Pacte avec le diable dans le ghetto de Lewski

par Juliette Adams


Édouard AXELRAD, L’Arche ensevelie, Paris, Éditions Julliard, 1959.


Dans L’Arche ensevelie (1959), Edouard Axelrad fait le récit d’une expérience de guerre qu’il n’a pas vécue personnellement. Mêlant fiction et réalités historiques, il décrit et met en scène la vie à l’intérieur d’un ghetto fictif – qui prend les couleurs de ceux de Varsovie et de Łódź.
Dans ce premier roman, il s’interroge particulièrement sur un sujet douloureux et extrêmement délicat : le rôle complexe joué par les Judenräte, ces conseils juifs chargés par les nazis d’administrer la vie des ghettos.

Enfants du ghetto réunis à l’occasion d’une réception organisée par les parents des plus riches d’entre eux/Ghetto de Łódź/Photographie Henryk Ross/Circa 1940

Lewski : du roman à la réalité historique

E. Axelrad a témoigné, en 1988, de son expérience de rescapé dans Le Jaune. Dans ce roman à caractère autobiographique, il raconte qu’après avoir été arrêté à Paris par la Gestapo en tant que résistant, il est déporté à Drancy en tant que juif, puis transféré à Auschwitz et, enfin, à Sachsenhausen.
En revanche, dès l’ouverture de L’Arche ensevelie, l’auteur met en garde avec insistance sur le caractère fictionnel de son récit, selon la formule juridique usuelle :
«Les personnages de ce roman, ainsi que les lieux où se situe l’action, sont entièrement fictifs. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne pourrait être que fortuite», p.6.

La description de la vie quotidienne, son organisation avec la création du Conseil juif et la montée en puissance de la folie meurtrière nazie jusqu’à la constitution du dernier convoi vers la mort : tous ces éléments constituent l’essentiel d’un récit réaliste. Cependant, l’auteur plante le décor de l’histoire, narrée à la troisième personne, dans le quartier d’une ville fictive, Lewski. Ce récit n’est donc pas proprement historique, en dépit de son réalisme ; c’est une fiction, la forme romanesque permettant d’appréhender la réalité des ghettos de Pologne par une multitude de points de vue.
La narration progresse au rythme dramatique de la formation du ghetto :
«Ainsi pouvait-on voir se dessiner, petit à petit, les limites d’un quartier où la population augmentait régulièrement », p.11.
«Il était clair, depuis plusieurs semaines, que Lewski serait transformé en ghetto », p.37.
Dès la construction du mur qui délimite le ghetto de Lewski, une nouvelle vie se met en place ; la faim menace tout le monde, surtout les plus défavorisés ; ce qui oblige à initier un système de contrebande : «toutes les marchandises devaient passer en fraude de la ville «aryenne» dans Lewski», p.22. Et l’angoisse monte à l’intérieur du ghetto au rythme des interdictions dont la liste ne cesse de s’allonger.
La parole est donnée aux habitants du ghetto qui prennent sur l’événement des points de vue contradictoires ; le débat est ouvert entre les pessimistes et ceux qui veulent encore croire que cela ne durera pas. Pour les premiers : «La chasse aux Juifs est ouverte (…). Il y a des fermés de lapins : Lewski est un fermé de Juifs.», p.38.
Pour les seconds: « ils oscillaient entre la théorie de l’anéantissement ou au contraire celle d’un sauvetage partiel» p.37.
Le récit bascule dans la peur et l’angoisse lorsque l’auteur fait apparaître le personnage d’Ida, incarnation du survivant de la Shoah ; elle a été raflée et déportée vers un camp nommé Trebibor (mot-valise sans doute qui fusionne les noms de Treblinka et de Sobibor). Elle échappe par miracle à la mort et revient à Lewski.
C’est Maurice qui rapporte le témoignage de son amie Ida, une survivante avant l’heure : «Vous n’y êtes pas. Trebibor n’a rien à voir avec un ghetto. […] Vous entrez vivant à un bout et, à l’autre, vous êtes mort. Tous y passent, hommes, femmes et enfants. Tous entendez-vous, pêle-mêle, basculant dans des fosses où l’on prend soin d’eux, en les rangeant pour qu’ils ne tiennent pas trop de place», p.41.
Il raconte à tous ce qui les attend et se heurte à l’incrédulité des habitants, reproduisant par avance le scénario que vivront, après la Libération, les rescapés à leur retour des camps.
Le récit de Maurice, qui s’étend sur plusieurs pages, est d’une précision déconcertante et effrayante : il évoque les conditions de la mort, les corps qui s’entassent et la violence des SS. Son récit laisse tout le monde sans voix.
«Maurice, dit Berek […]. Ton cheminot a vu partir les wagons pleins ? Bon. Il les a vus revenir vides. D’accord. Il faut bien que les gens aient passé quelque part. Or, à Trebibor, puisque Trebibor il y a, toi, tu n’y étais pas», p.43.
Même si les habitants du ghetto ont du mal à croire au récit de Maurice, très vite ils décident de s’allier pour lutter contre l’anéantissement, terme qui revient comme un leitmotiv tout au long du récit :
«Toute discussion doit se fonder sur une certitude : la volonté d’anéantissement consciente et organisée dont nous sommes l’objet », p.51.
«Certes, personne, sauf aux jours de cafard, n’avait admis que le but poursuivi par les Allemands pût être l’anéantissement physique de la population de Lewski », p.61.
« Tout ce que nous considérions comme sacré est systématiquement foulé aux pieds, et nous-mêmes sommes voués à l’anéantissement», p.129.
Écrire l’histoire du ghetto sur le mode romanesque permet au lecteur d’avoir un double point de vue, celui de la victime et celui du bourreau. En même temps que nous découvrons les doutes, la peur mais aussi l’espoir qui renaît parfois dans les rues de Lewski, nous assistons avec effroi à l’organisation et à la mise en place inéluctable de la Solution Finale.
L’auteur conduit le lecteur jusque dans le camp de Trebibor – camp fictif mais dont l’évidente analogie avec Auschwitz ne fait aucun doute, attestée par la devise inscrite à son entrée : « Le Travail c’est la Liberté », p.156.
Le lecteur assiste aux préparatifs et aux essais qui exaltent le duo Holstein-Hoess, le commandant SS du ghetto et le chef du camp, association qui réunit réalité et fiction littéraire et procédé qui permet à l’auteur de rapporter ce qui se vit dans le « Service d’hygiène – Désinfection » :
«Nos installations à Trebibor, [dit Holstein à Rudolf Hoess] vous paraîtront sans doute bien modestes à côté de celles que vous avez montées à Birkenau», p.154.
«À l’intérieur, la foule compressée semble se débattre dans la glu. Ici et là, un bras se lève, détaché de l’amas informe des corps. Un visage, bouche ouverte sur un cri muet, se colle au hublot.
– Les yeux sont déjà voilés, dit Hoess. Éteignez».
Lorsque la lumière se rallume, les mouvements sont plus lents. On dirait un film au ralenti. Tout le monde cependant est debout, pour la bonne raison qu’il n’y a pas de place pour tomber».
La porte qui verrouille la chambre à gaz de l’autre côté de l’entrée s’ouvre et leur livre le spectacle d’un amalgame de corps soudés les uns aux autres.
– Vous agrippez les corps avec ces crochets, leur dit un SS, vous les traînez jusqu’ici et vous enfournez comme ceci », p.162.
« Votre construction bénéficie des enseignements précédents. Elle vous donnera un rendement de six minutes pour cinq cents unités avec six kilos de Zyklon. Il est impossible de faire mieux actuellement», p.162.
Mais en attendant de parvenir à ce résultat, la création d’un conseil juif, le Judenrat, à la demande du commissaire Holstein permettra d’organiser la vie à l’intérieur du ghetto ; entre moments de calme, de silence et l’angoisse des rafles à venir et des différents convois vers Trebibor : «La vie dans le ghetto et toutes les questions d’administration intérieure sont du ressort des Juifs eux-mêmes. Nous en avons assez, dit Holstein, de traîner ce boulet. Puisque vous désirez l’autonomie, vous l’aurez, à condition toutefois que l’ordre règne», p.59.

La vie dans le ghetto

Tout au long du récit, l’auteur décrit avec une précision clinique la réalité de la vie quotidienne dans le ghetto. D’abord la famine qui sévit dès les premières semaines avec un ravitaillement qui ne cesse de diminuer. Le trafic et la fraude sont autant de moyens de survie pour ceux qui savent s’organiser :
«Dès sept heures, les rues du quartier Lewski s’animaient : la grande question était de trouver de quoi manger. Il y avait longtemps que les réserves de farine ou de pommes de terre, amassées par les privilégiés, avaient disparu, et seul, désormais, le ravitaillement venant de l’extérieur permettait à Lewski de ne pas mourir de faim», p.22.

Enfant qui cherche de la nourriture/Ghetto de Lodz/Photographie Henryk Ross/Circa 1940

Puis la construction des cachettes, que l’auteur nomme «les malines», occupe la population du ghetto à plein temps et devient une obsession. Il fallait à tout prix se protéger des SS mais aussi, et surtout, de la police juive qui ne pensait qu’à réunir l’effectif exigé pour les convois vers Trebibor :
«La fuite se révélant impossible, la seule solution, pour échapper aux rabatteurs, était la construction de cachettes à l’intérieur même des maisons », p.54.
«[Ces] préoccupations étaient partagées par la plus grande partie de la population ; emportée par une soudaine rage de construction, elle transformait Lewski en termitière. Toutefois, la meilleure maline devant être ignorée de tout le monde, sauf des usagers, les travaux se faisaient de nuit, lorsque aucun voisin ne risquait d’en surprendre le secret», p.55.
Au-delà des malines, c’est une véritable vie souterraine qui s’organise, à l’instar du ghetto de Varsovie :
«En de nombreux points, les pulsations semblaient même s’être arrêtées. Pour les percevoir désormais, il fallait pénétrer profondément à l’intérieur de son corps ravagé, dans les souterrains qui abritaient, avec les derniers soubresauts de son agonie, ses ultimes espérances», p.296.
La création des ateliers et les cartes de travail protègent un temps une partie de la population :
«Les ateliers seront mis à la disposition d’entreprises existantes, mais fonctionnant à l’intérieur du ghetto. […] Les travailleurs seront munis d’une carte spéciale, qui donnera droit au ravitaillement», p.68.
«Le ghetto reçut la visite des entrepreneurs le 3 novembre. Les ateliers qu’ils se proposaient d’édifier étaient de taille et de nature très différentes, allant du petit artisanat à l’usine moderne», p.72.

Enfin, ce sont les maladies comme la tuberculose et la typhoïde qui apparaissent et déciment petit à petit les rues du ghetto :
«Tuberculose et typhoïde sévissaient depuis des mois à l’état endémique, accompagnées de poussées sporadiques de typhus ; mais le nombre des morts par maladie était, à tout prendre, inférieur à celui des victimes de la faim. […] Puis, fin juin, l’épidémie éclata comme une bombe et, en quelques heures, alluma ses foyers aux quatre coins du ghetto», p.259.

Dans cette cité-prison où règne constamment la peur de mourir (de faim, de froid ou sous les coups), résiste cependant un temps la culture avec la création d’orchestres et de pièces de théâtre :
«La Mère Rachel est une histoire de Stefan Zweig, que notre camarade Meridor a adaptée pour la scène ; les dialogues et la mise en scène sont de lui. Vous serez indulgents pour la troupe qui a dû apprendre ses rôles en moins de deux semaines et qui, déjà, prépare le spectacle suivant : Tevié le crémier de Scholem Aleichem. […] À tous moments, répliques, encouragements, commentaires fusaient dans la salle pour la plus grande joie de tous, acteurs compris», p.87.
Mais aussi le culte religieux, qui est une autre forme de résistance avec deux synagogues clandestines dans lesquelles s’organisaient les offices de prière:
«Dans la maline n°23, rue Stablinski, transformée en synagogue, l’office de Yom Kippour venait de commencer», p.290.

Jeune juif portant un rouleau de la Torah dans le ghetto de Lods/Photographie de Henryk Ross/Circa 1940

La description de la réalité du ghetto met en avant un univers hors-norme, au sens premier du terme. Un univers «où l’irréel et le vrai se confondaient sans cesse» (p.310), où les repères et le sens des choses changent, où l’échelle de valeurs bascule :
«Même dans les familles, la disparition d’un parent perd le caractère déchirant qu’elle eût revêtu en d’autres circonstances. Le pire étant devenu quotidien, et le sort le plus cruel, celui de tout le monde, les notions de peine et de joie perdent leur valeur, et souvent même leur sens. Entraîné à vivre en dehors de l’humain, le ghetto tout entier se désensibilise et glisse vers une acceptation résignée de l’inévitable», p.210.
Édouard Axelrad ne se contente ni d’une description objective ni d’une présentation manichéenne des réalités ghettoïques; il propose d’explorer les consciences complexes de l’individu quand il est confronté aux atrocités du génocide. Ainsi, il n’esquive pas les problèmes de délation qui s’emparent inévitablement d’un lieu où chacun doit lutter pour sa survie et pour les siens :
«Il y a de tout au ghetto, du meilleur et du pire, du lâche et du courageux, non seulement d’un groupe, d’un individu à un autre, mais aussi, selon les instants, dans la même personne», p.211.
A cela s’ajoute la perversion de la police juive et la tâche ambiguë du Judenrat.

Le Judenrat : entre compromis et compromission

La création soudaine du conseil juif a été d’une violence et d’une perversité sans nom. Le commandant Holstein est entré dans la synagogue de Lewski et a convoqué le rabbin :
«Tu as une demi-heure – trente minutes, pas une de plus – pour réunir ici même un conseil de quinze personnes représentatives. […] Exécution ! cria-t-il, vite, immédiatement, ou alors… Sais-tu ce que l’on fait des otages, en cas de sabotage?», p.58.
Une fois le conseil réuni, Holstein leur en dicte les règles : «Les rapports avec l’extérieur se feront par [son] intermédiaire», p.59. Le Judenrat « est responsable de l’ordre à l’intérieur et de l’exécution des mesures prescrites par le commandement ou le Gouvernement Général », p.59. Même si dans un premier temps les habitants du ghetto ressentent une forme de soulagement à l’idée que ce sont les leurs qui se chargent de l’organisation interne, les membres du Judenrat semblent immédiatement clairvoyants :
«En chacun, l’idée faisait son chemin que la visite de Holstein annonçait la mise en œuvre d’un système infernal, parce qu’il s’attaquait aux forces vives du peuple juif : son unité morale. […] La haine naîtrait et se développerait à l’intérieur de la communauté. Avec la haine, toutes les passions nées de la peur et de la faim éclateraient comme une peste dans le ghetto et ravageraient la population», p.62.

Très vite, il est demandé aux membres du Judenrat d’organiser eux-mêmes les convois vers Trebibor. Alors s’installe la lourde et complexe charge de faire en sorte que le convoi se passe dans les meilleures conditions afin d’éviter la colère des SS et les rafles. Le premier président du Judenrat, Berek, écrasé par le poids d’une telle responsabilité, se joint au premier convoi qu’il a lui-même organisé. Le deuxième, Friedmann, se suicide avec sa femme, responsable d’une maternité clandestine découverte par les nazis. Enfin, le dernier président, Bialick se voue corps et âme dans cette mission et se perd dans ce rôle indéfinissable. La mission de réunir l’effectif imposé par Holstein à chaque convoi vers le camp devient une obsession pour Bialick, au point de se compromettre lui-même. ‘Accomplir’, ‘réussir la mission’ et ‘atteindre les objectifs’ sont devenus les maîtres-mots du Président du conseil juif :
«Ne pas fournir l’effectif : hantise de Bialick! Depuis des mois le départ régulier des convois avait été la preuve majeure de son autorité au sein de la communauté. Pas une seule fois le nombre des déportés, passant la porte Zamelcka, ne s’était trouvé inférieur aux prévisions. Pourtant les difficultés n’avaient pas manqué : il les avait toutes surmontées. Mais cette fois-ci, il butait contre une impossibilité», p.306.

Portrait de groupe : Mordechai Chaim Rumkowski entouré d’autres membres du Judenrat du Ghetto de Lodz/Janvier 1941/USHMM/Photographie mise à disposition par Judith M. Shaar

Mais les tâches imposées au Judenrat par les autorités nazies ne cessent de s’accroître et les liens entre les SS et le conseil juif de se resserrer, conduisant insensiblement à une sorte «d’entente» dans la mise en place de la solution finale. En voulant défendre et protéger les habitants du ghetto, le rôle du Judenrat glisse lentement mais inévitablement vers la complicité avec l’ennemi :
«Trois mois de rencontres presque quotidiennes avaient tissé entre les deux hommes des liens de travail que la concussion avait transformés en rapports presque cordiaux», p.176.
«Il faut être bien bas, chuchotait-on, pour singer les SS jusque dans les arrestations qu’ils pratiquent», p.305.

Le processus de collaboration est en marche.

Bialick et sa mégalomanie

Jouant le jeu des nazis jusqu’au bout, le Président du conseil juif fait progressivement tomber les barrières qui séparent le Judenrat des SS : complicité avec l’ennemi, dénonciation des organisations de résistants comme l’OPR, etc.
Le point de bascule entre le compromis et la compromission de Bialick tient aussi sans doute à sa personnalité mégalomaniaque. Au fil du récit, la narration se resserre sur ce personnage qui devient central. L’auteur donne à voir, par le biais des dialogues et des pensées de Bialick, comment quelqu’un qui au départ se sentait voué à servir sa communauté arrive finalement au résultat contraire, comment cette métamorphose qu’il semble presque subir, le plonge dans une certaine folie de grandeur, de reconnaissance, d’obéissance à l’ennemi et de désir de réussite :
«La sauvegarde de son autorité et les chances de sauvetage du ghetto étaient indissolublement liées dans son esprit. Si l’on voulait le sauvetage, il fallait avoir le courage de l’imposer coûte que coûte et assumer, seul, la responsabilité des décisions nécessaires», p.235.
«À la seule idée d’avouer au Commissaire qu’il n’était pas maître chez lui, Bialick se déchaînait. Il convoquait l’un après l’autre les membres du Judenrat ; auprès de chacun il plaidait sa cause, avec violence et douceur tour à tour», p.307.
«Ce n’est pas aux ordres des Allemands que je me réfère, mais à ma volonté…
Il se leva et cria de toutes ses forces:
-A ma seule volonté», p.311.

La personnalité mégalomaniaque de Bialick n’est pas sans analogie avec celle qu’on a pu attribuer à Chaïm Rumkowski, le très controversé Président du ghetto de Łódź. Comme lui, Bialick veut créer un timbre et une monnaie ayant cours forcé à l’intérieur du ghetto, le tout à son effigie :
«Fin juin, le Judenrat émit une série de timbres commémoratifs à l’effigie du Président, en six couleurs et valeurs différentes. Son portrait avait été gravé par un spécialiste, précédemment faussaire, réputé pour la sureté et la finesse de son coup de burin», p.251-252.
«il avait prévu l’impression de billets et la frappe de monnaie, le tout à son effigie. La nouvelle unité devait avoir, en principe, la même valeur que le zlovna contre lequel elle serait échangée au pair, et s’appellerait le sicle», p.256.

Bialick va même jusqu’à demander la confection d’un uniforme pour les membres du Judenrat : «Une véritable tunique, cintrée à la taille, avec boutons dorés et quatre poches à rabats, et un pantalon à large bande», p.227.
Cette fois, c’en est trop et le ridicule l’emporte sur l’autoritarisme, chacun percevant bien la folie du Président : « Du jour au lendemain, dans le ghetto enfiévré par la tragédie des rafles, son apparition en tenue fut une utile diversion. Au milieu des deuils et des misères, elle était la touche comique qui permettait de sourire jusqu’aux portes de la mort », p.227.
« Mais il est complètement fou ! Et dangereux », p.312.
Même si le Judenrat est constitué de quinze membres, c’est Bialick seul qui pousse à l’extrême ce qu’il croit être sa mission.
Dans sa folie, il est abandonné de tous. Il fuit seul et décide de se terrer dans son bunker lorsqu’il sent qu’il ne peut plus lutter contre l’insurrection qui gronde. Il se met alors à rédiger, de manière obsessionnelle, une chronique du ghetto, de «son» ghetto :
«Les chroniques, définitivement rédigées, sont en sûreté maintenant. Il ne reste plus qu’à attendre l’inévitable, qui est bien long à se produire », p.344.

«L’heure de la vengeance»

C’est une nouvelle référence historique au Ghetto de Varsovie que l’on peut repérer dans les dernières pages du roman d’Édouard Axelrad. Depuis la construction du ghetto, l’OPR, l’organisation de résistants, prépare une insurrection avec la constitution de vivres et de munitions de réserves pour tenir le plus longtemps possible face à la riposte nazie :
«En un premier temps, la bataille devait être générale et aussi violente que possible», p.325.
«À longueur de journée, [les équipes non armées] patrouillaient dans le collecteur principal, et dans les conduits secondaires, où l’on n’avançait qu’en rampant, dans une boue collante et nauséabonde. Dehors il pleuvait toujours, et dans les souterrains le niveau de l’eau ne cessait de monter», p.326.
Le récit se concentre alors sur les différentes actions qui opposent pendant plusieurs jours les SS aux membres de l’OPR : attaques, fusillades, rafales. «Au fil des heures, les pertes allemandes augmentaient» (p.332), car l’attaque fut d’abord souterraine, mais les compagnies de SS finirent par pénétrer les égouts :
«Vous piétinez, pestait le Général. À ce train-là, nous n’en aurons pas fini dans un mois. C’est aux caves et aux souterrains qu’il faut s’attaquer dès maintenant», p.341.
Finalement, le dernier convoi s’organise comme prévu par le commandant lui-même :
«Une quinzaine de wagons attendent. Cinq d’entre eux sont cadenassés ; il s’en échappe un vague tumulte dominé, de temps à autre, par une plainte ou un appel.», p.346.
Dans cet ultime transport, Bialick, déporté avec les siens, est battu à mort, après avoir tenté d’asseoir une dernière fois son autorité :
«Le bourreau des 200.000 Juifs de Lewski, l’homme des SS, le pitre en uniforme, le voilà!», p.350.

Une famille dit au revoir à un enfant à travers la clôture de la prison centrale du ghetto, avant sa déportation à Chelmno pendant l’action Gehsperre /Ghetto de Lodz /Septembre 1942/USHMM

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Entre réalité et fiction, Édouard Axelrad donne à lire l’histoire d’un ghetto, depuis sa construction jusqu’à l’exécution du dernier convoi vers les camps. La construction romanesque du personnage de Bialick permet de saisir plus finement et comme de l’intérieur, les ressorts complexes des Judenräte.
Le lecteur en vient à se demander ce que pourrait bien contenir sa chronique du ghetto de Lewski et quel serait le point de vue d’un avocat juif devenu, à son corps défendant, le principal collaborateur de la machine nazie du ghetto de Lewski. Il pourra aussi méditer sur le gouvernement des hommes et ses dilemmes éthiques : si le «gouvernement est l’art du compromis» (p.149), quelle distance sépare-t-elle le compromis de la compromission ?

Indications bibliographiques

Revue d’Histoire de la Shoah : Les Conseils juifs dans l’Europe allemande
Numéro 2006/2 (N° 185)

Pour aborder historiquement la question complexe, épineuse et douloureuse des Judenräte, plusieurs articles de référence.

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