L’exclusion inavouée
par Jean-Luc Landier
Sarah FAINBERG, Les discriminés : L’antisémitisme soviétique après Staline, Paris, Fayard, 2014.
On peut difficilement ne pas voir dans le vaste essai que l’historienne et politologue Sarah Fainberg a consacré à « l’antisémitisme en URSS après Staline », un hommage (savant) qu’elle rend à son père, Viktor Fainberg, figure éminente de la dissidence en URSS.
Dans Les discriminés, elle décrit, en effet, au terme d’une très large enquête de terrain, les différents aspects de l’exclusion généralisée, mais inavouée, dont les Juifs d’Union soviétique furent victimes entre la mort de Staline et la chute du régime, ainsi que les modes de défense qu’ils furent contraints d’adopter.
Sans procéder à une histoire générale de l’antisémitisme en Union soviétique, cet ouvrage analyse, à la suite d’entretiens avec des Juifs issus de quatre générations, les mécanismes subtils par lesquels le régime a nié leur identité spécifique et cherché à mettre au ban de la société ceux d’entre eux qui refusaient la discrimination. Il souligne, sur un plan plus général, que la politique ethnique de l’Union soviétique, théoriquement opposée au racisme, conduisit le régime à persécuter les minorités.
Un épisode porta cette discrimination inavouée devant l’opinion de l’Europe occidentale : le 24 décembre 1970, un tribunal de Léningrad condamna un groupe de douze citoyens soviétiques – dont neuf Juifs – à de lourdes peines pour une tentative de détournement d’un avion qui fut interrompue par le KGB avant sa mise en œuvre. Les accusés projetaient de gagner la Suède avec cet appareil, afin de pouvoir ensuite se rendre en Israël. Deux des accusés, Mark Dymshits et Édouard Kouznetsov, furent condamnés à mort. Le procès qui leur fut intenté eut un grand retentissement dans le monde. La pression internationale contraignit les autorités soviétiques à alléger les peines infligées, et en particulier à commuer les condamnations à mort en quinze années de camp de travail. Les condamnés furent libérés dans le cadre d’échanges d’« espions » au cours de la décennie suivante, et purent s’installer en Israël. Le procès de Léningrad fut une étape majeure dans le long combat des Juifs d’URSS contre les discriminations que le pouvoir soviétique leur infligeait depuis des décennies. Il jeta une lumière crue sur l’antisémitisme d’un régime dont la venue au pouvoir, en 1917, avait pourtant été activement soutenue par les masses juives que l’Empire des tsars opprimait cruellement.
La révolution bolchévique et la construction de la nouvelle société soviétique avaient permis aux Juifs de Russie de bénéficier d’une pleine égalité, et d’une rapide promotion sociale et intellectuelle, tout en renonçant à leur particularisme culturel. Après les immenses souffrances de la seconde guerre mondiale, et la disparition de 2,5 à 3,3 millions de Juifs sur le territoire de l’URSS, le pouvoir de Staline entama une campagne de dénonciation du « cosmopolitisme », menace existentielle pour le judaïsme soviétique qui ne prit fin qu’à la suite de la mort du dictateur en mars 1953. Mais la marginalisation sociale des Juifs perdura jusqu’à la disparition de l’Union soviétique au travers de normes d’exclusion non écrites qui devinrent un véritable code culturel.
Entre Lénine et Staline : de l’émancipation à la marginalisation
Lorsque l’Union soviétique fut fondée, après la révolution bolchévique d’octobre 1917 et la guerre civile de 1918 à 1922, trois millions de Juifs se trouvaient sur son territoire, principalement dans les provinces de l’Ouest de la « zone de résidence » qui leur était assignée. Ils avaient subi une oppression féroce sous l’ancien régime : assignations à résidence, interdictions professionnelles, numerus clausus à l’université, pogroms sanglants. La majorité des Juifs vivaient dans des shtetls, sous l’autorité de rabbins souvent peu ouverts aux idées nouvelles, dans un milieu clos qui décourageait l’ardente aspiration à l’émancipation et à l’ouverture sur le monde qui animait nombre d’entre eux. Dés leur arrivée au pouvoir, les Bolchéviks, qui comptaient nombre de cadres d’origine juive dans leurs rangs, condamnèrent l’antisémitisme et proclamèrent l’égalité de tous les citoyens. L’éradication des pratiques religieuses, dont le judaïsme, était toutefois un de leurs objectifs majeurs.
Comme l’indique Sarah Fainberg, les Juifs bénéficièrent « d’une mobilité géographique et sociale sans précédent ». Ils quittèrent leurs shtetls de la zone de résidence des provinces de l’Ouest pour s’installer en nombre dans les grandes villes, notamment Moscou, Léningrad et Kiev. Les jeunes générations, dont l’enfance s’était déroulée dans des foyers traditionnalistes, qui souvent n’avaient connu que l’éducation du ‘hédère, l’école juive du shtetl, abandonnèrent la culture et la pratique religieuse de leurs parents. Ils russifièrent leurs noms et prénoms, et adhérèrent souvent avec enthousiasme aux valeurs du régime. « L’expérience soviétique est vécue généralement comme une libération du carcan religieux, et de l’espace confiné de la bourgade juive », p.58. Des perspectives d’éducation et de carrière sans précédent s’offrent à eux : apprentissage de la langue russe pour ceux qui ne connaissaient que le yiddish ou l’hébreu, filières de formation accélérée, telle la faculté des travailleurs « où ils pouvaient achever leur cursus primaire ou secondaire, et préparer les examens d’entrée dans les établissements d’enseignement supérieur », p. 61. Vers 1930, 10 % des étudiants de ces établissements étaient juifs. Sarah Fainberg met l’accent sur la véritable ruée des étudiants juifs vers l’enseignement supérieur (p.104-105). Au milieu des années 30,15 % des Juifs d’URSS poursuivaient des études supérieures, contre 9 % des Juifs américains. Elle explique ce phénomène par trois facteurs : le fort taux d’urbanisation des Juifs d’URSS, la tradition juive du rapport au savoir et de la valorisation des études, et enfin, sur un plan plus général, le développement considérable du système éducatif, en particulier technique, en URSS.
Une classification léniniste ambiguë
Le régime entendait toutefois assimiler les Juifs par tous les moyens. Sarah Fainberg rappelle que Lénine niait l’existence d’une nation juive, expliquant cette négation par son conflit avec les sociaux-démocrates du Bund, qui revendiquaient une autonomie juive au sein de l’empire russe (p.75). Dans la brochure Le marxisme et la question nationale, rédigée en 1913 à la demande de Lénine, Staline indique qu’« une nation est définie par des critères de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture ». Or les Juifs n’étaient pas installés sur un territoire où ils étaient les plus nombreux, et, surtout, quasi-absents des professions agricoles liées à la terre. « Non reconnus comme un peuple, ni comme une nation, ni comme une communauté religieuse et spirituelle » (p. 77), les Juifs posèrent dés les années 1920 un délicat problème de classification aux ethnographes et statisticiens soviétiques. Répartis d’abord en cinq « peuplades » (narodnosti), parmi lesquels les Juifs du Caucase, dont la culture n’était pas ashkénaze, les Juifs furent réunis, en 1932, dans une catégorie unique : la nationalité juive (p.77). Nationalité certes, mais non nation, car les Juifs n’avaient pas de territoire, à l’exception de la région autonome du Birobidjan, créée par Staline en 1928 afin de s’opposer au sionisme, et où les Juifs ne furent jamais nombreux. En parallèle, l’enseignement de l’hébreu, considéré comme réactionnaire, fut prohibé, alors que, dans ces années, la langue yiddish fut encouragée et rendue obligatoire dans les écoles juives.
La dictature stalinienne et de son régime autoritaire se durcissent dans les années 1930, ; les vagues d’arrestations et d’exécutions de la Grande Terreur de 1937-1938, frappèrent les Juifs comme d’autres catégories sociales, sans toutefois être caractérisées spécifiquement par l’antisémitisme. À la suite du Pacte germano-soviétique d’août 1939, l’URSS repoussa ses frontières vers l’Ouest. Deux millions de Juifs de Pologne orientale et des pays baltes furent soumis au pouvoir soviétique. L’agression nazie du 22 juin 1941 (Opération Barbarossa) précipita la majorité des Juifs d’URSS dans l’apocalypse. L’avancée fulgurante de la Wehrmacht ouvrit la voie aux Einsatzgruppen (unités SS dédiées à l’extermination des Juifs) qui assassinèrent des centaines de milliers de Juifs avec l’aide active des populations locales, et en particulier des organisations nationalistes baltes et ukrainiennes, dans des massacres systématiques perpétrés dans toutes les terres soviétiques occupées par les Allemands. Une partie de la population juive des régions de l’Ouest avait toutefois pu être évacuée vers l’Asie centrale avant l’arrivée des troupes nazies. 500.000 Juifs soviétiques combattirent dans l’Armée rouge et dans les brigades de partisans. Staline, soucieux de gagner à sa cause le judaïsme américain, favorisa la création du Comité juif antifasciste, présidé par le grand acteur Solomon Mikhoels, qui apporta une contribution déterminante à l’image de l’URSS auprès de ses alliés occidentaux.
Si en 1941-1942, la presse soviétique fit état de massacres de Juifs dans les territoires occupés de l’Ouest, et en particulier du site de Babi Yar, ces informations se tarirent dés l’année suivante et se limitèrent à la mention de l’assassinat de « citoyens soviétiques ». Les contacts étroits pris par le Comité juif antifasciste avec le judaïsme américain, et qui avaient conduit à la rédaction du Livre noir sur les atrocités nazies contre les Juifs, furent mis au passif de ses membres. Mikhoels fut assassiné en 1948 dans un « accident », les activités du Comité furent interdites et ses archives saisies.
Si l’Union soviétique, simultanément, apporta son soutien à la création de l’État d’Israël et lui fit livrer des armes par la Tchécoslovaquie, l’étau se resserra sur les membres du Comité qui furent arrêtés par le KGB, accusés de nationalisme bourgeois et de « cosmopolitisme ». L’expression de la culture yiddish fut interdite. Le 12 août 1952, au terme d’un procès où les accusés durent, sous la torture, avouer des crimes imaginaires, treize intellectuels, poètes et écrivains juifs furent fusillés à Moscou.
Pendant cette période, la campagne contre le « cosmopolitisme » dans les medias et dans toutes les institutions mit les Juifs au ban de la société. Des milliers de cadres furent licenciés, les étudiants juifs furent chassés de l’université. Les Juifs d’Union soviétique vécurent dans un climat de terreur qui atteignit son paroxysme avec l’arrestation de centaines de médecins, dont certains furent accusés d’avoir tenté d’assassiner Staline (« complot des blouses blanches »). La mort du tyran, le 5 mars 1953, mit fin à cette campagne de persécutions, qui menaçait l’ensemble des Juifs soviétiques.
Le piège de la nationalité juive : le « cinquième point«
Comme leurs concitoyens d’autres origines ethniques, « les Juifs sont littéralement assignés à leurs origines par un marqueur identitaire administratif de nature univoque et irrévocable : le cinquième point. Celui-ci correspond à la mention des origines ethniques sur le passeport intérieur, lequel n’était pas un titre de voyage, mais une carte d’identité facilitant le contrôle administratif et policier de la population », p.88-89.
Le concept de nationalité a été forgé par les ethnologues soviétiques des années 1920 et 1930. L’appartenance à une nationalité, synonyme de groupe ethnique, résultait d’une transmission biologique et non juridique. Transmise par la mère ou le père, elle ne pouvait être acquise ou modifiée, sauf lors des recensements de population, ou dans le cas d’enfants issus d’unions mixtes. « Dans ce contexte, la judéité ne saurait se définir en termes confessionnels, ni même strictement linguistiques ou culturels », p.91.
Pour les Juifs, dépourvus de territoire à la différence des Géorgiens, des Ukrainiens ou des Ouzbeks, la nationalité se limitait à une ethnicité définie selon un critère d’hérédité. Dans ces mêmes années, le régime soviétique a favorisé les minorités ethniques aux dépens de la nationalité russe, majoritaire, ce qui offrit d’exceptionnelles opportunités de promotion sociale aux Juifs, qui furent nombreux à être nommés à des postes d’encadrement dans l’appareil d’État. La politique de discrimination positive en faveur des minorités fut abandonnée par Staline aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, quand les fonctions de direction du pays furent réservées aux Slaves, et les postes d’encadrement dans les républiques fédérées attribués à la « nationalité titulaire ».
Le « cinquième point » du passeport intérieur, critère d’appartenance ethnique et de désignation administrative, devint pour les Juifs – comme pour d’autres minorités, mais surtout à leur encontre – un instrument de sélection sociale et un mode de présentation de soi qui fut un facteur déterminant de discrimination. « Progressivement, le cinquième point devint une désignation non officielle renvoyant, tacitement et ironiquement, à la nationalité juive, ainsi qu’aux diverses discriminations auxquelles elle était soumise », p.94.
Sarah Fainberg décrit, à partir d’enquêtes auprès de contemporains, des « itinéraires d’exclusion » et notamment « la découverte d’une inquiétante étrangeté », p.123. Ce sont les insultes des voisins ou d’autres écoliers qui firent découvrir leur judéité à des enfants. Le mot même de Juif étant perçu par eux comme injurieux, ils adoptèrent des démarches de dissimulation. « Être juif », perçu comme une déviance, inspirait une certaine honte. Au début des années 1950, les familles juives, fortes de l’expérience de la campagne contre le « cosmopolitisme » des années 1949-1953, anticipèrent une discrimination lors de la démarche d’inscription de leurs enfants à l’université.
À l’université comme dans le recrutement des cadres nationaux, la discrimination fut drastique et impitoyable.
Décrivant des « itinéraires d’exclusion » dans les souvenirs de Juifs ex-soviétiques, l’historienne-enquêtrice met l’accent sur l’antisémitisme populaire auquel les témoins furent confrontés dés l’enfance, à l’école ou dans la cour de leur immeuble.Au moment de la campagne contre le « cosmopolitisme » (1949-1953), les témoins interrogés étaient régulièrement insultés et battus par d’autres enfants, en particulier pendant la période du « complot des blouses blanches », ou lors de la mort de Staline. Sarah Fainberg estime que « l’antisémitisme populaire serait moins une variante d’un sentiment de supériorité slave enseigné dans les familles non juives qu’un code culturel consistant à ériger l’enfant juif comme catalyseur d’identité négative, pour mieux valoriser les autres enfants », p. 128-129. Elle y voit le reflet de « l’hyper-ethnicisation du lien social dans l’empire soviétique, initant les enfants à puiser dans un répertoire antisémite pour mieux s’affirmer parmi leurs pairs », p.128.
La campagne de persécution anti-juive orchestrée par le pouvoir à la fin du règne de Staline nourrit un terreau fécond d’antisémitisme populaire qui trouvait ses racines dans l’ancien régime tsariste, et était exacerbé par les tensions inter-ethniques qui caractérisaient la société soviétique : « le pouvoir a cherché à flatter un antisémitisme du ressentiment », p.171.
L’ « antisémitisme d’opportunité » consistait à alléger les tensions inter-ethniques, en particulier dans l’accès aux études supérieures, aux dépens des Juifs. Le ressentiment populaire à l’égard des Juifs, particulièrement vif en Ukraine et dans les pays baltes, était alimenté par le mythe du judéo-bolchévisme, d’origine nazie, et par la visibilité de certains cadres des organes de répression, d’origine juive.
Tous ces facteurs contribuèrent à l’enracinement de l’antisémitisme dans une société qui prétendait l’avoir éradiqué après la révolution. Des réflexes « naturels » de discrimination à l’encontre des Juifs furent acquis dans les années 1940 et 1950. Ils perdurèrent jusqu’à la fin de l’Union soviétique. Le climat de guerre froide et l’hostilité de l’URSS à l’égard d’Israël aggravèrent la marginalisation des Juifs soviétiques, et firent de nombre d’entre eux à la fois des dissidents malgré eux et des exilés intérieurs.
La campagne contre le « cosmopolitisme » mit rapidement fin au soutien affirmé à Israël lors de sa création en 1948, qui avait suscité une vague d’enthousiasme chez les Juifs soviétiques.
La préférence d’Israël pour le camp occidental l’exposa rapidement à l’hostilité de l’URSS, qui soutint la cause arabe après la révolution nassérienne en Égypte. La dénonciation constante d’Israël dans les médias soviétiques et le discours des dirigeants renforçèrent considérablement l’atmosphère d’antisémitisme dans laquelle vivaient les Juifs d’URSS, soupçonnés de double allégeance et mis à l’index de la société. Les persécutions lancées par Khroutchev contre toutes les religions frappèrent tout particulièrement le judaïsme (fermeture de synagogues, interdiction de la pratique de la circoncision/Brite mila et de la fabrication des pains azymes/matsote).
En 1963, l’ukrainien Trofim Kytchko publia le pamphlet Le judaïsme sans fard , illustré par des caricatures d’un antisémitisme grossier et virulent. Cinquante-quatre autres ouvrages stigmatisant le judaïsme parurent en russe à cette époque. Une campagne engagée contre les « crimes économiques » mit comme par hasard en accusation des responsables aux patronymes juifs. Après la défaite des armées arabes, équipées de matériel soviétique, lors de la Guerre des Six jours, une campagne « antisioniste » féroce fut lancée dans les médias soviétiques. L’agent du KGB Youri Ivanov publia dés août 1967 une brochure intitulée « Qu’est ce que le sionisme ? », le présentant comme un système centralisé préparant une domination mondiale, et Israël comme un ennemi implacable, raciste, et au comportement comparable à celui des nazis. La crainte d’une prétendue double allégeance des Juifs entraîna leur exclusion des industries de défense et des structures scientifiques. Les Juifs furent exclus de l’appareil du Parti, et de nombreux postes d’encadrement supérieur. Le motif d’une prétendue confidentialité des connaissances acquises par les Juifs candidats à l’émigration devint un argument banal de refus de visa de sortie.
Les paradoxes de la discrimination
Les pratiques discriminatoires du système soviétique ont eu un effet paradoxal : en mettant les Juifs à l’index, en les repoussant dans les marges de la société, elles ont contribué à une réaffirmation de leur spécificité et à un retour à leurs racines. Comme l’indique Sarah Fainberg « ce semblant de ‘‘communauté’’ juive fut façonné, à son insu, par le Kremlin lui-même. Exclus de fonctions et de domaines d’activités ciblés, les discriminés se retrouvent en nombre dans les mêmes instituts et les mêmes filières techniques, et ainsi se fréquentent, se parlent et redécouvrent ensemble leur différence juive », p.197.
La campagne contre le « cosmopolitisme » et les discriminations de l’ère khroutchevienne conduisirent en effet les Juifs dans les mêmes filières et les mêmes instituts. Leur concentration dans les plus grandes villes facilitait les rapprochements. Des lieux de solidarité firent leur apparition, comme l’Université juive de Moscou, où un enseignement de mathématiques était donné, et où les nombreux candidats recalés lors des examens d’entrée à l’université pouvaient bénéficier de conseils.
Nombre de Juifs soviétiques pratiquèrent un néo-marranisme, se comportant en citoyens ordinaires à l’extérieur et en Juifs au sein de leurs foyers, tout en veillant à dissimuler tout signe de judéité. Il fallait consentir à la propagande en apparence, tout en la rejetant en son for intérieur, apprendre à décoder le discours officiel pour découvrir des réalités cachées. La censure étouffante suscita chez les Juifs soviétiques un intérêt passionné pour tout ce qui était lié au judaïsme et à l’histoire juive. Des intellectuels sans aucune éducation juive revinrent au judaïsme, amorçant leur retour aux sources par la lecture de la Bible, d’abord dans une traduction, puis en hébreu. Un enseignement religieux fut donné dans les familles à partir de sources antérieures à la révolution. Certains se contentèrent d’emplois très modestes afin de respecter le Sabbat en ne travaillant pas le samedi.
Un « entre-soi juif »,- terme pris au sens positif de solidarité- , se renforça après la campagne antisémite qui suivit la Guerre des Six Jours en 1967. L’enseignement clandestin de l’hébreu, prodigué par des refuzniks victimes de refus de visas, connut un grand développement . La culture juive suscita une soif inextinguible de connaissance, avivée par la grande rareté des livres et des sources documentaires. Des manuels d’hébreu, des ouvrages d’histoire juive, des rapports sur la situation des Juifs soviétiques circulaient sous le manteau, en samizdat.
L’exil devint, à cette époque, une issue pour échapper à la discrimination et aux maux de l’URSS. La démarche était hétérodoxe et périlleuse. En effet, l’URSS, dès sa création, a considéré comme des traîtres ceux qui cherchaient à quitter le pays, et a institué une politique rigoureuse d’isolement vis-à-vis de l’extérieur. Après la Seconde Guerre mondiale, des fenêtres d’émigration avaient été entrouvertes pour certaines nationalités de l’Union, dont les Juifs, en vertu du principe du rassemblement familial. Toutefois, les demandes de visas engageaient ceux qui les présentaient sur une voie semée d’embûches. Les demandeurs de visas étaient présentés comme des traîtres et firent l’objet de haineuses campagnes de presse « anti-sionistes ». Les refuzniks, victimes de refus de visas et persécutés, furent assimilés à des dissidents, et traités comme tels. La propagande exagéra à dessein la proportion des Juifs parmi les dissidents afin de les déconsidérer aux yeux de l’opinion et de susciter la confusion entre « sionistes » et « agents de l’étranger ».
Quelques figures de refuzniks juifs
Le nombre de visas de sortie, infime dans les années 1950 et 1960, s’accrut au début des années 1970 en raison des contraintes de développement du commerce extérieur auquel l’économie soviétique devait faire face, et des pressions américaines. 30 000 visas de sortie vers Israël furent accordés en 1972 et 1973, et jusqu’à 51000 en 1979. L’aggravation de la situation internationale consécutive à l’intervention soviétique en Afghanistan fit tomber le nombre de visas à un millier par an entre 1983 et 1986. À la fin de la perestroïka de Mikhail Gorbatchev, le rythme d’émigration augmenta pour atteindre un sommet en 1989 (71 000).
La mémoire de la Shoah confisquée et occultée
Sarah Fainberg achève son ouvrage en soulignant combien le refus soviétique de reconnaître la spécificité de l’extermination des Juifs par les nazis a été une composante essentielle de la discrimination antisémite en URSS. Elle souligne que le régime a nié le particularisme du génocide des Juifs des territoires soviétiques occupés en tenant un discours d’universalisme victimaire. 2 500 000 Juifs au minimum sur une population totale d’environ cinq millions ont été assassinés par les nazis dans la partie occidentale de l’Union soviétique.
L’effacement des victimes juives a été, avant même la fin de la guerre, inspiré par la volonté de préserver l’union nationale, en particulier en Ukraine et dans les pays baltes, où le pouvoir soviétique était identifié à l’oppression. Dans ces pays, les Juifs étaient considérés comme favorables au communisme. La Wehrmacht y fut accueillie avec des fleurs en juin 1941, les populations locales anticipèrent les massacres des Einsatzgruppen et participèrent activement à l’assassinat massif de leurs voisins juifs. Ces faits furent relatés dans le Livre noir, ouvrage magistral écrit par une équipe d’enquêteurs sous la direction d’Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman. La publication du Livre noir fut interdite en URSS dès octobre 1947, en particulier parce que ses auteurs mettaient l’accent sur les crimes de masse commis par les populations locales.
Les qualificatifs « civils soviétiques», ou « citoyens soviétiques » ont, dès 1943, occulté la véritable identité des assassinés. L’engagement des 500.000 Juifs qui ont combattu dans l’Armée rouge fut dissimulé, mais la censure laissa passer des pamphlets qui le mettaient en doute. Les nombreux monuments rappelant les atrocités nazies bannirent le qualificatif « Juif » (à l’exception du site de la Yama à Minsk). Sarah Fainberg met l’accent sur les obstacles opposés à l’édification d’un monument à Babi Yar, près de Kiev, où près de 34 000 juifs furent assassinés les 29 et 30 septembre 1941. Il fallut que le poète russe Evgueni Evtouchenko, en 1961, puis l’écrivain Anatoli Kouznetsov, en 1966, rappellent le massacre pour que ce lieu échappe à l’oubli. Le premier monument, édifié en 1976, masquait soigneusement l’identité des victimes.
Voyage dans la mémoire
Sarah Fainberg évoque, de manière plus personnelle, le voyage qu’elle a accompli à travers la Russie occidentale, la Biélorussie et l’Ukraine, au début des années 2000, pour y étudier « un champ mémoriel en friche », p.257. La chute de l’Union Soviétique a en effet permis l’érection de nombreux mémoriaux et musées, souvent d’initiative privée, dotés d’une symbolique juive et rappelant clairement le projet génocidaire nazi.
Son enquête met également l’accent sur les conflits de mémoire qui donnent à la commémoration de la Shoah dans les pays baltes et en Ukraine une orientation moins sacralisée qu’en Europe occidentale. En Ukraine, la Shoah est traitée comme un massacre parmi d’autres, avec le Holodomor, la grande famine orchestrée par le pouvoir stalinien en 1932-1934. Le martyrologue tend à mêler les crimes nazis et staliniens dans la catégorie plus générale des crimes totalitaires. Les collaborations locales avec les nazis et les crimes de masse commis par les organisations nationalistes ukrainiennes OUN et UPA sont occultés ou « expliqués » par le stalinisme.
La pleine reconnaissance de la Shoah par les dirigeants, leur participation à l’inauguration de mémoriaux et sa médiatisation ont contribué à leur donner une bonne image à l’Ouest afin de faciliter un rapprochement avec les États-Unis et l’Union européenne. Mais la concurrence victimaire et mémorielle reste vive. La réhabilitation, fréquente en Ukraine et dans les pays baltes, de dirigeants nationalistes compromis dans les massacres de Juifs, en est une preuve tangible.
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L’ouvrage Les discriminés, qui s’appuie sur une enquête approfondie auprès de plusieurs générations de témoins et sur une analyse étendue des archives, est une œuvre de référence pour qui veut appréhender le système soviétique de discrimination, de marginalisation et d’occultation des Juifs. Il permet de comprendre les mécanismes complexes de l’ostracisme spécifique dont les Juifs firent l’objet, en particulier dans le monde universitaire vers lequel l’auteur a orienté son enquête.
Elle souligne que le système soviétique d’enfermement des citoyens dans une catégorie ethnique repose sur une matrice foncièrement raciste, où l’affirmation théorique d’un droit à la différence a conduit à une discrimination de fait, et à l’exil intérieur des exclus.
La lecture de l’ouvrage qui aurait pu être facilitée par l’adoption d’un cadre historique plus strict, nous permet de bien comprendre comment une idéologie qui avait annoncé et promis l’avènement d’un homme nouveau n’a en aucune manière affranchi la société de sa propension à l’exclusion de l’Autre.
Indications bibliographiques
Benjamin Pinkus, The Jews of the Soviet Union : The History of a National Minority, Cambridge University Press, 1988.
Élie Wiesel, Les Juifs du silence, Paris, Seuil, 1966.
Présentation de l’éditeur : « Elie Wiesel se contente d’être un témoin. Il dit ce qu’il a vu, répète ce qu’on lui a dit, ou plutôt ce qu’on lui a chuchoté dans l’ombre. Lui non plus n’explique rien. Il interroge et s’interroge, en quête de vérité dans les arcanes d’un monde kafkaïen. Et peu à peu ce monde oppressant nous devient familier et l’image s’impose d’un peuple dont rien n’entame l’indestructible vitalité, un peuple qui ne veut pas mourir. Voyageur sans complaisance ni préjugés, Elie Wiesel a réussi ce miracle : il prête une voix aux juifs du silence ».