« Une sorte d’encyclopédie de l’exil »

par Tal Benoliel Sfadj

Antonio Muñoz MOLINA, Séfarade, Titre original : Sefarad : Novela des novelas, Traduit de l’espagnol par P. Bataillon, Éditions du Seuil, 2003. 

« Maintenant il sait, il se rappelle : en espagnol ancien, « se réveiller » se disait  « se rappeler » », p.84. 

Séfarade… L’expulsion des Juifs d’Espagne... Ce mot hébraïque qu’Antonio Muñoz Molina a choisi de donner pour titre à son roman évoque d’emblée le sinistre décret, promulgué par les Rois catholiques le 31 mars 1492. Il rappelle, plus largement, la figure emblématique du Juif qui, de l’Inquisition aux convulsions du siècle passé, hante ce roman. Ce vocable renvoie enfin, par une nouvelle extension de la métaphore, à l’amère nostalgie pour leur patrie perdue, qu’éprouvent les exilés et que, avec fidélité et ferveur, ils transmettent à leurs descendants.
Quant au sous-titre de ce roman : Novela des novelas/roman de romans – non repris dans l’édition française-, il annonce la structure du roman composé de dix-sept récits retraçant des vies traquées, en butte à l’arbitraire et en proie à des exils causés par les grands bouleversements du XXème siècle.
Ce roman polyphonique constitue, selon les mots de l’auteur, une « sorte d’encyclopédie de l’exil ».

Giacometti/La main/1947/Collection particulière/« (…) les années où Giacometti a commencé à modeler ses personnages sont aussi  en Europe celles des grandes déportations et des exodes […]. Une sculpture de  Giacometti représente un bras qui se termine par une main ouverte, crispée comme  pour demander de l’aide ou bien faire un geste définitif […] ; sur cet avant-bras en  bronze, nous ne serions pas surpris de découvrir un numéro tatoué», Les Fenêtres de Manhattan, p. 19.

Une micro-histoire romanesque

Toute l’œuvre d’Antonio Muñoz Molina est traversée par la volonté de redonner voix et présence aux individus, célèbres ou anonymes qui virent leurs existences, leurs identités même, profondément bouleversées par les secousses de l’histoire.
En suivant pas à pas, dans Séfarade, ces êtres brisés, ces ombres se faufilant dans l’exil, l’écrivain découvre l’intimité de leurs angoisses, de leur désarroi et de leur impuissance face à la marche erratique du siècle. 

Cependant, parce que l’arbitraire qui se joue des sujets historiques est multiforme et imprévisible, on ne peut réellement en comprendre les effets sur ceux qui le subissent qu’en s’approchant au plus près des tragédies individuelles. Ces expériences intimes, inaccessibles à une vision de survol, Antonio Muñoz Molina, dans une démarche analogue à celle de l’historien italien Carlo Ginzburg, les rend visibles et signifiantes, les restitue par la fiction. Car la littérature, par la force de son pouvoir d’évocation et d’identification, permet cette reconnaissance. Séfarade en offre une puissante illustration. 

Les derniers témoins 

« Il y a des gens qui ont vécu ces choses-là : rien de cela n’est encore perdu dans l’amnésie absolue, celle qui tombe sur les actions et les êtres humains quand meurt le dernier témoin qui y a assisté, le dernier qui a entendu une voix, qui a soutenu un regard. », p. 168. 
Les hommes et les femmes « qui ont vécu ces choses-là » (des purges staliniennes aux lois raciales et aux déportations qui ne laissèrent aucun territoire de l’Europe à l’abri) sont les personnages principaux des dix-sept récits qui se combinent et s’emboîtent dans ce roman. Ces vies bouleversées, réunies en un grand collage, ne nous seront désormais plus étrangères. 
Ainsi défilent et se côtoient Franz Kafka, son amante Milena Jesenska, Greta Buber-Neumann et son mari Heinz Neumann, Viktor Klemperer, Willi Münzenberg, Primo Levi, Jean Amery, Baruch Spinoza et Federico Garcia Lorca.

À ces figures historiques connues, s’ajoutent les innombrables anonymes qui ont connu d’égales souffrances, dans d’analogues circonstances. Ainsi, Monsieur Isaac Salama ne dut sa survie et celle de son père qu’à l’obtention d’un passeport espagnol arrivé trop tard pour sauver sa mère et ses sœurs raflées un après-midi à Budapest. Il raconte lui-même son histoire et celle de sa famille depuis un petit bureau à Tanger, comme une répétition du destin des Séfarades. Déjà, lors de l’Inquisition, Tanger avait servi de refuge aux Juifs chassés de la péninsule.  

Dans le second récit de Séfarade, A. Muñoz Molina croise Camille Safra lors d’un déjeuner littéraire. Camille Safra, descendante d’une famille séfarade, raconte au narrateur comment elle a fui, en compagnie de sa mère, la France occupée. Elles étaient les seules de leur famille à avoir échappé aux rafles du Vel d’Hiv. Après la Libération, elles retournent en France dans l’espoir de retrouver des proches qui auraient réussi à revenir des camps d’extermination. 
« Elles recherchaient des parents, bien peu avaient survécu. Des voisins et des connaissances d’autrefois les regardaient avec méfiance, avec un rejet évident comme s’ils craignaient qu’elles soient venues pour réclamer quelque chose, pour accuser ou pour demander des comptes. », p. 56.

Dis-moi ton nom  

Dans le seizième récit, intitulé Dis-moi ton nom, un employé d’un obscur service culturel au fond d’une province accablée d’ennui, rêve sa vie en espérant un dénouement qui ne vient pas. Dans ce bureau où il s’invente des occupations pour tromper l’ennui, il rencontre deux personnes : un pianiste et un marionnettiste.
Le pianiste, autrefois renommé d’un pays d’Europe de l’Est, lui raconte sa fuite lors d’une tournée de son orchestre. Réfugié en Espagne, il paye le prix de sa liberté par un déclassement qui le conduit à ce petit bureau de placement pour artistes de second rang : « L’expression éblouie de qui a très longtemps entretenu un rêve et qui est parvenu à  le réaliser faisait contraste sur son visage, dans son regard, dans son allure générale  avec les symptômes d’une mélancolie et d’un renoncement progressif face aux  contretemps de la réalité qu’avait apporté avec elle la réalisation du rêve. », p. 448. 
Et cette marionnettiste au charme italien qui lui fait une démonstration de son petit théâtre avec l’aide de son jeune fils a, elle aussi, une histoire à raconter. Elle a fui l’Argentine, en 1979, après que son mari a été enlevé et jeté dans les geôles de la junte militaire ; elle a quitté Buenos Aires sans même savoir qu’elle était enceinte. Elle s’appelle Adriana Seligman. 
« Seligman, c’était le nom de mon grand-père paternel, quand j’étais enfant, je savais vaguement qu’il était venu d’Allemagne quand il était jeune […]. Quand mon grand père est mort, nous avons trouvé sous son lit une petite valise remplie de lettres en allemand et de photos d’une femme jeune. Toutes les lettres étaient signées Grete, elles avaient cessé d’arriver en 1940. » , p. 460-461. 
On est passé d’une perte et d’une fuite à l’autre

« Seule la vie humaine » 

« Seule la vie humaine court à sa fin plus légère que le vent » … 

A. Muñoz Molina redécouvre cette citation de Miguel de Cervantés dans son exemplaire du Quichotte au hasard d’une relecture qu’il évoque dans le récit de ses déambulations dans New York, Fenêtres de Manhattan. Il s’étonne de l’avoir oubliée, et son étonnement est d’autant plus justifié que ce qu’elle nous dit de la précarité de nos existences court au fil des pages de Séfarade
Pour lui, relève aussi de « l’exil » l’état où se trouve patient qui reçoit le diagnostic d’une maladie qui le condamne. De la tuberculose de Franz Kafka au cancer d’une mère jusqu’à l’apparition du virus du sida, c’est une autre forme d’arbitraire qu’il n’omet pas de décrire. 
« Le malade est abandonné de celui qui se porte bien, a écrit Kafka à Milena Jesenska, mais de son côté aussi, celui qui se porte bien est abandonné du malade. », p. 233. 

Franz Kafka et sa soeur Ottla

La répétition d’un cauchemar  

Heinz et Margarete Neumann sont allemands. Lui est un des dirigeants du Parti communiste. En 1933, ils se réfugient en URSS. Heinz sera arrêté et exécuté sur ordre de Staline et elle, déportée en Sibérie. En 1939, Hitler et Staline signent le Pacte germano-soviétique. Une des conditions exigées par le Führer est que Staline lui renvoie les communistes allemands réfugiés en Russie. Margarete passera donc des gardes soviétiques aux gardes nazis. À Ravensbrück, elle rencontre Milena Jesenska qui lui parlera de ses amours avec Franz Kafka. Margarete survivra. Pour elle, cependant, «… l’approche de l’Armée Rouge n’est pas (…) un espoir de liberté mais la menace d’une nouvelle captivité, de la répétition d’un cauchemar. », p.187. Dans son cas, les exils se superposent et forment un dédale inextricable.

Mais A. Muñoz Molina nous guide dans le labyrinthe où se sont perdus les pas de ses personnages. Dès lors, la structure de Séfarade peut dérouter car elle ne s’appuie ni sur une chronologie linéaire ni sur une thématique systématiquement ordonnée. L’auteur a adopté cette structure labyrinthique pour une excellente raison : ceux qui vécurent en ces temps terribles ne pouvaient s’appuyer sur aucune certitude et c’est tout le talent d’Antonio Muñoz Molina d’avoir su restituer, sur le plan formel, les aléas d’une époque où tout pouvait basculer en un instant. 
Il ajoute, commentant sa propre démarche esthétique : « Mais j’ai la paresse d’inventer, je n’ai pas envie de m’abaisser à une falsification de littérature inévitablement rapiécée. Les faits dessinent des trames inattendues auxquelles la fiction ne peut se risquer. », p. 185. C’est la description méticuleuse et attentive de ces « trames inattendues » que l’auteur déploie dans Séfarade
Pour épouser les méandres de ces vies déchirées, il passe souvent de la première personne à la troisième, ce qui permet au lecteur de ressentir avec plus d’empathie les effets sur autrui de la violence extrême qui s’exerce sur lui. Ces ruptures dans le choix des pronoms préviennent le risque de lassitude que pourrait provoquer l’accumulation de ces récits mémoriels.
Et soudain, le narrateur passe au « tu » interrogateur ; il s’adresse à son lecteur : « Que ferais-tu si tu étais cette femme perdue dans une grande ville étrangère et hostile, si l’on t’avait pris ton passeport provisoire qui t’accréditait comme fonctionnaire du Komintern, si on t’avait chassée de ton travail, et si l’on était sur le  point de te chasser de la chambre que tu as partagé avec ton mari ? », p. 79. 
Par une telle interpellation, il incite à une compréhension accrue d’autrui, et fait accéder à l’altérité de celle-là même qui a été pourchassée et niée.

Et pourtant, malgré ses va-et-vient dans le temps historique et dans la narration, l’écriture d’A. Muñoz Molina reste d’une grande et subtile légèreté : le lecteur se laisse conduire de récit en récit avec une émotion renouvelée. 
Désormais, au bout de cette lecture, on a connu de l’intérieur « le sentiment d’être déraciné, étranger, de ne jamais être tout à fait nulle part, de ne pas partager les certitudes d’appartenance qui pour d’autres semblent naturelles ou faciles, ni l’assurance avec laquelle beaucoup d’entre eux s’accommodent ou possèdent, ou tiennent pour acquis la solidité du sol où ils marchent, la fermeté de leurs idées, la durée de leur vie », p.394. 

Une maison vide 

Le dernier des récits porte le titre du roman : Séfarade. Il s’ouvre par l’évocation d’un lieu : une maison située dans une rue d’une ville de province ; retour en Espagne.
« Je me rappelle une maison juive dans un quartier de ma ville natale », p. 463.
La figure du Juif qui traverse ce roman se trouve comme condensée dans ces murs oubliés, fossiles et seuls témoins silencieux d’une disparition. Dans le premier récit : Sacristain, le protagoniste qui porte ce surnom se souvient de son village natal depuis la grande ville de Madrid où il se sent exilé. Sa nostalgie se nourrit du souvenir des figures familières parmi lesquelles il a grandi, ainsi que des processions religieuses qui rythment la vie du bourg. Il se rappelle que son ami qui façonnait les effigies représentant la Cène réglait avec malice ses comptes avec le tailleur local.  Pour avoir eu l’audace de réclamer le paiement de ses dettes, le tailleur retrouva ses traits sur le visage honni de Judas : 
« Le visage tortueux de Judas, le visage vert qui se détournait du regard doux et accusateur du Rédempteur pour examiner avec avidité la bourse mal cachée de ses deniers, était son portrait vivant, exactement fidèle malgré la cruelle exagération de  la caricature. », p. 26. 

Baiser de Judas/Jean Bourdichon/Collection Wildenstein/Manuscrit 152/Musée Marmottan

D’un côté, une maison vide avec deux étoiles de David taillées dans le linteau pour seul témoignage de la présence juive, de l’autre l’éternelle représentation caricaturale du juif avare, perpétuel traître.
Dans ces deux narrations, rode une absence, celle, fantomatique, du Juif banni il y a plus de cinq cents ans. 
« C’est d’une maison semblable à celle-là qu’a dû s’en aller pour toujours la famille de Baruch Spinoza ou celle de Primo Levi. », p. 471. 
Car les Séfarades ont gardé en eux, au fil des exodes et des siècles la douleur de l’absence et la nostalgie de leur Espagne. Ils ont entretenu comme de précieux talismans leur langue, leur culture, leurs berceuses et leur poésie. On parlait encore le judéo-espagnol dans les rues du quartier de Salonique évacué par les Allemands en 1941. 
Le début et la fin de Séfarade sont donc marqués par deux images spectrales : celle de la stigmatisation du Juif disparu et celle d’une Espagne perdue : 
« Être juif était impardonnable, cesser de l’être était impossible a dit Emile Roman dans sa lente colère mélancolique, lui dont le véritable nom était : Samuel Béjar y  Mayor. », p. 475.

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Dans Séfarade, l’auteur parle de « la grande nuit de l’Europe, p. 44. De livre en livre, A. Muñoz Molina interroge les fractures d’un siècle que la modernité ne préserva pas de la barbarie. Son œuvre est toujours animée par un humanisme profond qui s’inquiète de l’oubli et de la disparition de ces parcelles d’humanité emportées par le fleuve agité de l’Histoire. Le XXème siècle a subi le choc des idéologies totalitaires, négatrices de l’individu, de toute altérité et de la liberté.

Antonio Muñoz Molina/Dessin de James Levine

 
Dans le dernier récit de Séfarade, le narrateur, dans une de ses nombreuses digressions – procédé qu’il affectionne et manie avec un art consommé de la déambulation -, se  souvient de la découverte lors d’une promenade dans les rues de Manhattan au  croisement de Chelsea et de Greenwich village, d’un très ancien cimetière hispano-portugais et voici ce qu’il nous en dit : « Qui pourrait récupérer les noms qui ont été gravés sur ces pierres, il y a deux cents ans, noms de personnes qui ont existé aussi pleinement que moi, qui avaient une  mémoire et des désirs, qui peut-être ont su garder trace de leur lignée en remontant le temps, à travers des exils successifs, jusqu’à une ville comme la mienne, jusqu’à une maison dont le linteau portait deux étoiles de David, dans un quartier aux murs très  étroits, qui a été déserté entre le printemps et l’été 1492. », p. 491.