon Blum fut la cible, tant dans la presse qu’à la Chambre des Députés, est un sujet à part entière, avec des thèmes variés et une pluralité d’auteurs pratiquant une véritable émulation dans la violence verbale et dans leurs écrits.

Pierre Birnbaum dans son ouvrage : Un mythe politique, la République juive : De Léon Blum à Pierre Mendès-France, cité par Ilan Greilsammer (p.336) a tenté de classer les thèmes de la haine anti- Blum :

  • Blum est un  Juif errant : « venu d’une race errante, campé en Île-de-France par un hasard qui l’eût aussi bien mené à New York, au Caire ou à Vilna (Maurice Bedel) ; « Evadé de Palestine » (Maurras) ; « des ancêtres chameliers errant dans le désert syriaque (Pierre Gaxotte). La presse l’accuse de se nommer en fait Karfunkelstein, patronyme imaginaire lancé par un journal bulgare, qui sera repris par Henri Béraud dans Gringoire, en 1937.
  •  Blum est délégitimé en tant que personne, en tant qu’être humain : « Dromadaire » (Béraud), « chameau ou chamelle » (Maurras), « la tête triste d’une jument palestinienne (Gaxotte). Dès les années vingt, Léon Daudet a recours à des injures à caractère sexuel, insinuant une homosexualité prétendue : « Blum est une prophétesse » ; « Judith, qui fait l’amour avec l’Holopherne radical » ; « androgyne aux gestes efféminés » .
  • Blum aime le sang : il veut saigner la France, il veut la guerre à tout prix : « C’est un détritus humain à traiter comme tel ».
  • Blum est un pervers sexuel : son essai Du mariage , qu’il fait rééditer au moment du Front populaire, est travesti par ses détracteurs en apologie du viol, en outil de destruction de la morale familiale.

Comme le souligne Ilan Greilsammer, « la délégitimation de Blum en tant qu’être humain » (p.337) est bel et bien un appel au meurtre. Charles Maurras, le plus déchaîné et furieux de tous ses ennemis, n’avait pas hésité à écrire, dans l’Action française du 9 avril 1935 : « C’est un homme à fusiller, mais dans le dos ». Cet appel explicite au meurtre n’allait pas tarder à être suivi de conséquences : le 13 février 1936, alors que Blum rentrait du Palais-Bourbon avec son épouse Thérèse, sa voiture fut attaquée Boulevard Saint-Germain par des militants de l’Action française, qui faillirent le lyncher. Blum fut sauvé par l’intervention d’ouvriers du bâtiment et de passants. Il fut gravement blessé à la tête et hospitalisé.

Photographie publiée dans Le Populaire/Numéro du 14 février 1936

L’acmé de la haine antisémite à l’égard de Léon Blum fut le célèbre discours du député d’extrême-droite Xavier Vallat à la Chambre des Députés, lors du débat consécutif à la formation du gouvernement du Front populaire, le 6 juin 1936 : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ». Et le futur Commissaire Général aux Questions Juives du régime de Vichy d’ajouter : « pour gouverner cette nation paysanne qu’est la France, il vaut mieux avoir quelqu’un dont les origines, si modestes soient-elles, se perdent dans les entrailles de notre sol qu’un talmudiste subtil ».
La presse d’extrême-droite, en particulier l’Action française, Gringoire et Candide, déversera sa haine antisémite contre Blum pendant le gouvernement du Front populaire : « vacances juives de la légalité » ; « tout va très bien, Monsieur le rabbin » ; « le bateau juif à la dérive » … tels sont quelques-uns des titres d’articles de presse signés par Maurras ou Henri Béraud.
Aux flots de haine dont il fit l’objet, et à la violence qui le menaçait constamment, Léon Blum sut faire face avec mépris et impassibilité. Fort d’une attitude de « détachement dans les hauteurs », il n’y fit jamais publiquement référence, ni même dans sa correspondance privée. I. Greilsammer (p.296) regrette que Léon Blum, en ne réagissant pas à ces attaques, se soit ainsi privé d’une réflexion de fond, dont il était bien sûr tout à fait capable, sur la nature de l’antisémitisme.

14 Juillet 1936 /Léon Blum brandit une lampe de mineurs/Photographie Robert Capa

Les antisémites perçurent l’arrivée au pouvoir de Léon Blum, en juin 1936, comme le triomphe d’une communauté juive nécessairement solidaire, à leurs yeux, de son membre le plus éminent. Rien n’était moins vrai. Si des organisations militantes comme la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme, engagée à gauche dans le combat contre le nazisme, soutinrent avec ardeur le gouvernement du Front populaire et son chef, il n’en fut pas de même d’autres courants de la communauté juive. S’il est faux que le Grand-Rabbin de Paris ait tenté de persuader Blum de renoncer au pouvoir, les instances du Consistoire central adoptèrent une position de prudente neutralité et conseillèrent aux Juifs de France de voter sans prendre en considération l’appartenance de Léon Blum à la communauté. Le Consistoire de Paris accueillera officiellement à la synagogue de la rue de la Victoire le 14 juin 1936 le Colonel de La Rocque, chef du mouvement des Croix de Feu, à une cérémonie d’hommage aux combattants juifs morts pendant la Grande Guerre, alors que le même de La Rocque n’avait pas désavoué une déclaration violemment antisémite d’un de ses membres, Darquier, conseiller municipal de Paris.
I. Greilsammer souligne (p.347) que Blum reçut de nombreuses lettres de Français « israélites » qui l’adjuraient de renoncer au pouvoir par crainte d’une recrudescence de l’antisémitisme. Il est aussi logique que de nombreux Juifs français, membres des classes moyennes, redoutaient, à l’instar des autres Français, les réformes sociales que pourrait entreprendre le nouveau gouvernement. À l’inverse, « l’arrivée de Blum au pouvoir a suscité un immense espoir auprès des Juifs immigrés, des Juifs d’Europe de l’Est et d’Europe centrale, avec lesquels il entretenait depuis longtemps des relations cordiales, en grande partie par l’intermédiaire de Marc Jarblum », IG p. 347.

Les manifestations d’antisémitisme dont Léon Blum fut l’objet ne se limitèrent pas à la droite et à l’extrême-droite de l’échiquier politique français. En 1933, lors de la scission du courant néo-socialiste, favorable à un État fort à l’imitation des régimes fascistes, l’un des chefs de ce courant dissident du parti socialiste S.F.I.O., Marcel Déat, tint des propos antisémites sur Blum, le traitant de « grand prêtre, gardien du temple, lévite suprême », IG, p.324. Ce climat antisémite souterrain et sournois se fera à nouveau sentir au sein même du Parti socialiste pendant les années qui précédèrent le déclenchement de la guerre. Léon Blum s’opposait violemment au secrétaire général du Parti, Paul Faure, irréductiblement pacifiste et favorable à un compromis avec l’Allemagne nazie au moment de la crise de Münich. Un député socialiste, Chouffet ira jusqu’à dire : « j’en ai assez de la dictature juive sur le parti. Le socialisme n’est pas un ghetto. Je ne marche pas, moi, pour la guerre juive », IG p.413. Lors du congrès de Nantes de mai 1939, un des membres de la Commission administrative du parti, cité par le journal La Lumière, déclara : « autour de Blum, il n’y a plus que des Juifs, les Blumel, les Grumbach, les Bloch, les Moch », voulant insister sur la commune attitude de dirigeants juifs du parti sur les perspectives de guerre avec l’Allemagne nazie (IG p.414).
Après la chute du gouvernement du Front populaire et l’échec du second cabinet présidé par lui (mars 1938), Léon Blum intervint moins directement dans la vie politique. Ses éditoriaux du Populaire, dont il est le directeur politique, s’élevaient avec vigueur contre la menace nazie et appelaient l’opinion française à y faire face. Il s’est éloigné d’un pouvoir qui lui a échappé, la majorité parlementaire qu’il contrôlait en 1936 a basculé à droite sous l’influence du parti radical, au centre du jeu politique. Blum est toutefois resté un des mentors de la vie politique française, et son prestige international est considérable.
La brutale défaite de 1940 et le choix de l’armistice par Pétain l’ont plongé dans le désarroi. Ce sont désormais ses adversaires de toujours, et les ennemis de la République qui exercent le pouvoir à Vichy, après l’abdication du Parlement, le 10 juillet 1940. Blum est bien évidemment un des quatre-vingts parlementaires qui, en dépit des intrigues et des menaces de Pierre Laval, refusent les pleins pouvoirs à Pétain, manœuvre qui conduira à la mise à mort de la Troisième République.
Pour Léon Blum, le plus insupportable fut la trahison des députés socialistes qui votèrent en faveur des pleins pouvoirs.
Pétain fait arrêter Blum le 15 septembre 1940. Il est d’abord interné au château du Chazeron, près de Chatel-Guyon, puis en novembre, à Bourassol, près de Riom où doit se tenir le procès des « responsables de la défaite ». Ses conditions de logement sont misérables. Blum est accusé de crimes et délits dans l’exercice de ses fonctions de président du Conseil, et d’atteinte à la sûreté de l’État. Il prépare activement sa défense, tout en poursuivant l’écriture de sa dernière grande œuvre : À l’échelle humaine.

Pendant cette période, la presse antisémite déverse sa haine à l’encontre du « Juif Blum, qui a tout fait pour que la guerre éclate », IG p.443. Pétain fait interner Léon Blum au fort du Portalet, dans les Pyrénées, le 16 octobre 1941, jour où le réquisitoire de la Cour de Riom lui est communiqué ; puis à nouveau à Bourassol.
Le procès « des responsables de la défaite », qui débute le 20 février 1942, se retourne rapidement contre le pouvoir de Vichy. Léon Blum y prononce une admirable plaidoirie, qui met en évidence l’œuvre du Front populaire, et souligne les lourdes responsabilités des chefs militaires dans la défaite de 1940, à commencer par celles de Pétain. Celui-ci est contraint d’ajourner sine die un procès dont le retentissement mondial déconsidérait le régime de Vichy, et renforçait la Résistance.
Le procès de Riom était en fait celui de la République. Léon Blum y fut accusé au même titre que Paul Reynaud, Édouard Daladier ou le général Gamelin. S’il est évident que sa qualité de Juif a aggravé l’hostilité du régime à son égard, elle ne fut pas un facteur central du procès. L’internement de Blum à Bourassol se poursuivit. Il en fut, en mars 1943, extrait par les Allemands, présents en zone sud depuis novembre, puis transféré à Buchenwald le 3 avril suivant. Il restera exactement deux ans entre les mains des nazis, otage de haut rang susceptible servir de monnaie d’échange dans une hypothétique négociation avec les Alliés.

Léon Blum et Georges Mandel, son compagnon d’infortune, furent internés dans une maison forestière entourée de hauts murs, proche du camp de concentration de Buchenwald, mais entourée de hauts murs qui interdisaient toute vue du camp.
Si les conditions de vie de Blum et Mandel étaient austères, leur sort d’otages de haut rang ne pouvait être comparé à celui des déportés, bien qu’ils fussent sous la garde des SS. Léon Blum fut rejoint à Buchenwald par Jeanne Levylier Reichenbach (« Janot »), qu’il épousa devant un officier d’état-civil allemand, en 1943. Léon et Jeanne Blum, conscients de leur condition d’otages, vivent dans une angoisse permanente, accrue par l’ignorance du sort des leurs et par le départ de Mandel pour la France et un sort que tous savaient funeste, en juillet 1944. Face à l’avance alliée, les SS firent quitter Buchenwald à leurs otages, et les conduisirent, dans le chaos de la débâcle nazie, à travers l ‘Allemagne du sud jusqu’au Tyrol du Sud, où Blum fut libéré par l’armée américaine, le 4 mai 1945. Pendant ce périple d’un mois, Léon Blum s’attendait à tout moment à être assassiné.

Léon Blum reçut peu d’informations sur le sort des Juifs d’Europe pendant ses années d’internement, et ne put croire les rumeurs sur l’extermination dont sa belle-fille Renée Blum lui fit part dès 1942. Ce n’est qu’à son retour de déportation qu’il découvrit l’ampleur du génocide dont le peuple juif avait été victime. Il apprit alors le sort atroce que les nazis avaient réservé à son frère René Blum, de six ans son cadet et très proche de lui. René Blum, qui refusa de fuir la France, fut arrêté lors de la « rafle des notables » de décembre 1941, interné à Compiègne, puis à Drancy. Il fut déporté vers Auschwitz par le convoi n° 36 du 23 septembre 1942, puis à l’arrivée du train à Birkenau, fut extrait de la file des déportés par les SS et conduit directement vers le Krematorium. Il fut jeté vivant dans le four crématoire, où les cadavres des victimes gazées se consumaient. Cette vision d’horreur a été relatée par un membre juif du Sonderkommando, qui survécut.

Léon Blum et ses frères (L’aîné Lucien, né en 1869, et ses trois cadets : Marcel (1875), Georges (1877) et René (1878).

Fidèle soutien aux causes du peuple juif (1920-1948)

Pendant toute sa vie publique, Léon Blum s’est engagé pour toutes les causes du peuple juif. Comme le souligne Ilan Greilsammer (p.297), il est probable que Blum adhérait pleinement aux thèses de l’assimilation totale jusqu’en 1914. Il semble qu’il prit seul conscience de la situation des Juifs en Europe orientale, puisqu’il expliqua au ministre Marcel Sembat, dont il dirigeait le cabinet, la nécessité d’un soutien français à la cause sioniste. Marc Jarblum, représentant des sionistes socialistes à Paris, en informa Haïm Weizman, avec qui Blum établira une relation solide pour le reste de sa vie. L’influence de Léon Blum fut déterminante dans la décision française de soutenir la mise en œuvre de la déclaration Balfour dans le cadre du Mandat britannique sur la Palestine.
En octobre 1926, Léon Blum assiste à Londres à la conférence économique sioniste ; il est hébergé par Weizmann. Léon Blum, soulignant le caractère pacifique du projet de Foyer national juif, plaide publiquement pour que celui-ci puisse procéder à des emprunts internationaux. En août 1929, Haïm Weizmann obtient de Blum qu’il participe au seizième congrès sioniste à Zürich, et à une réunion du bureau de l’Agence juive. I. Greilsammer souligne l’influence que Weizmann, personnalité charismatique, exerçait sur Blum, et sur son souci d’encourager l’évolution des Juifs vers le travail productif, à la terre ou à l’usine. Les remarquables réalisations des Juifs de Palestine, admirées par son ami le socialiste belge Vandervelde, renforcèrent son soutien à la cause sioniste. Weizmann intervint auprès de lui, en 1938, pour que les autorités du mandat français expulsent le mufti de Jérusalem, réfugié à Beyrouth, et fit part de toute son angoisse à Blum, en avril 1939 face aux perspectives sinistres ouvertes par le Livre blanc britannique sur la Palestine.
C’est pour louer son soutien constant au projet sioniste en devenir que le kibboutz Kfar Blum, dans la vallée du Houleh, en Haute-Galilée sera créé en 1943. Léon Blum, très attaché à l’esprit pionnier du sionisme, l’appelait « mon village », « ma ferme », IG., p.520.

Mémorial Léon Blum/Kibboutz Kfar Blum

À la fin des années Trente, Léon Blum avait redoublé d’efforts pour aider les réfugiés juifs qui fuyaient le nazisme. Usant de son prestige, il intervint auprès du Ministère des affaires étrangères pour les réfugiés juifs de Tchécoslovaquie bénéficient de visas, et pris publiquement une position vigoureuse en faveur de l’accueil en France des juifs fuyant le nazisme, lors du congrès de la LICA de novembre 1938. Dans ce discours, Léon Blum mit en avant sa qualité personnelle de Juif pour exprimer sa solidarité active aux Juifs d’Europe persécutés.
À son retour de Buchenwald, Léon Blum prit pleinement conscience de l’horreur de la Shoah, et de l’ampleur du drame dont le judaïsme européen avait été victime, et qui l’affecta personnellement. Il ne chercha toutefois pas à en analyser la signification profonde, ni à en trouver des explications. Il exclut, dans ses écrits, toute responsabilité collective du peuple allemand dans cet évènement unique, prenant des positions qui lui valurent la critique des milieux juifs.

La destruction de la majorité du judaïsme européen renforça sa conviction de la nécessité d’un État juif en Palestine. Il redoubla d’efforts en faveur de la cause sioniste, dont ses amis André Blumel, Édouard Depreux, Jules Moch, Daniel Mayer, étaient des soutiens ardents. Il fut amèrement déçu par la politique hostile au sionisme du gouvernement travailliste britannique, qui mit en œuvre en Palestine une répression féroce contre les mouvements de résistance juifs. Lors de l’affaire de l’Exodus, en août 1947, il critiqua la politique britannique avec virulence dans un article de presse, et encouragea les ministres Moch et Depreux, qui facilitèrent le départ du navire et refusèrent d’obliger les réfugiés à débarquer en France.
L’intervention personnelle de Léon Blum fut déterminante lors des débats à l’ONU qui précédèrent le vote sur la résolution de partage de la Palestine, le 29 novembre 1947.Alors que la politique traditionnelle du Quai d’Orsay penchait vers l’abstention, Haïm Weizmann sollicita Léon Blum qui réussit à convaincre le ministre Georges Bidault de faire voter en faveur du partage. Au printemps 1948, Léon Blum prit position avec énergie en faveur d’une proclamation immédiate de l’État d’Israël dès la fin du mandat britannique. Après la guerre d’indépendance, peu avant sa disparition le 30 mars 1950, il se prononça en faveur du droit pour Israël de faire de Jérusalem sa capitale.

Léon Blum/Circa 1948/Library of Congress à Washington

Léon Blum a-t-il été un « Juif d’État », grand commis de la République, « parfaitement assimilé, figure de proue des valeurs de 1789 et de la laïcité combattante », IG, p.525 ? L’auteur souligne que Blum fit exception dans cette série de figures emblématiques, définie par Pierre Birnbaum comme des « israélites français, fascinés par leur propre émancipation politique et sociale, lancés à l’assaut des sphères supérieures de l’appareil de l’État ». Il n’eut jamais d’illusions sur une disparition de l’antisémitisme qui serait le fruit du progrès de l’humanité et de l’œuvre de la République, lui dont la vie politique fut constamment marquée par la haine anti-juive. À la différence de trop nombreux Juifs français, il ne ménagea jamais sa solidarité à l’égard des Juifs de l’Est persécutés et réfugiés en France.
Il s’engagea avec une énergie qui ne fut jamais démentie en faveur du foyer national du peuple juif.
Il répondit par un silence méprisant aux incessantes attaques antisémites dont il fut la victime.
Il porta haut le nom juif dont il revendiqua avec fierté la qualité.