Juifs « et » fidèles serviteurs de l’État français? 

par Ismaël Loubatières

Pierre BIRNBAUM, Les fous de la République : Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

Sous la IIIe République, une nouvelle élite apparaît en France : elle se compose de Juifs qui, peu de temps après leur émancipation par la Révolution Française, ne tardent pas à accéder à la haute fonction publique et à y occuper des postes élevés. Mais ces « fous de la République » et fervents représentants de ses valeurs, ne sont nullement tenus de se convertir ni même de renoncer à leur identité juive. Ils demeurent juifs dans le privé. C’est un phénomène unique, alors, en Europe.
P. Birnbaum, dans un essai novateur, tenant à la fois de la sociologie politique et de l’histoire, analyse et décrit avec rigueur les affiliations, l’idéologie et la mentalité de ces Israélites français qu’il nomme les « Juifs d’État ».
Ce sujet demeure, jusqu’à nos jours, très sensible : la présence des Israélites au coeur de l’État français, surtout quand ils occupent des postes-clés, fut au centre de toutes les passions antisémites qui se sont déchaînées au cours du XIXème et durant, au moins, toute la première moitié du XXème siècle. Elle est aussi la source, jamais tarie, de virulents discours antisémites, très construits et persistants, accusant les Juifs de fomenter un complot mondial.

Pierre Birnbaum, par ce travail, sort des sentiers battus de sa discipline (la sociologie) pour s’aventurer avec détermination sur les terrains de l’histoire et des archives. Primat de la source oblige ! Il en résulte une travail très richement nourri par le recours à la documentation administrative, aux journaux, écrits littéraires et polémiques d’époques et de provenances différentes.
Il éclaire ainsi tout un pan de l’histoire de France et du fonctionnement de ses institutions. P. Birnbaum isole, pour les besoins de son étude, une  petit groupe d’acteurs qu’il postule comme déterminable et identifiable. Sur le modèle de l’expression « les Juifs de cour » qui désigne pour l’ancien Régime, les  Juifs proches et dépendants des Princes, il forge l’expression : « Juifs d’État » en vue de de décrire l’action – concrète, symbolique, mentale – de l’État sur eux.
Depuis la Révolution Française, le recrutement du personnel administratif – montre-t-il – repose sur le mérite. Cela permet à des Juifs d’obtenir les postes les plus prestigieux au sein de l’appareil politico-judiciaire, et même dans l’armée.  Ces bons élèves de la République se ressemblent par leur caractère exemplaire. Toutefois, il sont dans la réalité dissemblables, n’appartenant pas aux mêmes traditions politiques, vivant leur judaïsme à divers degré.

Portraits de famille 

Les Reinach, les Hendlé, les Bédarridès, les Brisac… Chacune des ces quatre familles incarne un domaine dans lequel ces Juifs ont pu accéder aux postes les plus prestigieux.
La dynastie d’Hermann Reinach est l’exemple de ces juifs réussissant leur transition de l’économie à la politique. Deux de ses fils auront des places de choix dans la nouvelle république grâce à leurs succès scolaires : Joseph devint un proche collaborateur de Gambetta et se consacre au raffermissement du régime face au boulangisme. Théodore, qui cumule un très grand nombre de prix au Concours Général, est le principal théoricien du franco-judaïsme.

Avec les Hendlé, nous changeons d’échelle : ce sont des modèles du bon préfet républicain, encensés par leurs hiérarchies. L’éducation dans le monde de l’administration y est apparemment aussi pour beaucoup : Ernest et Albert en ont intériorisé les normes, tout en restant attachés à un minimum vital de judéité.

Les Bédarridès s’accomplissent dans le domaine judiciaire : Gustave Emmanuel, président de la chambre des requêtes, devint en 1891 le doyen de tous les magistrats de France. Il vient d’une famille très fortunée, comme tous les magistrats de toutes confessions : il reproduit d’ailleurs le modèle des dynasties judiciaires catholiques ou protestantes. Cousin d’Adolphe Crémieux, liés aux Alphandéry, il représente avec force cette double vie inhérente au franco-judaïsme et fut d’ailleurs vice-président du Consistoire israélite de France en 1873 !
Enfin, les Brisac : au service des armes. C’est un modèle de carrière attirant car il fut ouvert aux milieux populaires et modérés dès l’Émancipation, avec la fondation de l’École Polytechnique : des centaines de jeunes Juifs soucieux de montrer leur « régénération » entreront ainsi dans cette armée républicaine aux valeurs fortes, et même l’Affaire Dreyfus n’arrêtera pas leur carrière. Les Brisac sont la seule famille comptant presque toujours un général à chaque génération depuis la Monarchie de Juillet. En public, ils reçoivent les éloges de l’ État. En privé, ils restent très proche du Consistoire, et de certaines familles comme les Valbrègue ou les Naquet.
Qu’ont-ils en commun ? Un attachement sans faille aux valeurs de la République, une volonté d’y accéder par le mérite et une conduite exemplaire. Une mémoire de 1789 et des écrits de l’abbé Grégoire s’est construite durant tout le XIXème siècle : ils en sont les héritiers et la cultivent à chaque moment de la vie politique. Ils n’en restent pas moins juifs ; «  fonctionnaires scrupuleux d’un État républicain interventionniste, ils demeurent néanmoins, dans leur vie privée, attachés à une forme minimale de judaïsme. », p. 42.
Les qualités cultivées dans le public sont aussi appréciées dans le privé : le Consistoire Central loue les excellents administrateurs publics, qui constituèrent ainsi une bonne partie de sa direction. La communauté se construit et apprend parallèlement à se défendre. Face à l’expression de l’antisémitisme qui s’exprime même à la Chambre des Députés, un Isaac Levaillant, devenu rédacteur en chef de L’Univers Israélite, appelle à la vigilance.
Cela ne les empêche pas d’être attaqués de partout, comme Joseph Reinach : « De toute cette époque agitée, il est incontestablement le personnage juif le plus violemment et le plus systématiquement attaqué dans la presse nationale et locale, au cours des meetings électoraux, dans les caricatures, les chansons et les pamphlets », p.20.
On s’étonnera aussi de quelques relents malheureux chez certains de les écrivains français réputés pour leur humanisme généreux : Anatole France cédera lui aussi à la caricature d’un Hendlé, dans l’Orme du Mail

Entre visibilité et invisibilité

Un milieu – fort et faible de ses particularités – de « Juifs d’État » naît à cette période. P. Birnbaum s’efforce de le caractériser et d’en décrire les marqueurs.
Ce qui rend d’abord visible les Juifs comme juifs, c’est leur nom ou leur prénom. La République avait permis que la quasi-totalité d’entre eux s’intègrent en gardant leur patronyme traditionnel. Mais certains, tout de même rares, abandonnèrent un prénom qu’ils trouvaient peut-être trop typé. Paul Grunebaum-Ballin, dans l’entre-deux-guerres et jusque sous Vichy, voulait même imposer l’abandon des prénoms à consonance juive dans un esprit laïciste extrême…
D’autres gardent pied dans les deux mondes répondant au concept d’une « assimilation uniformisatrice » : ils disposent d’un prénom « banal » et d’un autre, « biblique ». Les députés ou sénateurs, personnages très publics, ont rarement des prénoms trop particularistes, comme si la discrétion s’imposait d’elle-même. 
La question du mariage est aussi essentielle et rend visible ce groupe : députés ou sénateurs sensibles aux valeurs « extériorisantes » de la société civile s’engagent volontiers dans des mariages exogamiques. L’endogamie reste cependant la norme : on se marie même entre enfants d’administrateurs et une solidarité de corps propre au modèle administratif se couple à la solidarité religieuse. P. Birnbaum énonce à ce sujet une idée intéressante : le contrat étatique républicain protègerait les valeurs de la vie privée une fois que celles-ci ont été clairement séparées du public, « comme si, justement, le propre du franco-judaïsme était de rendre compatible la coexistence, chez ces citoyens que sont les Juifs d’État, de valeurs tournées vers le public et de traditions relevant de la vie privée », p.105.
Ce milieu naît aussi par le développement d’une culture de l’État. Ainsi, Gambetta, l’homme providentiel de la République, voulait aussi mettre en avant une nouvelle génération d’administrateurs. Or lier les Juifs et la République n’allait pas de soi. Il a fallu construire cette hérédité administrative, ce processus d’auto-recrutement alors caractéristique d’une intégration au modèle social dominant.
Car ces Juifs d’État n’ont pas la structure sociologique de leurs collègues : aucun n’appartient à l’aristocratie foncière ou à la noblesse, et ne cherche à s’y lier par le sang. Peu ont été à l’ École Libre des Sciences Politiques. Ils sont exclus de prime abord de l’establishment. Aucun n’a une ascendance venant des métiers traditionnels du personnel administratif (avocat, journaliste, petits fonctionnaires…). Ils ne font que très peu partie des conseils municipaux ou des préfectures. 
Point crucial :  leur ancrage territorial n’est pas le même.
L’antisémite Drumont n’a eu de cesse de le répéter : ce sont, clame-t-il, des « Juifs sans terre ». Ce qui est faux – car si ces hauts fonctionnaires juifs ne viennent pas des mêmes endroits que leurs confrères non-juifs, ils ne sont pas sans une origine ou implantation bien françaises !
Leurs familles viennent toutes de trois zones géographiques précises, qui semblent les déterminer : ceux du Sud-Est, héritiers des Juifs du Pape, ont formé des réseaux denses attirés par la haute fonction publique. Une solidarité du terroir les lie. Il y a ensuite ceux de l’Est : le contexte est fort trouble pour eux. Fidèles à la République après 1870, la majorité quitte la terre natale pour Paris. La famille Hendlé joua se rôle central, accompagné des Levaillant, Lyon, Schrameck… « Les solidarités internes à ce milieu organisé en deux vastes sous-ensembles sont certes indéniables, elles ne sont pas pour autant décisives. Pour se hisser vers les sommets de l’Etat, encore faut-il y être aidé par des homme-orchestre du personnel politico-administratif national ainsi que par leurs aillés locaux », p.139…
Cet homme-orchestre, ce fut par exemple un Adolphe Crémieux.

Adolphe Crémieux/Nadar/1856

Ensemble, ils construisent leur solidarité par le conseil, la cooptation et la recommandation. Leur correspondance privée témoigne de ces efforts, ainsi que de l’admiration face au nouveau régime et à ses grands hommes qui les lie tous. Ils aiment la République!  

Pour  l’amour de la République 

Mais comment s’exprime cet amour ?
Tout d’abord par leur profond attachement à la Révolution. Le 11 mai 1889, à la synagogue de la Victoire, on célèbre le centenaire de la Révolution, la « nouvelle Pâque sociale ». Isaac Levy à Bordeaux croit qu’il faut « bénir la Révolution comme Français et comme Israélites ». Comme le soulignaient les Archives Israélites, « ce centenaire ne peut laisser indifférent aucun des enfants de Jacob qui, de tous les coins de la terre, saluent dans la France l’initiatrice de leur délivrance et l’aiment comme leur patrie d’adoption », p. 150. 
Les Juifs ont même intégré la Révolution dans leur vision messianique de l’histoire. Ceux qui se présentent aux élections législatives y font toujours référence dans leurs professions de foi et la mémoire de certains évènements, sont même disputés aux antisémites : Valmy justifie le complot juif ayant amené et pérennisé la Révolution aux yeux de Drumont (il en souhaite d’ailleurs une seconde pour les chasser définitivement). Pour les Juifs, c’est l’emblème de leur intégration.
Leur passion républicaine se marque aussi par leur attachement à la laïcité. C’est Camille Dreyfus qui osa proposer un premier projet de loi séparant l’Église de l’État, quand l’idée ne trouvait personne pour être exprimée. La question divisa, les Archives Israélites reprochèrent à Dreyfus cette initiative, qui ne devait pas être « formulée par un Juif »… Déroulède (et bien entendu, Drumont à sa suite) en profita pour appeler à l’union des républicains et monarchistes contre cette tentative juive de « déchristianiser la France », surtout quand Camille Sée proposa de laïciser les écoles de jeunes filles, bastion de l’Église… Les dispositions furent finalement appliquées avec rigueur après 1905 : même un A. Schrameck, au risque de perdre l’amitié de l’évêque de Montauban, restera ferme sur le retrait des signes religieux.
L’amour de ces Juifs pour la République ne va pas, enfin, sans fidélité.  Ils en font la preuve dans les guerres « franco-françaises ». Pendant la crise boulangiste, chacun dut choisir son camp. La quasi-totalité des Juifs d’État resta fidèle à la République.
Mais l’antisémitisme reste vivace : pendant l’Affaire, Ferdinand Dreyfus en parla même comme « parti parlementaire ». Léon Blum en fit les frais plus que tous les autres : le premier chef de gouvernement juif, si attaché au service public, à la connaissance du droit administratif et tout autant à son judaïsme, cumule toutes les tares : pour la France Éternelle, le cumul du socialisme et du judaïsme est la pire des atrocités. Le reproche de ne pas être un « terrien » subsiste encore, et Xavier Vallat le soulignera en 1936 : « Je dis que, pour gouverner cette nation paysanne qu’est la France, il vaut mieux quelqu’un dont les origines, si modestes soient-elles, se perdent dans les entrailles de notre sol, qu’un talmudiste subtil », p. 210.

Tous les prétextes sont bons aux antisémites pour dénoncer les Juifs manipulateurs et les prendre en faute. Ainsi la fameuse fusillade de Fourmies (1er mai 1891) devint le symbole de leur capacité à manipuler l’opinion. On compte les morts après le déroulement de cette manifestation socialiste et l’ on rend automatiquement responsable le sous-préfet Isaac d’une erreur commise par le maire. Les habitants de cette ville cléricale et parfois réactionnaire eux-mêmes avaient pourtant blanchi l’administrateur juif : il ne devait et voulait que limiter l’impact des grèves et consacrer la défense de l’ État. La presse en fit tout de même un bouc-émissaire. Et à travers lui, c’est tout un gouvernement « affairiste », une « république bourgeoise » qui est condamné.
P. Birnbaum voit même dans cet épisode le moment pour Drumont de formuler un « national-socialisme à la française », où ouvriers et patrons catholiques du terroirs s’uniraient face aux capitalisme, aux laïcs et… aux Juifs. 
Cependant, assurément, l’attachement aux valeurs patriotiques n’est pas  l’apanage des Juifs : c’est une valeur partagée avec les autres communautés confessionnelles.
Dans l’Empire français, et comme tant d’autres, les Juifs croient en cet volonté de civilisation et d’émancipation du monde, suivant Gambetta et les Républicains qui revendiquent ouvertement l’extension de l’Empire. Avec une certaine inquiétude, Reinach la voyait aussi comme un exutoire commode à la violence autodestructrice de l’ordre républicain. Et cela leur joua même de mauvais tours : certains reprennent inconsciemment la phraséologie suprématiste commune ! Ainsi, on prend le large : Schrameck à Madagascar transforma l’administration, encadra la vie économique, rendant hommage à Gallieni. Georges Mandel, ministre des colonies en 1938, autoritaire dans son gouvernement, prépara les colonies à la guerre. L’opinion juive est ici aussi encore divisée : Fernand Crémieux, Blum et surtout les socialistes dénoncent cet impérialisme.

De droite et de gauche 

Car des divergences d’opinions existent bien chez les Juifs d’État. Les différentes traditions politiques ont coexisté chez eux aussi. La République a bien accueilli ceux qui avaient fait leurs preuves dans les régimes précédents : M. Lambert, unique sous-préfet juif de l’Empire à Lunéville, était un fidèle de l’Empereur. Ses qualités suffirent à le maintenir.
Dans la justice, c’est encore plus visible : P. Anspach commença sa carrière sous la Monarchie de Juillet, fut président de la Chambre en 1862. 
Parallèlement, P. Birnbaum observa que le républicanisme à la Gambetta se forma surtout dans le Sud autour de quelques familles bien ancrées. Gambetta souligne l’attachement personnel qui l’unit à certains d’entre eux : « Je gagne dans l’esprit de M. Crémieux une véritable place de confiance ainsi que dans son cœur. […] Je ne peux plus sortir de chez eux. Je leur suis lié. », p. 294.
 Ils ont le « type » républicain : la plupart sont avocats, favorables à la laïcité et à la liberté de la presse, francs-maçons. Leurs ennemis, c’est la discorde et le cléricalisme. Et la République reconnaît l’importance de ses Israélites : les obsèques de Crémieux seront un évènement phénoménal à Paris. Pour Drumont, « l’âme damnée » de la République est morte, la « république juive » est encore vivante.
Il existe une tradition républicaine à la Clémenceau. Georges Mandel et Georges Wormser, intimes du Tigre, en sont les représentants. Ils sont tournés vers un certain conservatisme social plutôt que vers l’idée de révolution, et se retrouvent auprès des grands hommes incarnant l’État-Nation.

Georges Mandel/1919/Photo Gallica

Il faut en effet la protéger et même la venger : Klotz, aux négociations du traité de Versailles, est l’auteur du fameux « l’Allemagne paiera ». Georges Mandel défend ses projets et sa position en bon conservateur devant la Chambre, face aux interruptions de ses contradicteurs antisémites : « Je vous réponds que mon père, qui était né à Paris en 1843, a été blessé sur le champ de bataille de Buzenval, en 1870. Il peut vous plaire d’établir deux catégories de parlementaires, moi, je n’y consentirai pas ! » p.348.
On trouve également des héritiers de Jaurès. Et ce n’est pas une position politiquement naturelle pour eux. Soucieux classiquement de tout résoudre par le haut, l’engagement de gauche de certains Juifs sera rarement extrême : seul un Henry Torres devint communiste. Et par-delà les divergences jusque sous Vichy, ils resteront attachés à l’unité de la Nation. La philosophie sociale de Jaurès et les idées de 1789 sont plus en accord avec leur univers mental : elles permettent de concilier l’unité de la nation française et des citoyens, tout en cherchant à garder la paix sociale et établir un ordre plus juste. Ils s’engageaient déjà dans des mesures sociales : Georges Cahen-Salvador formula le premier projet de loi d’assurance sociale couvrant les principaux risques après la Guerre. Les années 1930 témoignent d’une politisation plus marquée, et les fidélités partisanes viennent chez les Juifs aussi prendre le pas sur les anciens liens : preuve d’une véritable intégration au modèle français. « Dorénavant, les Juifs d’Etat sont pleinement de gauche et de droite, ils s’avancent même assez loin du côté des valeurs nationalistes tout en se reconnaissant aussi, sans craindre de rompre le contrat républicain, dans les idéaux socialistes. », p. 375.
Enfin – mais c’est un cas unique ! – on compte même un fameux anarchiste : Alfred Naquet. En 1876, il propose le rétablissement du divorce institué… par la Révolution Française.  La proposition fera son chemin même si lui sera attaqué de toutes parts : le libre-penseur athée n’est pas le bienvenu chez les Juifs tandis que Mgr Freppel l’accuse de judaïser la civilisation chrétienne. Drumont en fait même le « pire des juifs ». Léon Daudet excelle, si l’on peut dire,  dans le portrait caricatural qu’il en brosse. Il doit fuir en Espagne. Il reviendra finalement à une certaine confiance dans les méthodes républicaines, en gardant paradoxalement en tête que son adversaire, l’ennemi de l’affranchissement humain, c’est celui qui tient l’armée prétorienne et le clergé : c’est l’État. 

Une constante s’impose : quel que soit le parti auquel ils appartiennent, quelle que soit la tendance à laquelle ils s’associent, ces Juifs engagés dans la vie sociale et politique de leur pays sont en butte à un antisémitisme forcené que l’on trouve à la base comme au sommet de l’État…

L’Antisémitisme politique

La force de certains modèles ou représentations freina l’avancée de certains de ces hommes… mais s’accrut pour finir en  tragédie.
Les campagnes résistent à l’unification nationale, au nom d’un nationalisme particulariste où chacun veut se préserver. Encore une fois, la légitimité politique naît, en dehors des villes, de la légitimité territoriale, de la terre. Pierre Mendès France le savait en 1934, en se présentant en Normandie : « les Normands n’aiment pas donner leur suffrage à un inconnu ». Ils ajoutèrent : « les qualités et défauts de la race juive ne correspondent guerre à celles et ceux des terriens que nous sommes ». Presque aucun Juif d’Etat ne tire de revenu de la terre. Forcément parachutés depuis les villes, ils sont pour cela cibles de nouvelles attaques. Leur attachement au judaïsme choque. Après l’Affaire Dreyfus, différents députés déposèrent des interpellations sur « les dangers de l’infiltration incessante de la race juive chez nous ». Au niveau local, les membres du corps préfectoral sont victimes de dénonciations antisémites constantes. La presse attaque constamment, et le moindre incident prend une ampleur nationale.

L’historien, autant que le républicain, s’étonne : pourquoi les dossiers administratifs décrivant les carrières des hauts fonctionnaires ont-ils une rubrique « religion » ? Pourquoi la mention « israélite » vient s’ajouter à celle de « juif » pour relever, seulement ici, une appartenance communautaire ? Pourquoi se soucie-t-on de la religion de l’épouse ? Quand un incident survient, ce qui arrive dans tous les profils, pourquoi doit-on ici le caractériser ethniquement ? Pourquoi devient-il impossible de nommer plusieurs administrateurs juifs dans certaines régions ? Le terreau de l’antisémitisme, sur lequel poussera Vichy, apparaît à tous les niveaux.
P. Birnbaum achève son tour d’horizon par l’avènement du régime de Vichy en 1940 et les mesures anti-juives qu’il a adoptées. Une surprise ? Les Juifs d’État, sans grande inquiétude apparente, restent d’abord tous à leur poste. Mais « d’un trait de plume », le 3 octobre, leur statut est scellé, presque tous les acquis des décennies précédentes sont perdus : le Conseil d’État, la magistrature, l’armée, la préfectorale sont touchés de plein fouet. On exprime son indignation à Pétain, on ne se laisse pas rejeter sans protestation, on clame sa fidélité à l’État de droit. Xavier Vallat répond à cela par en affirmant l’existence d’une « tradition antijuive de l’État ».
À ce moment, c’est « comme si l’État républicain revêtait deux faces bien distinctes, concomitantes et contradictoires, celle d’un régime émancipateur rationaliste et laïque, et ouvert aux talents et celle d’un pouvoir politico-administratif réceptif aux préjugés, tournant le dos à ses propres valeurs universelles », p. 487. 

Avec Vichy, c’est la fin de la IIIème République, celle des Gambetta, Ferry, Waldeck-Rousseau et Clémenceau ; c’est en même temps la fin des Juifs d’État ;  et à terme, par la Collaboration de l’État français avec l’occupant nazi, s’exécute le projet d’envoyer à la mort tous les Juifs français ou étrangers indifféremment. C’est la fin de la République.


Références bibliographiques

  • B. Badie et P. Birnbaum, Sociologie de l’État, Pluriel / Grasset, 1982.
    Cela permettra de mieux comprendre les paradigmes par lesquels P. Birnbaum analyse l’État et ainsi ses acteurs. 
  • P. Birnbaum, Un mythe politique : « La république juive » de Léon Blum à Pierre Mendès France, Fayard, 1988.
    C’est le premier essai « historique » de notre auteur, décrivant comme s’est constitué ce mythe qui trouva sa pleine expression juste avant Vichy.
  • C. Delacroix, F. Dosse et P. Garcia, Les courants historiographiques en France : XIXe-XXe siècle, Folio / Histoire, 2007.
    Pour mieux connaître le contexte historiographique de l’œuvre en question, influençant grandement l’importance donnée aux idées développées. 
  • V. Duclert, La République imaginée : 1870 – 1914, Belin, 2014.
    Une excellent manuel traitant de la IIIème République.
  • G. Kauffmann, Edouard Drumont, Perrin, 2008.
    Edouard Drumont est le prisme (négatif) principal par lequel l’histoire juive est analysée sous la IIIe république et jusqu’à aujourd’hui. Cette biographie est essentielle pour bien comprendre l’ampleur et la virulence de l’antisémitisme français. 
  • M. Winock, La France et les Juifs : de 1789 à nos jours, Seuil, 2004.
    Un ouvrage de référence sur « les relations entre l’État, la société globale et les Juifs vivant en France » de la Révolution aux années 1980. 
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