Cecil ROTH
«Dans l’Italie antique»
Traduit de l’anglais
par Nadine Picard
Extrait de Cecil ROTH, History of the Jews in Italy/Histoire des Juifs en Italie, Philadelphie, The Jewish Publication Society Of America, 1946.
Présentation de Marie-Laure REBORA
Plus de soixante-dix ans se sont écoulés depuis que Cecil Roth, le célèbre érudit d’Oxford, a condensé dans L’Histoire des Juifs en Italie deux mille ans de présence juive dans la péninsule. Mais son admirable travail de synthèse, publié en 1943, n’a rien perdu de son éclat.
Le premier chapitre de cet ouvrage offre un tableau de la « période classique » qui s’étend du IIème siècle avant J.-C au Vème siècle après J.-C.
L’historien brosse tout d’abord les origines des communautés juives italiennes dont l’histoire, très antique, est marquée par l’alliance stratégique des Hasmonéens mais également par des épisodes d’expulsion de Rome, lesquels ne surent toutefois empêcher une présence continue des Juifs dans la péninsule italienne.
Cecil Roth analyse ensuite plusieurs thématiques intéressantes propres au judaïsme qui se développe entre les règnes de Vespasien (69-79) et de Constantin (306-337), telles que l’ancrage géographique des communautés juives italiennes, leurs rapports avec la Judée et le judaïsme palestinien (rabbinique), l’attrait des « païens » pour le judaïsme italien, les conversions ainsi que les différentes politiques impériales, tantôt bienveillantes, tantôt hostiles à l’égard des communautés juives.
Une partie peut-être plus évocatrice et colorée se trouve être consacrée à la vie des Juifs sous l’Empire, rappelée par les chiffres (estimations de la population juive), les lieux de vie de ces communautés, leurs synagogues, leurs catacombes mais aussi par quelques portraits de Juifs livrés par les sources épigraphiques (juives) et littéraires (non juives).
Le dernier pan de ce chapitre, quant à lui, est consacré à la rupture irréversible entraînée par l’avènement d’un Empire chrétien, qui se traduit, pour les Juifs, par un net changement d’attitude à leur égard et une dégradation de leurs conditions de vie : ils se voient marginalisés et un certain nombre de synagogues sont saccagées, voire même détruites.
En ce qui concerne les thèses énoncées dans ce récit, il est certes vrai que l’avancée des recherches sur l’histoire du judaïsme antique, et plus particulièrement des communautés juives italiennes, remet en cause certaines affirmations de Roth, désormais inexactes voire erronées. Le lecteur contemporain, qui connaît, ne serait-ce que de nom, la beauté architecturale de la synagogue d’Ostie, peut s’étonner d’en constater l’absence dans le travail de Roth qui va même jusqu’à affirmer que « pour ce qui concerne le grand port maritime d’Ostie, les preuves (de la présence d’une communauté juive) sont minces » ...
Mais comment Cecil Roth aurait-il pu prévoir la découverte tout à fait fortuite des vestiges d’un bâtiment identifié par Maria Floriani Squarciapino, la directrice des fouilles, comme étant une synagogue en 1961, en pleins travaux de construction d’une route devant mener à l’aéroport Leonardo da Vinci ? L’événement étonna tant qu’il fit la une des journaux dans le monde entier : on venait d’identifier ce qui reste à ce jour la plus vieille synagogue d’Europe… Les Juifs d’Ostie refaisaient enfin surface. Comment en vouloir à Roth, homme de son temps, de les avoir ignorés ?
De même, il convient de lire avec précaution ce que nous dit l’auteur à propos des motifs païens présents dans les catacombes romaines de Vigna Randanini : si, pour reprendre les mots de Roth, la liberté la plus débridée se dévoile dans les catacombes de la Via Appia, cette dernière n’est toutefois pas à imputer aux Juifs romains, puisque, comme l’a récemment montré l’archéologue Cinzia Vismara, le cubiculum des Pégases, auquel l’historien semble faire référence par ces propos, faisait partie d’un hypogée païen antérieur qui a par la suite été intégré aux catacombes juives lors de leur élargissement progressif. En déduire un phénomène d’acculturation et de romanisation plus important dans les communautés enterrées à Vigna Randanini que dans celles qui reposent dans les autres catacombes juives romaines paraît donc peu convaincant. Il n’en reste pas moins que la persistance de créatures mythologiques après la « judaïsation » de ce cubiculum a de quoi troubler les esprits…
Cependant, malgré ces quelques inexactitudes auxquelles nul chercheur ne saurait jamais entièrement échapper, les nouvelles trouvailles confirmant ou infirmant sans cesse les hypothèses et conclusions précédemment formulées, le travail de Cecil Roth n’en demeure pas moins extrêmement documenté, fin et détaillé.
La Revue des études juives en 1948 avait salué à juste titre « l’art consommé de l’historien, la clarté de son style, la parfaite ordonnance de son exposé» qui « cachent au lecteur qui n’est pas familiarisé avec les sources l’immense labeur dont ce volume est le résultat» : ne sont négligés «aucun des aspects essentiels du sujet si vaste qu’il traite. Histoire politique et économique des Juifs dans les divers états de la Péninsule depuis l’époque classique jusqu’à la libération récente de la terreur allemande, histoire religieuse et littéraire, participation des Juifs à la vie· artistique si riche et si variée de l’Italie, tout se déroule sous les yeux du lecteur, constamment tenu sous le charme du grand talent narratif de l’auteur ».
Ce travail est aussi un magnifique hommage rendu aux communautés juives les plus anciennes d’Europe, présentes sans discontinuer depuis au moins le Ier siècle av. J.-C., si ce n’est même avant. Roth confère au judaïsme italien toutes ses lettres de noblesse, inscrivant son histoire dans la longue durée aussi bien que dans le cadre d’une péninsule unique en son genre, cœur de l’Empire romain mais, dans l’esprit juif, décentrée par rapport à la Judée, et qui a vu se développer des pratiques et des rites spécifiques et, souvent encore, par trop méconnus.
TRADUCTION
«Dans l’Italie antique»
Cecil ROTH
Traduction inédite de Nadine PICARD
Extrait de Cecil ROTH, History of the Jews in Italy/Histoire des Juifs en Italie, Philadelphie, The Jewish Publication Society Of America, 1946.
Ce texte forme le chapitre I : L’époque classique de History of Jews in Italy/Histoire des Juifs en Italie (1943).
(Les sous-titres ont été ajoutés pour la publication sur Sifriatenou.com)
- Au Commencement
- Les Débuts de l’Empire
- De Vespasien à Constantin
- La Vie sous l’Empire
- L’Empire Chrétien
Chapitre I – Au Commencement
Des origines antiques
Une histoire talmudique étonnante mais, comme toujours, chargée de sens, nous raconte que, le jour où le roi Salomon commit un péché, un ange planta un roseau dans la mer Méditerranée. Avec le temps, les sédiments qui s’étaient accumulés autour de la tige finirent par sécher, et c’est sur cette terre que, plus tard, fut érigée la ville de Rome. Le sens de la parabole est clair : les destins de Jérusalem et de Rome, d’Israël et de l’Italie, sont comme tissés ensemble de manière inextricable. Selon les Rabbins, chacune ne trouve sa place dans l’Histoire que dans sa confrontation avec les autres.
Il est certain que l’histoire des Juifs en Italie remonte à la plus haute antiquité. Mises à part la Palestine et les régions qui l’entourent, l’Italie est la seule terre avec laquelle les Juifs aient entretenu des liens constants depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Certes, les racines anciennes de l’Italie constituent l’un de ses traits les plus remarquables, mais les communautés juives y sont plus anciennes que ses plus vénérables institutions ; et s’il est à Rome une institution plus ancienne que la Papauté, c’est bien la Synagogue. Comparés à ce record, les quelques siècles de cohabitation dont peuvent se vanter d’autres communautés juives d’Occident semblent presque dérisoires.
L’alliance des Hasmonéens avec les Romains
Car il n’est nul besoin d’aller chercher des légendes ou des hypothèses pour attester l’ancienneté de la présence des Juifs en Italie. De récentes découvertes ont montré avec une certitude croissante que l’installation des Juifs en Europe remonte au IIème, voire au IIIème siècle avant le début de notre ère. Il se peut que ce soit dès cette période que les Juifs aient pénétré la partie méridionale de la péninsule, la Grande Grèce, et même la future capitale. Le témoignage de leur installation est à peine plus tardif.
En 168 av. J.-C., les Juifs de Palestine, sous la houlette des Hasmonéens, se révoltèrent contre l’oppression religieuse qu’exerçait Antiochus Épiphane. Cet événement fut crucial dans l’histoire de l’humanité. Jamais auparavant des humains n’avaient été ainsi convaincus qu’il valait la peine de se battre pour une idée et de mourir pour elle, et la victoire de la révolte permit de sauver, pour l’humanité, l’idée du monothéisme qui est le fondement, non seulement du Judaïsme, mais aussi du Christianisme, de l’Islam qui naîtrait plus tard, et de la Civilisation occidentale dans son ensemble.
Avant de s’en prendre aux libertés des Juifs, Antiochus était entré en conflit avec Rome, dont la puissance grandissait, et qui avait déjà bien conscience que son intérêt vital était lié à l’équilibre des pouvoirs dans la Méditerranée orientale. C’est l’intervention d’un émissaire romain qui avait été à l’origine de la défaite d’Antiochus en Égypte, et il se peut fort bien que, sur le chemin du retour, il ait essayé de prendre sa revanche en soumettant Jérusalem. C’est pourquoi, lorsqu’ils établirent leur fragile indépendance, les Hasmonéens, depuis longtemps sous la menace de leur puissant voisin syrien au nord, cherchèrent tout naturellement le soutien et l’assistance de l’immense nouveau pouvoir de l’Ouest. Selon une source très ancienne conservée dans le Livre des Maccabées, Judas Maccabée, après sa victoire contre Nicanor en 161, envoya immédiatement des émissaires pour instaurer des relations cordiales avec Rome. On a conservé le nom de ces ambassadeurs : Jason (Joshua) ben Eleazar et Eupolemos (Ephraïm ?) ben Jo‘hanan, dont le père avait, par le passé, représenté son peuple à la cour de Syrie. On nous raconte comment ils se présentèrent devant le Sénat et obtinrent des engagements écrits leur assurant amitié et protection, ce qu’aujourd’hui on appellerait des « garanties ». Ces détails sont loin d’être négligeables, car ils nous donnent le nom des premiers Juifs présents en Italie, ou voyageant en Europe, et qui sont les ancêtres spirituels de la communauté juive occidentale dans son ensemble. Certains critiques qui, par principe, mettent en doute tout écrit ayant trait à l’histoire juive dans l’Antiquité, se demandent si cette source peut être authentique, en dépit du fait qu’elle semble plausible, et qu’elle soit tout à fait cohérente avec la situation politique de l’époque, tout comme avec l’art de la diplomatie. Ils mettent également en doute le récit d’une mission analogue qui aurait été envoyée dix ans plus tard par le frère et successeur de Judas, Jonathan, après qu’il eut été investi comme Grand Prêtre et chef de l’État juif en 150. Mais il ne nous faudra pas longtemps pour quitter le monde des conjectures. En 142, Simon, l’aîné des frères, succéda à son frère Jonathan et fonda une dynastie. C’est à lui qu’on doit la consolidation du nouvel État juif. Il ne fait aucun doute qu’il entama des relations diplomatiques avec Rome, où il envoya en 139 av. J.-C. des ambassadeurs « chargés d’un grand bouclier d’or pesant mille livres, afin de sceller l’alliance avec eux ». Peu de temps après, son fils Jean Hyrcan Ier, dit Hyrcanus, cerné par ses ennemis, demanda l’aide de Rome en vertu des termes du traité qui avait été négocié à cette époque.
La première expulsion des Juifs de Rome ?
Ce succès diplomatique s’accompagna d’un épisode assez malheureux dont les détails restent obscurs. Il semble néanmoins que les Juifs furent concernés par les mesures qui consistaient à chasser du pays les sectes levantines qui avaient déjà commencé à l’envahir. Selon des sources qui datent presque de cette époque, ce fut cette même année que Cnaius Cornelius Hispalus, le praetor peregrinus, responsable de la surveillance des étrangers, bannit de Rome et de toute l’Italie les Chaldéens, « car, par leurs interprétations spécieuses des étoiles, ils jetaient le trouble dans les esprits faibles et peu éclairés, et ceci pour en tirer un profit personnel ». En même temps, Cnaius « obligea les Juifs, qui avaient tenté de corrompre la morale romaine en pratiquant le culte de Jupiter Sabazius, à retourner dans leur pays ». Selon d’autres sources, on les accusait d’avoir essayé d’« offrir leurs objets de culte aux Romains ». Il est difficile, dans ce récit confus, de démêler le vrai du faux, car Sabazius était une divinité phrygienne. Il se pourrait bien que la mention des Juifs dans ce contexte soit due à un texte corrompu.
Par ailleurs, la mention de « Jupiter Sabazius » pourrait aussi venir d’une confusion dans l’esprit du rédacteur qui savait vaguement que l’observance du Sabbat était un des traits distinctifs de la religion juive et en avait déduit que ce nom était celui du dieu d’Israël. On peut penser que certains membres pieux de l’ambassade, enthousiasmés par le succès de leur révolte contre l’idolâtrie en Judée, aient diffusé courageusement, mais sans discernement, une propagande dans ce sens dans les temples de Rome. Mais la formulation du rapport semble suggérer qu’il s’agissait d’un mouvement de grande ampleur parmi une fraction plus établie de la population, et, si on la prend littéralement,elle impliquerait qu’il existait en Italie, déjà avant 139 av. J.-C., une colonie palestinienne relativement importante et caractérisée par son zèle religieux.
Une forte présence sans interruption
À partir de cette époque, et jusqu’à aujourd’hui, les preuves de la présence de Juifs à Rome et dans toute l’Italie se succèdent sans interruption. Comme les décrets du praetor peregrinus ne s’appliquaient que durant son année de mandat, les exilés pouvaient revenir lorsque celui-ci prenait fin. Au fur et à mesure que Rome s’établissait dans l’archipel grec, puis en Asie Mineure, et finalement en Afrique, elle mettait sous sa domination des territoires où étaient établies depuis longtemps de très anciennes communautés juives. Ce fut le cas en particulier en Égypte, grenier du monde antique, où les Juifs constituaient une part importante de la population. Dès cette époque, l’Italie absorbait un grand nombre d’immigrants venus de tous les côtés de la Méditerranée, des esclaves amenés lors des nombreuses campagnes militaires, des marchands qui empruntaient les routes du commerce vers le centre du pays, des membres des populations assujetties, sur lesquels le centre de l’Empire exerçait inévitablement une attraction. En 63 av. J.-C., la Palestine elle-même fut conquise par Pompée. Le roi juif Aristobule II, accompagné de nombreux captifs juifs, suivit son char éclatant lors du défilé triomphal qui célébrait son retour à Rome. Désormais, lors de chaque période de troubles ou de misère en Palestine, un nombre croissant d’esclaves était envoyé en Italie. Ils entraînaient dans leur sillage des commerçants, des politiciens et des aventuriers, des hommes qui cherchaient à faire carrière et des hommes qui cherchaient une « culture ».
D’autres immigrants perdirent vite leur identité, assimilés dans l’ensemble de la population, pour devenir les ancêtres du peuple italien bariolé et génial que nous connaissons aujourd’hui. Mais les Juifs, à cause de leur tradition religieuse spécifique et de leurs pratiques uniques, ne purent suivre cette trajectoire. Qui plus est, les esclaves, bien souvent, ne restaient pas esclaves très longtemps. Ils étaient forts, ils étaient vifs, mais avec leurs curieuses pratiques religieuses, – leur refus de manger ce que mangeaient les autres, leur obstination incompréhensible à se reposer tous les septièmes jours – ils faisaient des domestiques encombrants. Et leurs compatriotes libres, quant à eux, estimaient que racheter les captifs était pour eux un devoir éthique de la plus haute importance. Bientôt, une synagogue spéciale pour les « Liberti » (ou affranchis, du latin libertinus) rentrés d’Italie fut édifiée à Jérusalem ; mais il est fort probable que la majorité d’entre eux restèrent dans leur nouvelle patrie. Il n’est pas nécessaire d’entrer à nouveau dans tous les détails d’un processus qui a déjà été si souvent décrit. Il suffit de dire que la population juive d’Italie augmenta, jusqu’à l’époque de Jules César où, pour autant qu’on puisse en juger, elle était bien établie, nombreuse, et jouissait d’une certaine influence. C’est Rome, bien entendu, qui en accueillit l’écrasante majorité ; mais il semble que, même à cette époque, il y avait quelques autres communautés, en particulier le long des routes commerciales ainsi que dans les ports maritimes qui contrôlaient les échanges avec la Méditerranée orientale.
Un épisode bien connu atteste l’importance de la communauté juive de Rome. Quand, en 59 av. J.-C., L. Valerius Flaccus fut poursuivi pour corruption manifeste lors de son mandat de propréteur en Asie, l’une des accusations contre lui était qu’il s’était approprié l’argent que les Juifs de cette région avaient collecté afin de l’envoyer en Palestine pour l’entretien du Temple, comme le faisaient tous leurs coreligionnaires dans le monde. Son défenseur n’était autre que le grand orateur romain, Cicéron. Les Juifs de la capitale furent très attentifs au résultat du procès, car eux aussi, comme cela est rapporté dans le compte rendu de la procédure, ils envoyaient annuellement une contribution financière à Jérusalem, et un grand nombre d’entre eux assistèrent au procès. Et c’est ce qui permit au défenseur de saisir cette occasion pour affirmer que le lieu du procès, à proximité des escaliers du mur d’Aurélien, avait été choisi pour la commodité des Juifs, dont le quartier se trouvait non loin.
Il fit allusion à leur grand nombre et à leur influence dans les assemblées populaires. Il affirma qu’ils étaient venus en masse pour intimider le jury en l’impressionnant par leur nombre ; enfin, il usa d’une voix basse, une sorte de chuchotement théâtral, afin que seuls les juges puissent entendre ce qu’il disait. Bien entendu, il s’agissait là d’une emphase purement rhétorique, mais qui aurait été sans objet s’il n’y avait pas eu à Rome à cette époque – c’était quatre ans seulement après la prise de Jérusalem par Pompée – une forte population juive très activement impliquée dans les affaires publiques.
Jules César le bien aimé !
La présence des Juifs est également attestée par la politique de Jules César, qui ne ménagea pas ses efforts pour s’attirer leur sympathie, non seulement de ceux de Palestine, mais de ceux de la Diaspora tout entière, et d’Italie dans la foulée. À l’époque de sa guerre contre Pompée, il organisa une attaque militaire en Syrie sous le commandement d’Aristobule, l’ex-roi de Judée, qui était encore prisonnier d’État ; mais, en chemin, le monarque exilé fut empoisonné. Jules César préserva alors les intérêts juifs grâce à une série de réglementations qui s’appliquaient aussi bien à l’Italie qu’aux colonies. Les Juifs étaient dispensés du service militaire, car leur observance des lois religieuses créait des difficultés. Ils étaient autorisés à avoir leurs propres tribunaux, en accord avec leurs propres lois.Ils n’étaient pas contraints de se plier à la nouvelle réglementation contre les associations privées (collegia),loi qui aurait rendu impossible l’installation de nouvelles implantations juives.
Il n’est donc pas surprenant que, lorsque Jules César fut assassiné, en 44 av. J.-C., les Juifs italiens le pleurèrent davantage que ne le fit toute autre partie de la population ; et des sources nous disent que, longtemps après sa mort, les Juifs continuèrent à se rendre sur sa tombe pour y pleurer, de la manière théâtrale et orientale qui était la leur, de jour comme de nuit. Avaient-ils le sombre pressentiment qu’avec la République s’éteignait en partie l’accord mutuel qui avait existé entre leur peuple et celui de César,et que s’annonçait le temps où le destin de la puissante Rome et celui de la petite Judée seraient irrémédiablement enchaînés l’un à l’autre, dans un conflit dont les effets se feraient encore sentir deux millénaires plus tard ?
Chapitre II – Les Débuts de l’Empire
L’implantation des communautés juives sur le sol italien
Quand, après le triomphe de Gaius Julius Caesar Octavianus Augustus, la République romaine fut balayée, et que naquit l’Empire romain, les communautés juives étaient déjà solidement établies dans de nombreuses villes d’Italie. À Rome, les Juifs vivaient pour bonne partie sur la rive droite du Tibre, près des docks et des lieux de déchargement, là où les travailleurs du port et les petits marchands venus de tous les coins de la Méditerranée fourmillaient, occupant des logements surpeuplés. Il semble que deux synagogues, fondées respectivement par des affranchis d’Auguste et d’Agrippa, aient existé alors à cet endroit ; le fait qu’elles portaient des noms caractéristiques indique que, manifestement, il existait des congrégations plus anciennes. Flavius Josèphe rapporte qu’à la mort d’Hérode, en 4 av. J.-C., quand une délégation de Palestine fut envoyée à Rome pour réclamer l’abolition de la monarchie hérodienne, elle était accompagnée, pour l’audience qui se tint dans le temple d’Apollon Palatin, par pas moins de 8000 Juifs romains. Depuis très longtemps, aux côtés de la communauté juive, s’en trouvait une autre, composée de leurs parents et voisins, les Samaritains, qui se maintint – et ce ne fut apparemment pas la seule en Italie – durant des siècles.
D’autres implantations juives s’étendaient vers le sud, le long des voies commerciales et dans les ports. Pour gagner Rome, les voyageurs venus d’Egypte et de Palestine débarquaient généralement à Puteoli (aujourd’hui Pozzuoli, Pouzzoles en français), non loin de Naples, où résidait une importante colonie juive. Quand Paul de Tarse y débarqua en 63, il trouva un grand nombre de « frères », terme qu’il utilisait pour désigner ses sympathisants judéo-chrétiens. Quelques années auparavant, un prétendant au trône de Judée, qui affirmait être l’un des princes hasmonéens disparus, y fut accueilli par une foule juive en délire ; on le couvrit de cadeaux et il fut escorté comme un prince régnant tout le long de la route vers Rome. On raconte que là, ses coreligionnaires sortirent en masse pour le voir, et que des foules énormes envahirent les étroites ruelles sur son passage. On a découvert, aux abords de Naples, un monument funéraire érigé – probablement sous le règne de Claude ou de Néron – sur la sépulture d’un jeune affranchi de l’empereur Tibère par une esclave, Claudia Aster (peut-être Esther ?) « de Jérusalem » (cette description est ô combien pathétique !).
Pompéi, détruite par l’éruption du Vésuve en 79, possédait, elle aussi, sa colonie juive, comme le suggèrent plusieurs fragments archéologiques ; le plus intéressant d’entre eux est une inscription au charbon, sur le mur d’une maison, des mots « Sodome et Gomorrhe » – peut-être inscrite au commencement de l’éruption fatale par un Juif pieux horrifié par la corruption et la luxure qui régnaient dans la ville.
Brundisium, – l’actuelle Brindisi, dernière étape sur la Via Appia, et deuxième en importance après Puteoli pour les relations maritimes avec l’Orient – avait aussi dû être témoin d’une installation très précoce, bien que les preuves en soient plus tardives. Il est certain que la Sicile, quant à elle, connaissait les Juifs à cette période, car l’orateur et historien juif Caecilus, qui travailla à Rome sous Auguste et qui, si l’on en croit ce qui subsiste des maigres fragments de son travail, semble avoir été une figure littéraire importante, venait de Calé Acté, une des petites villes de l’île où il avait été emmené comme esclave depuis la Palestine. Sans aucun doute, il y avait à présent des Juifs dans beaucoup d’autres lieux d’Italie, tout comme ce serait le cas jusqu’avant le déclin de l’Empire, ainsi que nous le verrons plus loin ; car c’est la loi du genre : les preuves archéologiques et littéraires sont rares et lacunaires ; en revanche, les lieux mentionnés suffisent à prouver que, même avant la chute de Jérusalem, la présence des Juifs italiens était relativement répandue. (Il est inutile de tenir compte d’une étrange légende médiévale selon laquelle des Juifs étaient établis à Cividale, au nord de l’Italie, avant l’ère chrétienne, bien que ce fait fût commémoré solennellement par la communauté locale au XVème siècle).
Les politiques impériales à l’égard des Juifs
Dans l’ensemble, les premiers empereurs perpétuèrent la politique bienveillante de Jules César à l’égard des Juifs. De fait, Auguste y ajouta, déclarant qu’on n’avait plus le droit de convoquer les Juifs au tribunal le jour ou même la veille du Sabbat ; et si, ce jour-là, il y avait une distribution gratuite de grain à la population, les Juifs recevraient leur part le jour suivant. Ils étaient autorisés à prendre part à tout événement qui revêtait une certaine importance.
Sous Tibère, le successeur d’Auguste, se produisit un événement regrettable. Comme on le verra plus tard, il existait un véritable sentiment de sympathie envers les Juifs en Italie, en particulier parmi les classes aisées, lassées des excès d’immoralité de l’État idolâtre. Une certaine Fulvia, épouse d’un sénateur du nom de Saturnius, partageait ce sentiment. Son enthousiasme se révélant plus fort que son jugement, elle tomba entre les mains d’une bande d’escrocs qui la dépouillèrent d’une coquette somme d’argent, ainsi que d’objets de valeurs, au motif qu’ils enverraient l’argent, en son nom, comme don au Temple de Jérusalem. Il se trouva qu’à cette époque le tout-puissant préfet Séjan avait entrepris de démanteler les sectes égyptiennes qui, depuis peu, sévissaient à Rome. Cet évènement attira son attention sur la communauté juive. C’est ainsi qu’en 19, un décret fut promulgué, ordonnant à tous les Juifs de quitter l’Italie s’ils ne reniaient pas leurs pratiques religieuses extravagantes, sous peine d’être réduits en esclavage.En outre, sous prétexte de les enrôler pour le service militaire, on envoya de force 4000 jeunes affranchis en Sardaigne pour y combattre les brigands.On savait que le climat y était insalubre, mais s’ils mouraient, ironisait l’historien Tacite, ce ne serait pas une grande perte. On peut penser qu’au moins un certain nombre survécurent, et que c’est grâce à eux que le judaïsme fut introduit sur l’île. Quoi qu’il en soit, il est sûr que des communautés juives y existèrent sous l’Empire. On y trouve encore aujourd’hui des traces de vocabulaire sémitique qui résonnent étrangement avec les pratiques juives. Et, bien qu’elles soient plus probablement d’origine phénicienne, on a pu penser qu’elles étaient le fait d’immigrants rebelles qui y avaient vécu il y a dix-neuf siècles.
Après la chute de Séjan, douze ans plus tard, Tibère rétablit les privilèges qui avaient été accordés aux Juifs par César et par Auguste, rendant ainsi légitime leur installation en Italie. On imagine bien que les exilés ne tardèrent pas à revenir, et que ceux qui avaient publiquement et ostensiblement renoncé à leur appartenance au judaïsme laissèrent tomber leur masque. Mais ils ne profitèrent pas longtemps de l’accalmie. Le successeur de Tibère, le mégalomane Gaius Caligula, se mit en tête d’être vénéré comme un dieu par tous ses sujets. Seuls les Juifs s’opposèrent à lui, et il s’ensuivit une crise très grave dans tout l’Empire, et en particulier en Palestine et en Egypte. Nous n’en connaissons pas les répercussions en Italie, mais nous pouvons supposer que là au moins, sous ses propres yeux, avec à sa disposition une population juive impuissante offerte aux persécutions, et aucun administrateur local pour s’interposer, il aura pu s’en donner à cœur joie. Et si, à l’époque, il existait des synagogues connues, elles furent soit désacralisées par l’érection d’une statue de l’empereur, soit tout simplement détruites.
Sous Claude, successeur de Caligula, pédant dénué de tout sens pratique, surgirent d’autres difficultés, mais pour des raisons totalement différentes. Le christianisme venait d’apparaître en Italie, et là, comme dans le reste du monde, des missionnaires zélés avaient entrepris de disputer avec les synagogues, essayant de convaincre les Juifs que le Messie tant attendu, le Christos, était bel et bien arrivé. Les Juifs manifestèrent haut et fort leur désaccord et, si l’on adopte leur point de vue, avec de bonnes raisons. Rien n’attise plus les passions que les différences religieuses, et cela est d’autant plus vrai lorsque le conflit porte sur des idées relativement proches les unes des autres. Les querelles et les bagarres étaient quotidiennes. Peut-être les Juifs firent-ils appel à l’empereur afin qu’il mette un terme à ces innovations. Lassé de querelles qui ne l’intéressaient absolument pas et dont il ne comprenait pas du tout l’objet, il y mit fin en expulsant les Juifs de la ville en 49-50. Comme le dit le contre-sens de Suétone, « il chassa de Rome les Juifs qui, sous l’instigation d’un certain Chrestus, créaient constamment des troubles ». (Cela semble l’interprétation la plus appropriée de la phrase de Suétone. Mais il est possible qu’un Chrestus ait réellement existé, un démagogue ou un missionnaire qui avait causé des désordres dans la communauté. Il peut s’agir aussi d’un faux messie dont on n’a pas gardé la trace, et dont les prétentions avaient causé des perturbations).
Nous le savons, certains de ces exilés partirent alors pour la Grèce. Mais, là encore, la période d’interdiction dut être brève. Il y a des raisons de penser que seuls les membres actifs du groupe furent contraints de partir, et que les rassemblements publics furent provisoirement interdits. En 61, quand l’apôtre Paul se rendit en Italie, il trouva à Rome, tout comme à Puteoli, des communautés florissantes, solidement installées, parfaitement organisées, et dont certains membres avaient déjà eu des contacts avec lui. En somme, le plus vraisemblable est qu’en ces périodes, la vie juive se déroulait clandestinement, que les Juifs avaient l’interdiction de se manifester au grand jour, mais qu’aucune mesure plus draconienne n’avait été prise. Et d’ailleurs, pour autant que nous le sachions, cet épisode fut le dernier du genre.
Les contacts entre l’Italie et la Judée
Pendant toute cette période, la vie des Juifs en Italie – et particulièrement à Rome, il va sans dire – fut pimentée et enrichie par le va-et-vient permanent des visiteurs venus de Palestine et d’ailleurs. On y vit plus d’une fois, lors de son règne, le roi Hérode cherchant à s’attirer des faveurs ou quêtant des soutiens ; dans son escorte se trouvaient forcément des Juifs de Palestine qui apportaient les dernières nouvelles de Jérusalem, des rabbins et du Temple. Les membres de l’ancienne maison royale des Hasmonéens étaient captifs, mais superbement traités. Les jeunes princes de Judée étaient envoyés à Rome où ils recevaient une bonne éducation et beaucoup d’argent, et ils faisaient l’admiration de la jeunesse dorée de la capitale.
Nous connaissons dans les détails les frasques d’Hérode Agrippa, un des petits-fils d’Hérode, qui, après avoir passé une jeunesse mouvementée en Italie et joué un grand rôle dans les scandales politiques sous Caligula et sous Claude – lequel devait largement à l’habileté d’Hérode Agrippa son accession au trône impérial – retourna en Judée comme roi et, parvenu à l’âge mûr, acquit une réputation pour le moins surprenante de défenseur de son peuple et de pieux adepte de la foi juive. Il y avait, à Rome, des délégations venues de Palestine, qui réclamaient de nouveaux privilèges, ou la réparation de certains abus d’autorité de la part de fonctionnaires locaux. Il y avait probablement des lettrés, ou des représentants de la prêtrise de Jérusalem, qui collectaient des fonds pour l’entretien du Temple ou d’autres institutions palestiniennes, et qui, dans le même temps, organisaient la vie religieuse, se chargeant même de diffuser de la propagande auprès de la population non-juive. (« Vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte », c’est ainsi que le Nouveau Testament raille les Pharisiens). Philon d’Alexandrie, le grand philosophe juif, était présent, en 40, à la tête d’une délégation de Juifs d’Égypte venus implorer Caligula de retirer un décret qui désacralisait les synagogues, et il nous a laissé une description saisissante de l’empereur mégalomane et de sa suite.
En 64, le jeune Flavius Josèphe, historien en devenir, débarqua avec la mission d’obtenir la libération de certains prêtres que le procurateur romain avait mis aux fers et chassés de Judée sous un prétexte futile. Les propagandistes chrétiens firent leur apparition très tôt, et ils furent suivis, comme nous l’avons vu, par l’apôtre Paul, lui aussi envoyé à Rome pour y être jugé. L’histoire de ceux qui se rendirent en Italie à cette époque épouse presque tous les grands traits de l’histoire juive.
La révolte contre les Romains, qui se déclencha en Palestine en 66, puis la guerre sans merci qui s’ensuivit, culminant en 70 par la chute de Jérusalem, porta un coup très dur à la situation des Juifs en Italie, centre de l’Empire.
Il faut reconnaître aux Romains le mérite d’avoir empêché que la guerre de Palestine ne se transforme en persécution religieuse universelle. Néanmoins, bien qu’en apparence les Juifs d’Italie ne fussent pas inquiétés, leur situation a dû, pour certains, être très déplaisante. Cette guerre s’avéra un tournant dans leur histoire. Un très grand nombre de Juifs de Palestine devinrent esclaves et, à n’en pas douter, une grande majorité d’entre eux fut emmenée en Italie – pas moins de 97000 à Rome, dit-on. Beaucoup étaient assignés à des travaux publics, et le Colisée compte parmi les ouvrages pour lesquels ils furent utilisés. Mais d’autres furent vendus à des personnes privées, et le plus souvent, tout comme ceux qui les avaient précédés, ils finissaient par retrouver leur liberté.
C’est ainsi que la population juive d’Italie se multiplia considérablement. Une tradition, qui remonte au moins au dixième siècle, rapporte comment Titus installa cinq mille captifs juifs à Tarente, à Otrante et dans d’autres lieux d’Italie du sud, ce qui pourrait inclure Oria, où une légende raconte que des Juifs étaient établis à cette époque. À Bari, l’un des ports maritimes les plus importants de cette région, une histoire inventée par des rabbins rapporte que les nouveaux arrivants furent accueillis par les Juifs déjà sur place, et que ces derniers leur apportèrent leur soutien avec tant de noblesse que Dieu les gratifia d’une beauté sans pareille, qui surpassait toutes les beautés du pays. Selon un autre récit médiéval concernant la haute antiquité, Titus avait emmené avec lui de Jérusalem à Rome quatre familles nobles, les Mine Ha-Touphime, les Mine Ha-Adomime, les Mine Ha-Zekénime et les Mine Ha-Navime (ou Anau). Sous les noms de De’Pomi, De’Rossi, De’Vecchi et Delli Mansi ou Piatelli, ces quatre familles ont joué, jusqu’à aujourd’hui, un rôle important dans la vie des Juifs d’Italie. Il existe de légères variations dans leurs noms selon les transcriptions de la légende. On ne peut la prendre pour argent comptant, mais il est clair qu’au moment où le récit fut découvert, il y a plus de mille ans, on pensait déjà que les familles en question étaient installées en Italie depuis des temps immémoriaux.
À présent, Jérusalem était en ruine, et son Temple, une des merveilles du monde antique, était détruit. Les derniers héros de l’indépendance juive avaient été cruellement mis à mort, et l’événement avait été célébré à Rome par un jour de fête. Les dépouilles arrachées au Saint des Saints avaient honoré le triomphe de Titus, et étaient maintenant exposées dans le Temple de la Paix. Bientôt s’élèverait, près du Forum, l’Arc de Titus, le conquérant, décoré des représentations de la Jordanie captive, des vases saints et des Juifs réfractaires prisonniers de guerre.
La contribution annuelle d’un demi-shekel que les Juifs de toute la diaspora avaient envoyée auparavant pour l’entretien du Temple de Jérusalem était devenue le Fiscus Judaicus (l’impôt juif), versé maintenant à un service spécial du Trésor Impérial au profit du temple de Jupiter Capitolin. La sœur du dernier roi juif, Bérénice, oubliant le sang hasmonéen qui coulait dans ses veines, se prostituait dans le lit du conquérant, tandis que Flavius Josèphe, le général traître qui avait commandé les forces patriotes en Galilée, rédigeait sur ce conflit de Titans des chroniques dans lesquelles se succédaient élans de vérité et envolées de flagornerie.
Si l’on considère tout ce qui précède, l’histoire juive était terminée. Mais, comme s’en est plaint plus d’un à l’époque, c’était le conquis qui fit les lois au conquérant. Pour ce qui est de l’Italie, l’histoire juive ne faisait que commencer. Et les événements tragiques des années 66-70 avaient changé la donne. Les premières installations de Juifs avaient été d’ordre ethnique – une colonie composée de membres venus d’un territoire reculé de l’Empire, inévitablement attirés, comme c’est sans doute toujours le cas, par la capitale. Désormais, leur caractéristique était religieuse : c’était une colonie de gens qui souvent s’enorgueillissaient d’être citoyens romains, qui se distinguaient de leurs voisins essentiellement par leurs croyances religieuses, et qui, malgré tout, ne perdaient pas l’espoir qu’un jour, quand ils auraient expié leurs fautes, Dieu les ramènerait dans leur lointaine patrie.
Chapitre III – De Vespasien à Constantin
L’augmentation de la population juive
Pour la période qui suit immédiatement la chute de l’État juif, nous n’avons sur l’histoire des Juifs italiens que des informations rares et lacunaires. Mais nous savons que c’est avec une violence tout inutilequ’était exigé le nouvel impôt consacré au Fiscus Judaicus – le premier impôt religieux de l’histoire. En Italie, certains essayèrent de s’y soustraire en reniant leur origine juive, et on les soumit alors à des enquêtes personnelles vexatoires pour savoir si ce qu’ils affirmaient était vrai. L’historien Suétone raconte comment il fut lui-même témoin d’un traitement indigne infligé à un vieillard de quatre-vingt-dix ans, traitement destiné à détecter s’il était juif ou pas. Les informateurs, fléaux de cette époque, trouvèrent tout naturellement l’occasion de se distinguer. Quand, sous le règne de Nerva (96-98), il y eut un retour à des procédés plus humains pour lever cet impôt, on frappa une médaille à l’effigie de l’empereur, avec l’inscription Fisci judaici calumnia sublata (« pour avoir allégé le frauduleux Fiscus Judaicus »). Cependant, l’impôt lui-même fut exigé jusqu’au IVème siècle, et servit de modèle pour les impôts exceptionnels dont les Juifs furent taxés au Moyen-Âge. Il y a fort à parier que les Juifs d’Italie eurent à traverser d’autres périodes très difficiles lors des divers soulèvements de leurs coreligionnaires en Palestine. Certes, nous n’en connaissons pas les détails, mais ces révoltes eurent pour conséquence l’afflux massif, sur les marchés d’esclaves, de captifs juifs dont une partie, au moins, vint grossir les rangs des communautés.
Le judaïsme italien et ses liens avec le judaïsme palestinien
Le nombre de Juifs en Italie augmentait et, parallèlement, le judaïsme italien se renforçait, grâce, entre autres, aux efforts déployés par les envoyés de Palestine, qui, de temps en temps, se rendaient en Italie en mission diplomatique. L’une des occasions les plus marquantes eut lieu en 95-96, sous le règne de Domitien, quand Gamaliel II, dirigeant spirituel de l’Académie (seule autorité juive tolérée par Rome), conduisit une délégation pour demander le retrait d’un édit contre le judaïsme qui, aux dires d’un sénateur bienveillant, se trouvait sur le point d’être promulgué. Dans la délégation se trouvaient Rabbi Akiba, Rabbi Yehochoua ben Hanania et Rabbi Eleazar, les érudits les plus connus à cette époque. Leur mission était si urgente qu’ils voyagèrent durant la fête de Soukote/la Fête des Cabanes le très pieux Rabbi Akiba érigeant une cabane en haut du mât du navire afin de respecter l’obligation religieuse liée à la fête. Ils débarquèrent à Puteoli où, à leur grande joie, ils aperçurent dans la rue un groupe d’enfants juifs qui s’amusaient à un jeu au cours duquel ils prélevaient la dîme, dans le respect des commandements bibliques. À Rome, ils profitèrent de l’hospitalité d’un « philosophe », qu’on a pu identifier, selon toute plausibilité, comme l’historien Flavius Josèphe. On ne sait si c’est grâce à leur intervention, ou grâce à la mort de Domitien, tué en 96 lors d’une révolte de palais, que le danger qu’ils craignaient fut finalement écarté.
À cette époque, le membre le plus éminent de la communauté juive de Rome était un certain Theudas, dont le savoir n’égalait pas le grand enthousiasme et qui alors collectait, pour l’entretien des écoles juives en Palestine, les sommes que les Juifs avaient auparavant envoyées au Temple chaque année de leur propre initiative– une pratique qui devait perdurer en Italie pendant au moins les trois siècles qui suivirent, et serait plus tard remise au goût du jour. On raconte qu’un jour, alors qu’un danger menaçait la communauté, l’homme monta en chaire et, après un préambule maladroit, prouva qu’il était du devoir des Juifs de souffrir le martyre plutôt que d’enfreindre les principes qui régissaient leur foi. (La littérature talmudique contient aussi les fragments des discours d’un autre dirigeant juif romain, un certain Pelation). Voulant bien faire, et pour répondre à l’injonction biblique, Theudas instaura dans la communauté de Rome la pratique du sacrifice d’un agneau la veille de Pessah, à l’instar de ce qui s’était fait jusque-là au Temple de Jérusalem. Les autorités juives de Palestine lui adressèrent des réprimandes bienveillantes, mais néanmoins fermes, car cette innovation peu orthodoxe semble les avoir alertées sur le fait que la Diaspora italienne ne pouvait plus être laissée entièrement libre de ses initiatives.
Un peu plus tard, Rabbi Mathia ben Heresch, un talmudiste palestinien au talent prometteur, fut envoyé à Rome pour y organiser la communauté juive ; il instaura un système d’enseignement apparemment inédit qui suivait les principes régissant à présent l’enseignement de la Torah en Judée. Désormais, la « Maison d’études de Rabbi Mathia ben Heresch » jouissait d’une certaine réputation. Il s’efforçait de créer une atmosphère culturelle juive, et était aidé en cela par d’autres dirigeants de la vie juive intellectuelle palestinienne qui lui rendaient visite de temps à autre et qui, on peut bien l’imaginer, étaient accueillis avec enthousiasme par leurs coreligionnaires partout où ils passaient depuis le port où ils avaient accosté. Nous savons, par exemple, comment Rabbi Siméon ben Yohai et Rabbi Eléazar ben José se rendirent de Palestine à Rome à un moment critique, au milieu du IIème siècle, comment ils furent reçus en audience par l’empereur, comment ils donnèrent à Rabbi Mathia des éclaircissements concernant certains points de la loi et lui prêtèrent main forte dans son travail culturel, et comment ils visitèrent le Temple de la Paix et purent y voir le butin qui avait été pris à Jérusalem. Il faudra encore quelques siècles avant que ne débute l’histoire intellectuelle des Juifs d’Italie, mais c’est bien dans ces anecdotes parcellaires qu’on peut en trouver l’origine.
L’attrait pour le judaïsme et les conversions
Malgré le mépris et l’incompréhension avec lesquels on considérait le judaïsme dans les cercles à la mode, il continuait d’exercer une sorte de fascination sur les intellectuels de la société italienne, en particulier dans la capitale. Nombreux étaient ceux qui rejetaient l’idolâtrie, adoptaient le monothéisme juif le plus strict et se mettaient à pratiquer les cérémonies juives les plus importantes, comme le Sabbat ; les Juifs les nommaient « ceux qui craignent Dieu » – sebomenoi en grec et metuentes en latin. Certains de ces semi-convertis se trouvent parfois mentionnés dans la littérature classique comme, semble-t-il, l’épouse de Néron, l’impératrice Poppée.
Ils essayaient d’élever leurs enfants dans la tradition juive : les garçons étaient circoncis et les filles étaient admises officiellement dans le judaïsme, devenant ainsi des « prosélytes » à part entière ; et parmi ceux de la première génération, beaucoup n’étaient pas satisfaits de cette cote mal taillée. On a retrouvé de nombreuses inscriptions à l’emplacement des sépultures de ces semi-convertis, celle, par exemple, d’un chevalier romain, ainsi que celle, encore plus intéressante, d’une femme qui avait embrassé le judaïsme à l’âge de soixante dix ans, avait encore vécu seize ans, et avait été honorée du titre de « Mère de la Synagogue » par deux congrégations distinctes (inscription de Veturia Paulla, ou Sarah sous son nom de convertie, JIWE II 577 dans le corpus de David Noy).
En 95, Flavius Clemens et son épouse Domitilla, cousins de l’empereur Domitien, dont les enfants auraient pu accéder au trône, furent accusés d’ « athéisme » et arrêtés avec d’autres. Flavius fut exécuté (en même temps que l’ancien consul Acilius Glabrio), et Domitilla fut bannie et envoyée à Pantelleria. Bien qu’on ait affirmé plus tard qu’ils s’étaient convertis au christianisme, des sources, talmudiques entre autres, montrent qu’ils avaient été accusés, du moins pour ce qui concernait Clemens, d’avoir adopté la religion juive.
Les autorités ne manquèrent pas d’être alertées par l’atmosphère d’agitation qui régnait autour des questions religieuses et qui se manifestait, non seulement dans les conversions, mais aussi dans l’essor flagrant des sectes récemment arrivées d’Orient, et dont certaines exigeaient de leurs adeptes l’automutilation. Finalement, ces pratiques, et parmi elles la circoncision, furent considérées comme un crime capital et formellement interdites par l’empereur Hadrien.
Cela fut sans doute, en 132-135 en Palestine, la première cause de la révolte de Bar Kochba, qui coûta un lourd tribut au pouvoir armé de Rome avant d’être réprimée. Cette période dut être particulièrement pénible pour les Juifs italiens, d’autant plus que s’ensuivit une tentative pour supprimer toutes les manifestations et cérémonies publiques du judaïsme, comme le Sabbat et même l’étude de la Torah. Ces persécutions du temps d’Hadrien, qui restèrent longtemps imprimées dans la mémoire des Juifs de Palestine, eurent sans aucun doute un effet délétère sur la vie des Juifs en Italie. Plus tard, l’empereur Antonin le Pieux (138-161) révoqua cette législation, et la calme routine de la période précédente reprit, mais avec, cependant, une différence de taille. La circoncision était à présent permise pour les Juifs, car elle constituait pour eux un rite religieux et national, mais elle restait interdite aux autres en tant que pratique d’automutilation. Et ainsi, dans la continuité de ce raisonnement, la conversion au judaïsme, pour les individus mâles tout au moins, devenait un crime capital. Un peu plus tard, en 204, l’empereur Septime Sévère, alerté par le nombre croissant d’adhésions à la foi monothéiste, interdit formellement les conversions, qu’elles fussent vers le judaïsme ou le christianisme. Ainsi, l’une des forces qui avait auparavant caractérisé la vie juive en Italie et influé sur la composition de la communauté juive italienne accusa un net ralentissement, voire un arrêt complet.
La situation des Juifs au IIIème siècle de notre ère
En règle générale, les Juifs – à l’exception des éléments très zélés qui restaient toujours en Palestine – avaient peu de raisons de se plaindre. En outre, en 212, Caracalla promulgua l’édit célèbre qui accordait la citoyenneté romaine à quasiment tous les habitants libres de l’Empire. Il est vrai que les véritables raisons de cette mesure étaient d’ordre plus fiscal que politique, le but essentiel étant de s’assurer que chacun s’acquitte de ses devoirs de citoyen romain. Mais à présent, les privilèges, eux aussi, s’appliquaient à tous. Jusque-là, seul un petit groupe de Juifs avaient pu profiter d’une pleine citoyenneté. Désormais, celle-ci s’appliquait à toute la communauté, qui se trouva alors sur un pied d’égalité avec ses voisins dans tous les domaines, exception faite de l’obligation de payer son impôt spécial qui, quoique modeste, était dû chaque année.
L’empereur Sévère Alexandre (222-235) avait une telle sympathie pour les Juifs que certains de ses sujets le surnommèrent ironiquement Archisynagogus, « Chef de la synagogue », – aujourd’hui on dirait le parness.
On raconte que, dans son palais, des statues d’Abraham et de Jésus côtoyaient celles des empereurs romains. C’est lui qui le premier fit publier les noms des candidats à des postes officiels avant qu’ils ne soient nommés, à l’instar de ce qui se faisait dans la Synagogue et dans l’Église. Apparemment, ses sujets juifs l’appréciaient tant qu’ils donnèrent son nom à une synagogue de Rome qui, selon une légende apparue plus tard, possédait un rouleau du Pentateuque rapporté de Jérusalem par Titus. (Apparemment, la synagogue en question était aussi connue pour porter le nom du lieu de naissance de Sévère Alexandre, Arca Caesarea ; il est peu probable que le nombre de Juifs originaires de cette ville fût si important qu’ils aient eu leur propre synagogue).
Au siècle suivant, l’histoire de l’Empire Romain fut marquée par des révolutions de palais, par l’anarchie militaire et par la mort sanglante d’un empereur après l’autre. L’empereur Philippe l’Arabe était arabe de naissance, et les Juifs, désormais, n’avaient plus aucune raison de se considérer comme étrangers ! Son successeur, Dèce, inaugura en 250 la persécution des chrétiens, qui allait devenir un élément central de la politique romaine. Dès ce moment, le culte public de l’empereur était l’épreuve de loyauté obligée pour tous les sujets. Certes, grâce à une prescription ancienne, les Juifs n’étaient pas soumis légalement à ce blasphème totalement incompatible avec leur religion, tout comme il l’était avec le christianisme. Mais il est fort possible qu’ils eussent parfois à pâtir du zèle de fonctionnaires incapables de faire la distinction entre les fidèles de deux fois monothéistes différentes, et du point de vue éthique et du point de vue biblique. On ne pourra jamais suffisamment lever le voile et avoir une quelconque idée de ce qui se passait précisément à ces occasions ; on sait seulement que tous les acteurs étaient présents sur la même scène, à la même période, s’évertuant tous à préserver leur héritage spirituel, tous jouant leur rôle dans ce drame tout simplement humain.
Chapitre IV – La Vie Sous l’Empire
Les lieux de vie des Juifs italiens
Durant les siècles qui feront l’objet des pages qui suivent, les communautés juives, dont nous n’avions jusque-là de traces que pour les territoires au sud de Rome, se répandirent dans toute l’Italie, de l’Adriatique à la mer Tyrrhénienne et des Alpes aux îles qui bordent le sud de la Sicile. Nous possédons des données indiscutables pour environ une cinquantaine de lieux. Ces informations sont le plus souvent d’ordre archéologique, ce sont des inscriptions ou des sépultures portant des symboles juifs ; et même si certaines d’entre elles sont relativement tardives, elles sont les signes d’installations antérieures. Parfois, nos sources sont littéraires, le plus souvent issues des écrits des Pères de l’Église. Nous pouvons dire avec une quasi-certitude que, hormis dans les lieux où, pour quelque raison spéciale, des conditions particulières étaient exigées, il existait, avant le déclin de l’Empire romain d’Occident, une communauté juive dans toutes les villes italiennes d’une certaine importance.
Le centre le plus important – et qui le restera durant toute l’histoire des Juifs en Italie – était naturellement Rome, et le nombre de preuves archéologiques ayant trait à cette ville est considérable. Une autre communauté, apparemment très liée à celle de la capitale, était celle de Portus Augusti (devenue plus tard Porto), fondée par l’empereur Trajan en 103 ; à l’époque, c’était un port, mais il se trouve à présent à l’intérieur des terres. De nombreuses inscriptions funéraires ont également été mises à jour à cet endroit. Pour ce qui concerne le grand port maritime d’Ostie, les preuves sont minces, mais une inscription intéressante datant de la première partie du IIème siècle atteste que la communauté juive y avait acquis un terrain afin d’y construire un monument funéraire pour un membre éminent. Cette inscription a été découverte à ce qui s’appelle aujourd’hui Castel Porziano, à une quinzaine de kilomètres au sud-est, où se trouvaient également, semble-t-il, des Juifs.
À Aricia, lieu situé dans les environs de Rome, vivaient également des Juifs ; on raconte que s’y étaient établis les Juifs expulsés par Claude. Pour ce qui est du nord de la capitale, on trouve des Juifs très tôt en Étrurie à Falerii, à Clusium (Chiusi), à Luna (Luni) et peut-être à Florentia (Florence) ; en Ligurie, à Janua (Gênes) et à Dertona (Tortona) ; en Gaule cisalpine, à Milan et à Brescia où une inscription commémore une « Mère de la synagogue » ; en Vénétie, à Concordia, à Aquilaea (Aquilée) et à Pola (pour ces trois sites, les traces sont plutôt tardives). Selon une légende hagiographique, il existait en 302 à Bologne une colonie juive où, malgré quelques hésitations, furent enterrés les martyrs chrétiens Vitale et Agricola. Mais les centres les plus importants se trouvaient au sud de Rome, dans les ports maritimes et le long des routes commerciales, car c’est là que passaient, venant de Palestine, d’Égypte et des provinces d’Asie, les Juifs qui se rendaient à la capitale. Comme nous l’avons déjà vu, on trouve des traces très tôt à Naples, à Pozzuoli et à Pompéi, et une tradition ancienne raconte que des Juifs s’installèrent peu après 70 à Bari, à Oria, à Otrante et à Tarente où leur présence est attestée par des inscriptions datant du IIIè siècle. À ces lieux, on peut ajouter Capoue (on a trouvé à Jérusalem l’épitaphe d’une femme juive originaire de ce lieu), Fundi, Terracina, Nola, Venafri, Salerne, Baia, Bacoli et surtout Venosa, la ville natale d’Horace, où l’on a mis à jour une authentique nécropole juive. Une épitaphe romaine semble se référer, quoiqu’on n’en soit pas certain, à un « homme de Calabre », ce qui pourrait indiquer qu’il y avait des Juifs assez tôt dans cette région. Comme nous l’avons dit, des Juifs furent déportés en Sardaigne en 19, et les preuves archéologiques attestent leur présence à deux endroits sur l’île à l’époque dont nous parlons à présent. Du fait de sa position géographique, la Sicile, quant à elle, exerçait plus d’attraits, et nous avons vu que des Juifs s’y trouvaient dès le premier siècle. À la chute de l’Empire, nous avons des traces de leur présence dans au moins neuf lieux sur l’île, parmi eux les villes de Syracuse, Palerme, Catane, Messine et Girgenti (Agrigente). (J’utilise toujours le nom médiéval Girgenti, abandonné pendant l’ère fasciste au profit de la pseudo-classique Agrigento).
Quand Paul fit naufrage et échoua à Malte en 61, il ne rencontra apparemment aucun Juif. Mais une communauté ne tarda pas à s’y établir, comme le prouve la découverte d’un site de sépultures juives – malheureusement les inscriptions sont totalement indéchiffrables, mais une belle représentation du chandelier à sept branches du Temple, alors symbole reconnu du judaïsme, en démontre sans conteste la nature. Il est remarquable que nombre de ces lieux occupèrent une place de premier rang dans l’histoire des Juifs en Italie tout au long des siècles qui suivirent jusqu’à la fin du Moyen-Âge, et même plus tard, si bien qu’il est permis de croire que, dans certains cas, on peut trouver des traces de cette histoire de façon continue à travers les siècles.
La population juive en Italie
Sous l’Empire, le nombre de Juifs en Italie devait probablement se situer autour de 50 000 à son maximum. À la suite des différents mouvements de révolte en Palestine, ce chiffre dut accuser une augmentation temporaire, car il inclut alors l’arrivée des prisonniers dont beaucoup furent promptement expulsés, ou s’assimilèrent, ou moururent. Pour Rome, l’estimation varie entre 12 000 et 40 000, pour une population totale qui n’excédait sans doute pas 100 000.Même le chiffre le plus bas semble pourtant très élevé. Mais si l’on admet que les immigrants juifs de villes de petite importance, comme Tripoli et Elaea, étaient suffisamment nombreux pour former leur propre congrégation, alors on peut être certain que Rome drainait tant d’immigrants de tous les coins du monde juif que ces chiffres semblent pour le moins plausibles.
Quelques portraits de Juifs italiens
Si les informations dont nous disposons concernant le rôle économique des Juifs en Italie sont de tous ordres, elles sont cependant peu précises. Il faut noter qu’aucune de nos sources ne mentionne les métiers décriés qui furent associés aux Juifs dans la propagande antisémite plus tardive – et qui furent le résultat des pressions exercées sur les Juifs lors de l’obscure période médiévale. Il n’existe aucune trace de l’existence de banquiers ou de prêteurs d’argent. D’ailleurs, même les marchands ne sont pas mentionnés explicitement, alors qu’il ne fait aucun doute qu’ils existaient. Une épitaphe nous présente un peintre juif (Eudoxius, JIWE II 277 dans le corpus de David Noy), une autre un médecin juif (Aulus Vedius Collega, JIWE II 341 dans le corpus de David Noy) ; on rencontre également des acteurs juifs, une actrice (Faustina, JIWE II 535 dans le corpus de David Noy), et un poète, en plus du rhétoricien dont nous avons déjà parlé. Josèphe, naturellement, s’était taillé une réputation dans le monde littéraire. Mais s’il existait des vocations particulières chez les Juifs italiens de cette époque, elles étaient de nature des plus modestes. Les Juifs mentionnés sur les épitaphes ou dans des sources similaires sont des humbles. Ils sont bouchers, tailleurs, fabricants de toile, et autres artisans ; et à Rome se trouvait une synagogue entretenue par la corporation des chaufourniers (ou peut-être des cordonniers), les Calcarenses. (Nous n’avons ici aucune certitude, car il se peut que ce terme ait désigné le quartier d’où venaient les contributeurs).
Il était courant de voir, dans les villes comme dans les campagnes, des esclaves amenés de Palestine accomplir des travaux subalternes et pénibles. S’ils étaient affranchis, beaucoup devenaient colporteurs et gagnaient leur pitance en vendant leurs marchandises dans les rues – activité encore répandue à ce jour parmi les prolétaires juifs italiens. Il existe, en effet, datant de cette période, des statuettes de facture grossière et qui ont l’air de représenter des vendeurs de rue juifs. Certaines femmes juives, profitant de leur origine orientale qui même à cette époque, restait chargée de mystère, se taillaient des réputations de diseuses de bonne aventure ; quant aux autres, il faut le dire, elles mendiaient tout simplement dans les rues. Le poète Martial qui, soit dit en passant, employait un esclave juif, se plaignait de ne pouvoir trouver le sommeil à Rome à cause du bruit des marchands de rue et des mendiants juifs. Les nombreuses épitaphes bien conservées de cette époque laissent penser que, alors que certains Juifs étaient relativement aisés, personne n’était immensément riche, et que la grande misère était le lot de la majorité. Un autre poète de l’époque, Juvénal, fait un portrait satirique du Juif romain typique, dont les seuls meubles sont l’apanage des mendiants : un panier et une botte de foin pour y passer la nuit.
Les synagogues et l’organisation des communautés
Déjà à cette époque, c’est la synagogue qui constituait le cœur de la vie juive ; en Italie, comme dans tout le monde classique, on la désignait souvent par le terme προσευχή/ proseukhê, « lieu de prière », bien que le mot synagogue signifie plutôt « lieu de rassemblement ». La communauté juive, elle, était appelée schola, terme communément utilisé pour désigner les corporations professionnelles à Rome, et qui s’appliquait aussi au lieu dans lequel elles se rassemblaient ; cela explique l’usage ultérieur du terme scuola en Italie, tout comme de celui de schul en Allemagne, pour parler de la synagogue. Il ne fait aucun doute que, dans les communautés importantes, il y avait plus d’un lieu de culte ; mais les seules preuves certaines ne concernent que Rome où, à l’époque impériale, on ne dénombre pas moins de douze ou treize congrégations différentes. Certaines étaient organisées sur la base du quartier, d’autres selon le lieu d’origine de leurs fondateurs, d’autres encore semblent avoir rassemblé les affranchis ayant appartenu à un même maître ; d’autres, enfin, recevaient, comme signe de remerciement le nom d’un personnage public connu qui s’était montré bienveillant.
Malheureusement, il n’existe plus aucun vestige archéologique des synagogues italiennes de la période classique, ni même du Moyen-Âge. Mais nous sommes en droit de penser qu’elles étaient construites dans le style habituel des lieux de culte juifs de l’époque, avec des sols en mosaïque, des murs couverts de fresques, et avec, dans une armoire cachée par des rideaux située à l’est du bâtiment, l’Arche Sainte avec ses étagères et ses casiers sur lesquels on plaçait horizontalement les rouleaux de la Torah. De chaque côté étaient placés des lions sculptés, des chandeliers à sept branches et les représentations des vases sacrés du Temple. Ce dispositif figure sur les monuments funéraires et les verres rehaussés d’or qu’on a trouvés à Rome.
Les notables de la communauté portaient le plus souvent des titres grecs plutôt que romains. À leur tête venait une gerousia, un Conseil des Anciens (presbuteroi), présidée par un gérousiarche qui équivalait à celui que nous appellerions aujourd’hui le président. Les autres responsables étaient les archontes (archon au singulier), titre qui, en outre, était peut-être utilisé pour désigner des représentants politiques. Les offices de la synagogue étaient supervisés par l’archisynagogos, le « Gouverneur de la synagogue », terme que l’on trouve également dans le Nouveau Testament. Il y avait aussi le grammateus (le secrétaire), le prostatès (le bienfaiteur), ainsi que le Père et la Mère de la synagogue, dont les titres étaient honorifiques. Nombre de ces charges, pour lesquelles, au début, on était élu, tendirent à devenir héréditaires et donc de pure forme. Par conséquent, nous trouvons non seulement un archon à vie, mais aussi un « enfant archon » âgé de huit ans ; c’est là le reflet, bien naturel dans la Rome impériale, de la progression du principe aristocratique au sein d’une communauté démocratique au départ. Parmi ceux qui avaient un pouvoir exécutif dans la synagogue, nous connaissons l’huperetes (bedeau), vraisemblablement le hazzan en hébreu ; certaines inscriptions mentionnent le hiereus (prêtre, parfois au féminin) qui désigne un cohen, descendant d’Aaron, et d’autres se réfèrent aussi au monomathes, ou sage, qui ne désigne pas un rabbin, au sens du terme technique actuel.
Les catacombes juives
Les informations que nous possédons sur les rites funéraires sont exceptionnelles et de qualité. En Italie, quand le sol s’y prêtait, on utilisait un système de galeries souterraines munies de niches destinées à recevoir les ossements : c’est ce qu’on appelait les catacombes. Ce système de sépulture, qu’on associe généralement aux premiers chrétiens, leur fut sans doute légué par les Juifs qui l’utilisaient le plus souvent, voire toujours, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. On a découvert des catacombes juives en Italie à Oria et à Venosa, en Sicile, en Sardaigne, à Malte, et en particulier à Rome, où l’on a pu étudier pas moins de six dispositifs différents, certains réservés à des communautés individuelles ou à des groupes de communautés, comme c’est le cas des cimetières de nos jours.
Le site de Monteverde, le plus ancien, fut mis en service, semble-t-il, à la fin de l’époque de la République. C’est à partir des inscriptions découvertes dans ces sépultures – plus de 500 à Rome, presque 50 à Venosa – que nous tenons l’essentiel de nos informations concernant la vie juive et son organisation à l’époque classique en Italie. Environ les trois quarts d’entre elles sont en grec, langue internationale de la Méditerranée occidentale, utilisée essentiellement pour le commerce, et langue quasi sacrée de la diaspora juive de cette période. Presque tout le quart restant est en latin, seule une toute petite partie d’entre elles est en hébreu, et elles sont pour la plupart rédigées en termes stéréotypés (« Paix » ou « Paix sur ce lieu de repos »).
En revanche, presque la moitié des noms sont latins (avec une proportion plus grande pour les femmes que pour les hommes), moins d’un tiers sont en grec, et environ un huitième en langue sémitique. Il faut ajouter que, parmi les noms latins, on trouve ceux de divinités païennes, ce qui montre déjà les progrès de l’assimilation ! Cette assimilation se manifeste de même dans une longue inscription en latin, écrite en hexamètres conventionnels, mais assez maladroits, et également sur certains sarcophages qui montrent des bas-reliefs à formes humaines et, parfois, des motifs indiscutablement païens ; on trouve, en outre, dans les catacombes, des pièces décorées de fresques qu’il serait bien difficile, aujourd’hui, de qualifier d’orthodoxes ! Il faut signaler que la liberté la plus débridée se dévoile dans les catacombes de la Via Appia, à l’extérieur de Rome, lieu apparemment utilisé par un groupe prospère et largement romanisé. On y trouve des symboles religieux juifs sur la plupart des tombes – la branche de palmier, le cédrat, la corne de bélier, et surtout le chandelier à sept branches, considéré dans l’ensemble du monde classique comme le symbole du judaïsme et qui, jusqu’à nos jours, est demeuré la marque de la communauté juive de Rome, où sa célèbre représentation sur l’Arc de Titus s’offrait aux yeux du monde. Compte tenu de la masse importante de sources imprimées concernant les Juifs à Rome à l’époque classique, je me contenterai ici d’un bref résumé de ces sources. Les derniers travaux en anglais sont ceux de Vogelstein, History of Jews in Rome, Philadelphia, 1941, qui recense les publications les plus récentes.
La vision des Juifs par la société romaine
La population italienne – du moins les classes supérieures – n’ignorait pas la présence des Juifs en son sein et, par conséquent, elle avait quelques notions, bien souvent extrêmement confuses, des leurs pratiques religieuses les plus courantes. « J’aimerais mieux être le cochon d’Hérode que son fils », disait Auguste qui connaissait aussi bien l’interdiction du porc chez les Juifs que les tragédies internes de la maison royale de Palestine ; mais les gens de cette époque prétendaient que l’interdiction du porc était une marque de reconnaissance à cet animal pour avoir servi d’agent de renseignement au temps de l’Exode. On regardait aussi d’un œil soupçonneux la pratique étonnante qui consistait à sacrifier – « gaspiller », disait-on – chaque septième jour pour le Sabbat mais la plupart pensaient que c’était un jour de jeûne. Selon Ovide, la synagogue était un lieu d’assignation à résidence. Pline pensait qu’il était d’usage de consommer toujours du poisson les jours de fête. Le poète Juvénal épinglait avec regret l’histoire de ce père païen qui était attiré par le judaïsme et respectait le Sabbat tandis que son fils était devenu un Juif pur et dur, observant la loi de Moïse y compris dans ses détails « asociaux ». « Dans quelle schul te trouverai-je ? » (in qua te quaero proseucha ?) lui demande un ivrogne qui l’interpelle dans la rue. Horace aussi fustigea l’exemple même de la crédulité en l’attribuant au « Juif Apella », dont il disait qu’il croyait à des choses auxquelles lui ne croyait pas (« le juif Apella peut bien croire ça s’il le veut – moi, pas », Horace, Satire 5, I, 100). Il avait un ami qui montrait un intérêt pour ce que, dans son ignorance, il appelait l’observance du « treizième Sabbat» (peut-être une référence fautive à la Pentecôte), et fait des allusions aux Juifs qui réussissaient à rallier les étrangers à leur cause.
La vie des Juifs italiens
Vers la fin de l’Empire, les Juifs s’assimilèrent davantage. Dans les catacombes, les dernières inscriptions, dont la plus grande partie avait été rédigée en grec, étaient rédigées à présent, pour la plupart, dans la langue du pays. Les noms latins, qui avaient toujours été majoritaires, étaient maintenant les plus courants. On a les preuves qu’une littérature vernaculaire avait commencé à émerger. C’est à peu près à cette époque qu’un admirateur de l’Ancien Testament écrivit un ouvrage dans lequel il comparait la jurisprudence juive et la jurisprudence romaine (Collatio legum Mosaicarum et Romanarum); et, dans un but d’éducation, la Bible fut traduite en latin dans une version qui devint la norme dans les provinces occidentales de l’Empire et exerça une influence considérable sur la Vulgate de Jérôme. Les recherches récentes laissent penser que ces textes étaient enluminés, marquant ainsi le début d’une tradition d’art ecclésiastique juif en Europe. La langue utilisée montre des traits particuliers, qui reflètent peut-être les usages linguistiques des Juifs de l’époque, et qui se perpétuent de nos jours dans le dialecte judéo-italien – témoignage frappant d’une continuité s’étendant sur deux millénaires.
De façon générale, on peut dire que la vie des Juifs en Italie sous l’Empire s’écoulait sans heurts. Certes, dans les cercles à la mode, ils étaient considérés avec un mépris d’autant plus grand que même certains membres de l’aristocratie montraient une inclination manifeste pour le judaïsme. Chaque fois qu’éclataient des révoltes en Palestine, leur position se trouvait indiscutablement fragilisée, mais le danger passait toujours sans créer de dommages durables. Bien qu’ils dussent encore payer l’impôt annuel au Fiscus Judaicus, ils étaient, d’une certaine manière, véritablement privilégiés. Comme on l’a dit plus haut, ils étaient la seule population dispensée, selon une ancienne tradition, de l’obligation de participer au culte national et d’offrir des sacrifices aux divinités de l’État, dont faisait partie l’empereur. C’était, aux yeux de tous, un geste formel de loyauté, mais un geste que les Juifs ne pouvaient pas accomplir. Ils étaient dispensés de l’obligation générale de remplir des fonctions municipales (« curiales ») parce que cela les aurait obligés à pratiquer des rituels païens. « Une religion hautement distinguée, d’une légalité incontestable », telle était la formule des juristes de l’époque impériale pour désigner le judaïsme. Mais les temps approchaient où d’autres idées seraient de mise, et où les Juifs d’Italie devraient faire face à un monde différent.
Chapitre V – L’Empire Chrétien
Une période de double rupture
En 313, Flavius Valerius Constantinus, connu dans l’histoire sous le nom de Constantin le Grand, et son co-empereur, Licinius, publièrent à Milan un édit qui rendait égales en droit toutes les religions de l’empire romain.
L’arrêt des persécutions envers les chrétiens n’en fut pas la seule conséquence ; de fait, cet édit instaurait la domination des chrétiens et arrêtait le destin du paganisme classique. En outre, dix-sept ans plus tard, l’empereur choisit une nouvelle capitale, l’antique Byzance (désormais renommée Constantinople) sur les rives du Bosphore, cœur stratégique de l’Orient. Il mettait fin ainsi aux quatre siècles qui avaient vu la glorieuse Rome dominer tout le monde méditerranéen. Il se produisit donc, au cours de ces années, une double rupture avec le passé, et c’est pour cette raison qu’on les considère classiquement comme le grand virage qui mène de la période classique au Moyen-Âge.
Un changement d’attitude à l’égard du judaïsme
Cela valait naturellement pour les Juifs, et plus particulièrement pour ceux d’Italie. Depuis des centaines d’années, leur religion était considérée comme légitime, et ils étaient traités en conséquence, si l’on excepte quelques courtes périodes de régression. Très tôt, depuis l’édit de Caracalla, tous, sans exception, étaient des citoyens romains à part entière. Mais, quand le pouvoir passa aux mains de la religion-fille, fervente et jalouse, avec ses théories d’un salut sélectif, la place du judaïsme changea.Ses adeptes, qui avaient bénéficié d’un statut quasiment privilégié, se retrouvaient maintenant dans une position d’inférieurs qui les affectait, non seulement sur le plan politique, mais aussi dans le domaine économique. Ils finirent par se trouver rejetés en marge de la société et, de nos jours, les efforts entrepris pour rétablir un équilibre ont été la cause d’une réaction qui a mené au phénomène de l’antisémitisme et à ses conséquences funestes.
Il est vrai que, contrairement à la croyance populaire, Constantin lui-même ne se convertit pas au christianisme à l’époque de l’édit de Milan ; et il est également vrai que, pendant un certain temps, aucune véritable législation contre le judaïsme en tant que tel ne fut instaurée et qu’il conserva le statut qui avait été le sien du temps des empereurs païens. Pourtant,c’est dans le vocabulaire administratif que le changement d’atmosphèretransparut, car l’administration s’intéressait à présent davantage aux Juifs de la Diaspora, y compris à ceux d’Italie, qu’à ceux d’une Palestine à demi désertée. La « religion hautement distinguée, d’une légalité incontestable » n’était pas devenue illégale, mais, dans les actes impériaux,on y fait allusion comme à « un rassemblement sacrilège » ou « une secte méprisable » – posture bien différente, que le pouvoir exécutif maintint sans faillir. En 315, ses membres furent menacés du bûcher s’ils osaient persécuter ceux qui avaient déserté leur camp en faveur de « la foi du Dieu véritable ». L’ancienne législation contre les prosélytes des religions monothéistes fut renouvelée, mais elle ne s’exerçait que contre les Juifs ; les convertis et ceux qui les avaient convaincus étaient menacés de la peine capitale. Même les mariages entre Juifs et chrétiens étaient considérés comme un crime capital, à moins, bien entendu, que les Juifs ne renoncent à leur foi.
Cette régression ne se limitait pas aux questions concernant la vie spirituelle. Jusque-là, pour des raisons pratiques qui seyaient aux deux parties, les Juifs d’Italie comme d’ailleurs avaient été dispensés de l’obligation d’accepter des charges municipales ; en 321, Constantin annula cette mesure. En dépit de l’exemption traditionnelle du service militaire, qui remontait aux temps de Jules César, les Juifs avaient récemment manifesté un certain goût pour la carrière militaire, au grand dam des Pères de l’Église ; avant la fin du IVème siècle, et à plusieurs reprises, celle-ci leur fut interdite, et ceux qui étaient déjà enrôlés furent expulsés de l’armée. À partir de 339, les Juifs n’eurent plus le droit de posséder d’esclaves chrétiens, ou de convertir au judaïsme des esclaves d’une autre religion ; quant à l’empereur Constantin, dans un geste d’ultime précaution, il alla jusqu’à leur interdire d’avoir même des esclaves païens. En termes modernes, cela signifiait purement et simplement un embargo sur tout emploi de non-Juifs, et donc l’exclusion virtuelle des Juifs de l’industrie et de l’agriculture, sinon à une très petite échelle. Les mesures de ce type ne semblent pas avoir été appliquées immédiatement, ni en tout lieu. Cependant, le moindre des effets de leur simple existence fut sans doute de fragiliser tout sentiment de sécurité au sein de la population juive.
Quand Julien l’Apostat accéda au trône en 361, les Juifs d’Italie eurent, pendant une courte période, l’impression que les événements qui avaient précédé n’étaient qu’un mauvais rêve passager, et que la situation antérieure serait rétablie. Par sa philosophie, Julien était un adversaire des deux fois monothéistes, mais son ressentiment devant l’essor du christianisme le rendait bienveillant à l’endroit des Juifs.
Dès son arrivée au pouvoir, il décréta une liberté élargie et des droits égaux pour tous les cultes et toutes les croyances, pour les Juifs, les païens et les chrétiens. Il abolit l’impôt spécial dont étaient frappés les Juifs depuis l’époque de Vespasien et, pour rendre la mesure encore plus efficace, il fit détruire les documents qui la fondaient. Les communautés de l’empire apprirent qu’il avait l’intention de reconstruire le Temple de Jérusalem, elles lui en furent reconnaissantes, et il ne fait aucun doute que les pieux Juifs d’Italie organisèrent une collecte de fonds destinés à ce bien essentiel. Mais ce grand projet fut mis à l’arrêt, non par des manifestations surnaturelles prédites avec force tapage par les auteurs chrétiens, mais par la mort subite de l’empereur. En effet, à peine deux ans après son accession au trône, il trouva la mort dans une échauffourée, au cours d’une campagne militaire en Orient. Le christianisme ne tarda pas à être réhabilité comme religion officielle de l’Empire, et les mesures réactionnaires reprirent leur cours habituel.
Au début, cela s’était passé de façon mesurée, grâce à la tolérance générale stipulée dans l’édit de Milan. En effet, longtemps après que les empereurs eurent embrassé la foi chrétienne, le paganisme demeurait la religion d’État à Rome, et on continuait à pratiquer ses rituels étincelants. Ce n’est qu’après l’accession au trône de l’empereur Gratien, en 375, que le chef de l’État abandonna le titre de Pontifex Maximus, ou « Grand Prêtre », du rituel païen, que l’autel païen de la Victoire fut retiré du bâtiment du Sénat, et que le trésor public arrêta de financer les dépenses des cérémonies et des sacrifices païens. Des années plus tard, on pouvait encore déceler des traces de paganisme dans les familles patriciennes, mais désormais leur combat était perdu. Malgré ce qu’il restait de tolérance, de pieux ecclésiastiques parvenaient souvent à rassembler une foule qui attaquait les temples antiques, les détruisait ou les transformait en églises chrétiennes – sort également réservé à d’innombrables édifices dans toute l’Italie. En théorie, bien sûr, la différence était patente entre les païens idolâtres et les Juifs adeptes, à leur manière, du culte du vrai Dieu, entre un temple dédié au culte immoral d’une image, et une synagogue où l’on honorait le Dieu de Moïse et de Jésus. Pourtant, dans l’ivresse de leur triomphe, les paladins chrétiens ignorèrent ces différences, et mirent sur le même plan judaïsme et paganisme, trop heureux de saisir toutes les occasions de jeter le bébé avec l’eau du bain. Une longue période fut marquée, dans toute l’Italie, par une suite ininterrompue d’incidents violents ; la foule, parfois sous la houlette de l’évêque, attaquait les synagogues, les détruisant ou les reconsacrant pour y pratiquer le culte chrétien.Une loi interdisant la construction de nouvelles synagogues, sous peine qu’elles soient détruites, plaçait une arme de plus entre les mains des fanatiques religieux. Il était souvent impossible de définir précisément ce qu’était une nouvelle synagogue : le terme recouvrait-il l’agrandissement d’anciens bâtiments, ou les réparations d’édifices détruits, ou le remplacement d’un lieu de culte temporaire par un lieu de culte permanent ? Ainsi les communautés juives furent-elles plus que jamais à la merci de n’importe quel individu, ecclésiastique zélé ou religieux démagogue, désireux d’enflammer la populace.
Des attaques semblables se perpétuèrent sporadiquement en Italie pendant deux ou trois cents ans. L’exemple connu le plus ancien remonte à l’année 350, quand l’évêque Innocent détruisit la synagogue de Tortona, non loin de Gênes, fit construire une chapelle sur son emplacement et offrit aux Juifs de choisir entre l’exil et le baptême. Il ne put égaler en zèle ni en excès son contemporain Philastre qui, avant de devenir évêque de Brescia, avait voyagé dans toute l’Italie, prêchant contre les Juifs et « discutant » avec eux de sujets religieux. On raconte qu’il remporta un succès particulièrement important à Rome, où un grand nombre de non-croyants furent convertis. Pour avoir une idée de l’atmosphère qui entourait sa propagande, on peut se référer à un épisode de 387-388, quand la foule romaine, après avoir détruit l’un après l’autre les temples païens, tourna son attention vers les synagogues et réduisit l’une d’elles en cendres. L’usurpateur Maxime, qui dirigeait alors l’Italie Centrale, ordonna que les coupables fussent punis et les dégâts réparés. En conséquence, il fut couvert d’opprobre par les hommes d’église zélés, qui virent dans sa mort sur le champ de bataille, l’année suivante, un châtiment pour son acte sacrilège. Dans ses sermons de Milan, en 388, le grand Ambroise, évêque très érudit, condamnait sans appel l’empereur Théodose qui avait ordonné la reconstruction, aux frais des émeutiers, d’une synagogue détruite illégalement en Asie Mineure. Dans l’une de ses lettres, il écrit qu’il n’a d’autre ambition que de mourir en martyr lors d’un événement de cette sorte, et il regrette que sa paresse l’ait empêché de mettre lui-même le feu à la synagogue de Milan, détruite plus tard par la main de Dieu. En général, nous ne sommes au courant de ces incidents que lorsque la victime a demandé la protection d’un dirigeant honnête. Mais cela n’était possible que dans un nombre limité de cas ; et les quelques exemples épars que nous possédons nous donnent une indication générale de ce qui se passait dans tout le pays lors de ces années obscures. Le nombre des conversions au judaïsme, qui avaient continué en dépit de toutes les mesures législatives, augmentait à présent dangereusement. En revanche, l’apostasie devenait largement prévalente, car il suffisait de se faire baptiser pour échapper automatiquement aux effets de la discrimination et de la vindicte populaire qui allaient croissant. Il est fort probable que, sous l’effet de ces pressions constantes, les faibles, les indécis, les indifférents aient renoncé en masse à faire partie de la communauté juive. Cette période se caractérise par un déclin global de la population juive du pays qui diminua avec une rapidité désastreuse, en chiffre absolu tout comme en chiffre proportionnel. Dans les siècles qui suivirent, on peut dire qu’elle n’occupa qu’une place très limitée, au nord du pays tout au moins, et il est fort probable que les chiffres des IIème ou IIIème siècles ne furent plus jamais atteints. Mais ceux qui abandonnèrent le judaïsme furent naturellement absorbés dans la population du pays, comme des milliers et des dizaines de milliers d’autres dont on ne parle jamais, venus des coins les plus reculés de la Méditerranée et du monde occidental. Il n’est pas en Europe de pays où le racisme soit plus incongru.
Les conditions de vie des Juifs à la fin de l’Empire romain
En 395, quand mourut l’empereur Théodose Ier, ses territoiresfurentdivisés entre ses deux fils : Arcadius, l’aîné, connu sous le nom d’« Auguste » à l’est, qu’il gouvernait depuis Constantinople, et Honorius, le plus jeune, à l’ouest et en Italie, qu’il gouvernait depuis Rome. Cette division allait se pérenniser. Et elle orienta de façon significative le devenir des Juifs italiens, dont l’origine et l’essor avaient beaucoup dû à l’association politique entre l’Italie et la Palestine. Désormais, les deux pays obéissaient à deux administrations distinctes, et il devint bientôt évident que les deux communautés devraient se rendre indépendantes l’une de l’autre. Depuis l’époque de Thaddée de Rome, à la fin du Ier siècle, les Juifs italiens avaient déjà eu pour habitude de réunir chaque année des fonds auprès de leurs membres, pour subvenir aux écoles et à d’autres institutions religieuses en Palestine, à l’instar du demi-shekel consacré auparavant au temple de Jérusalem. On donna à cette contribution, tout comme à d’autres impôts spéciaux de l’époque, un nom conventionnel, celui d’ « argent pour le chapelet » (aurum coronarium). Régulièrement, le patriarche ou Nassi des Juifs de Palestine, qui gérait les contributions et en était probablement le principal bénéficiaire, dépêchait des envoyés (apostoloï) en Italie pour organiser les collectes et encourager les contributeurs ; et leurs visites ranimaient la vie religieuse locale et créaient des liens entre les deux pays. Le nom de deux de ces envoyés érudits, ayant vécu tous deux au début du IVème siècle, est resté dans le Talmud : Rabbi Hiyya ben Abba et Rabbi Judah ben Titus. Après la division de l’Empire, l’empereur d’Occident vit d’un mauvais œil partir vers l’Orient l’argent de cet impôt ; en 399, sous prétexte que cela constituait un fardeau insupportable pour ses sujets juifs (c’est la seule fois qu’il montra quelque sollicitude), Honorius interdit désormais qu’on levât cet impôt dans ses territoires. Cinq ans plus tard, ses relations avec son frère devinrent meilleures, et l’interdiction fut levée ; mais peu de temps après, le Patriarche mourut sans laisser d’héritier mâle, et la fonction fut supprimée. À l’Est, ce qu’il avait gagné fut reversé au trésor impérial, et il se peut bien qu’à l’Ouest les empereurs aient suivi l’exemple. Même à présent, et cela a été le cas tout au long de l’histoire juive, les institutions et les écoles juives de Palestine reçoivent toujours des dons d’Italie et d’autres parties du monde. Une inscription du VIIème ou VIIIème siècle à Venosa rapporte avec fierté comment deux apostoloi avaient officié lors de l’enterrement de l’unique enfant d’un notable de la communauté. Quoi qu’il en soit, avec l’abolition du patriarcat et la disparition de l’aurum coronarium, la dépendance formelle des Juifs d’Italie à l’égard de ceux de Palestine prit fin.
Il existe, de cette époque, un autre décret impérial qui met en lumière le nombre de Juifs en Italie et leurs conditions de vie. Après la mort de Constantin, ils furent à nouveau dispensés de l’obligation de servir dans des fonctions « curiales » très coûteuses, car l’expérience de leur passage dans ces fonctions semble s’être soldée par un échec. Cela n’empêcha pas Honorius d’exiger, contrairement à son frère, que chacun, quelle que fût sa religion, s’acquittât de ces charges décriées par tous. En 398, alors qu’il se trouvait en Italie du Sud, il fut pris à partie par une foule de Juifs qui le suppliaient de revenir sur sa décision. « Nous avons rencontré, écrit-il, de nombreux citoyens de toutes conditions, tous adeptes des superstitions juives, qui arpentent les rues d’Apulie et de Calabre persuadés qu’ils doivent être dispensés de l’obligation d’accomplir leur devoir public, et ce en vertu d’une certaine loi promulguée il y a peu dans le provinces de l’Est. » Il pensait que de telles dispositions seraient néfastes pour ses territoires, dans lesquels désormais toute personne, quelles que fussent ses croyances, devait s’acquitter de ses obligations civiques. Cet épisode témoigne de l’importance qu’avaient prise les communautés de cette région, à présent que les Juifs s’étaient répandus dans toute la péninsule.
Tout juste cent ans après que Constantin eut dépossédé Rome de sa gloire en transférant l’administration dans sa toute nouvelle et resplendissante capitale qui s’ouvrait sur l’Asie, l’antique cité impériale reçut un coup mortel quand elle fut mise à sac par Alaric et ses Wisigoths en 410, et encore plus sauvagement par Genséric et ses Vandales en 455.
L’Italie, emportée par des vagues successives de hordes barbares portant tantôt les oripeaux d’alliés et tantôt ceux d’ennemis, faisait maintenant connaissance avec les horreurs de la guerre qu’elle avait si souvent exportée dans d’autres pays et réussi, jusque-là, à maintenir hors de ses propres frontières. Ses villes furent mises à sac, ses campagnes dévastées, et les trésors qu’elle avait accumulés – y compris ceux qui avaient été rapportés, des siècles auparavant, de Jérusalem – furent pillés. Il fallut relativement peu de temps pour que la population romaine passe de 750 000 à 50 000 âmes, et il en fut de même pour les autres villes qui déclinèrent, peut-être dans des proportions moindres. Comment les Juifs, en grande majorité habitants des villes, endurèrent-ils cette période ? Nous ne pouvons que nous en tenir à des déductions pour imaginer une réponse, malgré l’unique détail qui est parvenu jusqu’à nous et qui concerne la synagogue de Syracuse, détruite lors d’une attaque des Vandales.
Le 4 septembre 476, Romulus Augustus fut destitué, et ce fut la fin de l’Empire romain.