Cecil ROTH
Vivre dans le ghetto

Traduit de l’anglais
par Nadine Picard 

Extrait de Cecil ROTH, The History of the Jews of Italy, Part VIII : The Age of the Ghetto, Chapter XXIII : Life in the Ghetto, Philadelphia, 1946.


PRÉSENTATION

Lorsque, en juillet 1797, les troupes napoléoniennes ont abattu les portes en bois du ghetto de Venise, c’était pour les Juifs le signe qu’une oppression ancestrale avait pris fin, que le joug imposé depuis des siècles par l’Église était brisé. La destruction des ghettos ouvrait une ère de liberté.
Or, aussi paradoxal que cela puisse sembler, les ghettos italiens, et au premier chef le Ghetto de Venise, n’ont pas été rayés de la carte ; ils ont été exhumés et sont devenus… des destinations touristiques réputées internationalement. Ces lieux, naguère honnis, font désormais partie du patrimoine italien et partout en Europe, depuis les années 1980, on met en valeur, avec science, soin et art (et aussi un solide sens des affaires), leurs vestiges.
Le ghetto renaît  – c’est du moins le point de vue que développe l’historien Simon Levis Sullam – comme le théâtre reconstitué d’un drame exotique qui n’est pas exempt d’un certain pittoresque, fortement marqué par l’orientalisme en vogue au XIXème siècle. Pour un peu, cette reconstitution se nourrirait d’une nostalgie analogue à celle qui habitait les voyageurs romantiques en pèlerinage dans les ruines antiques de cités défuntes. Dans ces lieux, aurait vécu, avant l’Émancipation, une société juive pleine de vie, forte de ses traditions intactes…
Pourtant, partout dans le monde, le seul mot de « ghetto » porte, par lui seul, une forte charge de violence. Et à bon droit. Exclusion, précarité, misère, promiscuité, stigmatisation… Cette image (négative) a trouvé son acmé avec les « ghettos » mis en place par les nazis qui firent office de prison, de mouroir et constituèrent l’étape qui précède une extermination programmée. Le ghetto, par la suite, s’est, si l’on ose le dire, « universalisé » pour s’appliquer, par analogie, à des situations et des contextes différents, voire dissemblables.
Aussi, pour se garder à la fois de toute confusion, de la vision idéalisante comme de l’amalgame généralisant, convient-il de se tourner vers le travail des historiens. Et avant d’étendre le champ du concept de « ghetto », de partir d’abord de son modèle initial : le ghetto italien. 

M. Gasperoni et la pléiade de chercheurs qu’il a rassemblés dans un numéro spécial de la Revue XVIIème siècle s’accordent à situer en Italie la naissance de cette forme institutionnelle singulière car c’est là que « la présence juive (fut) ininterrompue mais où, au contraire de la plupart des autres États qui firent le choix de l’expulsion définitive, la ségrégation sociale et spatiale des Juifs fut codifiée et (…) institutionnalisée », DG, p. 3.
Inventé pour mettre les populations juives, à l’écart, ou tout au moins à « bonne » distance, le ghetto fut à la fois un lieu d’enfermement et de ségrégation mais, dans ces limites fortement contraintes par une autorité externe, il fut aussi un lieu de survie où les Juifs étaient au moins tolérés (ce n’était pas, à la même époque, le cas en Espagne).
Le ghetto a donc pris sa forme spécifique au XVIème siècle, en Europe, à Venise, en 1516, précisément : « Le 29 mars, le Sénat de Venise décrète que, ‘pour faire face à de grands désordres et à de grandes difficultés’, les Juifs des différents quartiers de la ville et ceux qui gagneront Venise dans le futur doivent résider ‘tous réunis’, dans les immeubles d’une place située près de l’église Saint-Jérôme… », in DC, p. 264. Mais ce modèle a été reproduit ou plutôt s’est adapté à diverses villes italiennes : Rome, Turin, Fossano, Asti, Casale Montferrato, Chieri , Mantoue, Ferrare, Padoue, Trieste, Bologne, Gênes, Florence… 
Dès lors, le travail actuel des historiens est de localiser, de différencier, de particulariser, de puiser à de multiples sources documentaires afin de rompre avec une représentation stéréotypée, uniforme et finalement trompeuse de ce phénomène social singulier. Il leur faut étudier l’univers des ghettos : les acteurs, les institutions, les relations qu’entretiennent avec les institutions juives les autorités locales, le fonctionnement économique et juridique… Le chantier est ouvert.

Cecil Roth (1899-1970) est le premier, parmi les historiens modernes, a avoir pris le ghetto comme objet d’histoire ; et dans son Histoire des Juifs en Italie (1946), il en donne une image qui n’est ni édulcorée ni noircie excessivement. « L’art consommé de l’historien, la clarté de son style, la parfaite ordonnance de son exposé cachent au lecteur qui n’est pas familiarisé avec les sources l’immense labeur dont ce volume est le résultat » note-t-on dans la Revue des Études juives en général peu indulgente pour les ouvrages de vulgarisation dénuées de rigueur et d’exactitude.

Cecil Roth das son bureau d’ Oxford /Extrait de la Cecil Roth Collection/ Brotherton Library/Leeds University Library.

Roth insiste sur les contraintes matérielles que la relégation a fait peser sur les Juifs qui étaient confinés dans cet espace drastiquement limité. ll décrit les brimades et les menaces permanentes s’exerçant sur des populations qui supportaient avec courage les mesures iniques que l’Église prenait à leur encontre.
Il n’entre pas dans l’analyse détaillée de la Bulle Cum nimis absurdum de Paul IV (1555) qui établit que le ghetto n’aurait qu’une entrée et une sortie ; que les juifs n’y auraient qu’une synagogue ; qu’ils ne pourraient y posséder d’immeubles leur appartenant ; qu’ils porteraient un tenue vestimentaire distinctive ; qu’ils ne pourraient accueillir des Juifs venus d’ailleurs. Mais sans jamais se livrer à une polémique anti-chrétienne, l’historien juif n’exonère nullement l’Église de sa responsabilité dans la politique anti-juive qu’elle a menée continûment.
Pour autant, C. Roth ne verse pas dans un discours victimaire ; car en dépit de tous les obstacles qu’on dressait devant eux, les Juifs ont trouvé, pour adoucir leur sort, le moyen de développer d’efficaces structures d’entraide et d’ingénieux stratagèmes, inspirés par le droit talmudique.
Par dessus-tout, ils ont maintenu au plus haut niveau l’exigence de l’instruction. Et il n’est pas fortuit que la synagogue du Ghetto porte le nom italien de  « Scuola » : l’enseignement pour tous ! Et la communauté se charge de venir en aide à tous les déshérités qui n’ont pas les moyens de s’acquitter de la dépense… Le savoir à tout prix ! 
Il n’est donc pas étonnant que les Juifs aient pu, malgré les conditions d’isolement auxquelles on a voulu les soumettre, s’ouvrir même à civilisation de la Renaissance italienne et, dans la mesure de leurs moyens, y participer. 
Après la disparition définitive de la ségrégation, leur entrée dans la modernité, trop longtemps différée, s’accomplira aisément. Les Juifs des ghettos italiens ne tarderont pas à devenir des Juifs italiens, voire à s’intégrer à la société qui les accueillera, à devenir des Italiens pleinement assimilés. Au moins jusqu’à la Shoah qui n’épargnera pas les mieux italianisés de ces Juifs.

Références bibliographiques

Donatella Calabi, « 1516 : Le premier ghetto : Venise la cosmopolite et le ‘château des Juifs’ » in Pierre Savy, Katell Berthelot, Audrey Kichelewski (Sous la direction de), Histoire des Juifs : Un voyage en 80 dates de l’Antiquité à nos jours, Paris, PUF, 2020. Noté DC.
Michael Gasperoni (sous la direction de), « Le siècle des ghettos : la marginalisation sociale et spatiale des juifs en Italie au XVIIe siècle », Dix-septième siècle, numéro 282, PUF, 2019. Noté MG. Compte-rendu très dense et d’une grande précision par Boris Czerny  dans Archives de sciences sociales des religions, Numéro 188,  2019, p. 324-325.
Isabelle Poutrin, « Du ghetto comme instrument de conversion », Conversion/Pouvoir et religion, hypotheses.org, 7 février 2015.
Cecil Roth
The Last Florentine Republic (1924), New York, Russell & Russell, [copie 1968].
History of the Jews in Venice (1930), New York, Schocken Books, 1975
The History of the Jews of Italy, Philadelphia, The Jewish Publication Society of America, 1946. Recension in: Revue des études juives, tome 8 (108), janvier-juin 1948. p. 116.
The Jews in the Renaissance, Philadelphia, Jewish Publication Society of America, 1959.
Simon Levis Sullam, « Réinventer la Venise juive : le Ghetto entre monument et métaphore », Laboratoire italien [En ligne], 15, 2014, Traduit de l’italien par X. Tabet, mis en ligne le 28 octobre 2015.



TRADUCTION

« La vie dans le ghetto »
de Cecil Roth

Traduction inédite de Nadine Picard.

Cet extrait de l’Histoire des Juifs d’Italie (1946) forme le chapitre XXIII de la partie VIII : L’âge du Ghetto.

(Les sous-titres ont été ajoutés pour la publication sur Sifriatenou.com)

 L’Italie des XVIIème et XVIIIème siècles, destination privilégiée de pèlerinage pour tous les amoureux d’Antiquité, d’art et de musique, était remarquable pour une institution tout aussi emblématique de ce pays et de cette époque que les tombeaux rococos et les somptueux apparats ecclésiastiques : le ghetto.

Première visite d’un espace délimité

À son arrivée, il se pouvait que le voyageur aperçoive, sur le mur d’une église, à Rome par exemple, une inscription biblique méprisante mentionnant « ce peuple entêté et rétif ». En face, surmontant l’entrée basse d’un passage, une fière inscription en latin décrivait comment la race abominable des Juifs avait été cantonnée ici à la fin du XVIème siècle ou au début du XVIIème, et ceci pour la gloire de Dieu et la préservation de la foi catholique.
Là se pressait un flot de personnages bruyants et basanés, coiffés de chapeaux jaunes ou rouges, qui craignaient l’insulte mais se battaient pour survivre. Tandis que s’attardait le touriste curieux – ils étaient nombreux et leurs impressions sont rapportées dans maint ouvrage de souvenirs – il se pouvait bien qu’un vigile non-juif l’interpelle pour l’engager à se hâter. En effet, après le coucher du soleil, les portes se fermaient, et il était aussi criminel pour un chrétien de se trouver à l’intérieur du ghetto que pour un Juif de se trouver à l’extérieur, à moins d’être muni d’une permission spéciale, valable quelques heures seulement. Ces règles s’appliquaient aussi lors des fêtes solennelles de l’année chrétienne : du Jeudi au Samedi Saint, en particulier, il était interdit ne serait-ce que de regarder par les fenêtres. En dépit de la bulle Cum nimis absurdum qui avait décrété qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule entrée et sortie du ghetto, la mesure s’était révélée impraticable et il y avait parfois jusqu’à cinq ou six issues, voire sept, comme à Rome, précisément.
Contrairement à ce qu’on imagine, ce qui reliait ces deux issues n’était pas une simple via dei giudei, une « rue des Juifs », rue unique séparée du reste de la ville. Certes, dans certaines petites villes, cela consistait en tout et pour tout en une simple cour insalubre, un véritable ‘Hatsère, terme hébraïque employé par les Juifs italiens pour désigner le ghetto.

Ghetto de Rome/Via Rua/Franz Ettore Roesler/Circa 1880

Mais dans les villes plus importantes, c’était, au contraire, tout un entrelacs de rues et de ruelles, une cité dans la ville. Ainsi, à Rome, l’entrée principale ouvrait sur la Piazza Giudea, dont la moitié se trouvait à l’intérieur du quartier juif et l’autre moitié à l’extérieur. Par conséquent, la rue principale du ghetto, la Via Rua, serpentait à travers tout le ghetto, tandis qu’un passage humide donnait sur la Piazza delle Scuole, avec sa fontaine aux eaux claires et rafraîchissantes descendues des Monts Albains, et où un seul toit abritait cinq synagogues. Cette Piazza était rattachée par un dédale de courettes et de ruelles miteuses, grouillantes d’humanité misérable, à la Piazza del Macello et à son désordre. En contrebas, la Via Fiumara, proche du Tibre, gorgée d’humidité, était la première à Rome à se retrouver sous les eaux quand la rivière était en crue, et les murs des maisons gardaient toujours une couleur  jaune sale jusqu’à une certaine hauteur. Il en était de même à Venise, où le Ghetto Vecchio, adossé à une demi-douzaine de ruelles, s’élargissait à hauteur du Campiello delle Scuole où se trouvaient les lieux des cultes espagnol et levantin, pour s’ouvrir sur la grande place carrée du Ghetto Nuovo, qui se prolongeait jusqu’au Ghetto Nuovissimo et au quartier attenant.
Les noms des rues de ces quartiers ont longtemps témoigné du rythme de la vie qui s’y menait : à Rome, en plus de ceux déjà mentionnés, la Piazza delle Azimelle, où l’on cuisait le pain azyme pour Pessa’h ; à Florence, le Cortile de’Bagni où se trouvaient les bains publics ; à Vérone, le Vicolo Sagatino, site des abattoirs (sagatino est le mot judéo-italien pour Cho’het/boucher), ou la Piazza Spagnola où les immigrants marranes se rassemblaient pour le culte. Parfois, comme pour la Calle Moscato à Venise, les rues tenaient leur nom de leurs principaux résidents.  L’une de ces demeures patriciennes possédait en outre un jardin, mais sans doute était-ce l’exception. Pratiquement tous les ghettos d’une certaine envergure avaient leur piazza où se tenaient le marché et la foire annuelle de Pourim. À Cento, cependant, les passages entre les maisons étaient si nombreux qu’on pouvait parcourir le ghetto de part en part sans jamais sortir dans la rue. Il faut pourtant signaler que, presque partout, le ghetto avait été créé dans des lieux déjà largement peuplés de Juifs, et qu’il ne restait plus alors qu’à les y concentrer tous, à en exclure les chrétiens, puis à construire des murs et des portes. 

Politique du ghetto 

La différence qui frappait immédiatement le visiteur lorsqu’il entrait, c’était la hauteur des bâtiments. La superficie du ghetto était rarement augmentée, et la seule façon de fournir un abri à la population grandissante – croissance due davantage au soin que l’on accordait au bien-être des enfants qu’à la prolifération légendaire des Juifs – n’était autre que celle adoptée, des siècles plus tard, par le Nouveau Monde. Se voyant interdire l’expansion latérale, les Juifs avaient recours à l’extension verticale et empilaient un étage après l’autre sur des maisons déjà chancelantes. Et de fait, de loin, on avait parfois l’impression que le quartier juif, qui dominait la ville, était bâti sur une proéminence.
Hélas, ces constructions étaient plus audacieuses que solides, et il n’était pas rare qu’elles s’écroulent sous l’effet d’un poids trop important, des cérémonies de fiançailles ou de mariage se transformant alors en deuil général. L’épisode le plus tragique se produisit à Mantoue le 31 mai 1776, lorsque soixante-cinq personnes, dont la mariée, trouvèrent la mort, sans compter les nombreux blessés, tous martyrs innocents de la politique de ghetto.
Un drame similaire eut lieu à Rome en 1693, et l’on compta parmi les victimes de nombreux visiteurs chrétiens, dont certains prêtres. La crainte du feu était aussi une constante du ghetto. Les bâtiments étaient si hauts et si inflammables, et l’isolement du reste du monde si complet, que d’immenses dommages se produisaient bien avant l’arrivée des secours. Dans les ghettos plus vastes, les Juifs pouvaient au moins posséder leur propre matériel pour combattre les flammes, mais il n’était pas toujours efficace. Il y eut des accidents particulièrement meurtriers et destructeurs à Venise la nuit du 14 avril 1752 et à Vérone le 30 octobre 1786, pour n’en citer que deux sur un très grand nombre. Quant aux catastrophes naturelles, elles se révélaient particulièrement effrayantes dans ce contexte, comme en témoignent le tremblement de terre qui, à Modène, détruisit la moitié du ghetto en 1671, et celui d’Ancône, survenu en 1690, et qui fut commémoré annuellement pendant de longues années.

Vue de Venise/Ponte delle Guglie/On discerne à l’arrière-plan les édifices en hauteur du ghetto

 Inévitablement, les conditions sanitaires ne pouvaient être que rudimentaires, même si le ghetto était obligé de subvenir à quelques dépenses pour le nettoyage sommaire des rues ou d’employer ses propres éboueurs. Cela explique les éruptions soudaines de la peste, qui parfois étaient à l’origine d’un nombre effroyable de morts, comme par exemple celle de 1630-1631, qui marqua l’histoire italienne, de la même manière que celle de 1665 en Angleterre, quand on raconta que le ghetto de Vérone avait été contaminé par un paquet de chiffons jeté délibérément de l’extérieur, et qu’à Padoue, sur 721 Juifs, 421 trouvèrent la mort ; ou celle qui fit rage pendant neuf mois, en 1656-1657, à Rome, où une maison spéciale pour pestiférés fut établie pour les Juifs, tandis que les synagogues étaient fermées et que le prédicateur s’adressait au peuple depuis sa fenêtre. À Rome, les crues du Tibre ajoutaient parfois aussi à la misère générale. L’incroyable surpopulation rendait encore plus ravageuses les attaques de la maladie. Certaines maisons du ghetto avaient été auparavant les demeures de la noblesse, comme en témoignaient les blasons qui ornaient parfois encore leurs portes. Ainsi à Rome, le putride Vicolo dei Cenci (cenci signifie chiffon), qui abritait le centre de collecte de vieux vêtements et chiffons, tenait son nom, non des chiffons, mais de la demeure du célèbre clan de patriciens qu’entourait le Vicolo. Et à Chieri, dans le Piémont, le palais où Charles VIII de France avait séjourné était à présent inclus dans territoire du ghetto, une partie en étant utilisée comme synagogue. Là, les grandes salles et les pièces d’apparat étaient devenues un logis pour une humanité pitoyable. La plupart des foyers ne disposaient pas de plus d’une pièce ; certains, comme c’était surtout le cas à Rome, devaient se la partager, et plusieurs familles occupaient à tour de rôle le seul et unique lit.
La surpopulation du ghetto eut de curieuses conséquences sur le plan législatif. Le Juif, à qui il était interdit par la loi de posséder des biens immobiliers, ne pouvait pas acheter sa maison au propriétaire chrétien. Avec l’augmentation de la population et la demande croissante de logements, il n’y avait aucune limite à la rapacité des logeurs, et aucune garantie pour le locataire dans le cas où quelqu’un ferait une offre plus avantageuse. On trouva une solution à ce problème en adaptant la vieille loi juive de la ‘Hazakah, le droit de propriété. Celle-ci définissait, sous peine de sanctions religieuses et sociales extrêmement sévères, une sorte de propriété du locataire qui le protégeait contre la surenchère de ses voisins, et donc contre l’exploitation par son logeur. Le pape Pie IV en 1562, suivi par Clément VIII en 1604, entérina la légitimité de ce système en interdisant l’augmentation des loyers dans le ghetto, ainsi que l’expulsion des occupants. La prééminence du droit du locataire sur celui du propriétaire devint ainsi quasiment absolue. Son principe ne pouvait être annulé que s’il y avait don ou achat ; il se transmettait par héritage de père en fils, il faisait partie de la dot d’une fille – mais, du moment où le loyer était acquitté, le droit à l’habitation était assuré. Finalement, ce jus gazaga, ainsi nommé dans une étonnante combinaison de latin et d’hébreu, fut reconnu par les autorités civiles dans toute l’Italie, introduit par exemple à Florence sous Côme Ier au début de la période du ghetto, et dans le Piémont, quand il fut instauré à Turin en 1679. Il y avait naturellement un revers à cet accord. Si la population décroissait, de nombreuses maisons se trouvaient forcément vides, puisque les chrétiens n’avaient pas le droit d’habiter dans le ghetto, et les propriétaires subissaient alors de lourdes pertes. C’est pourquoi le système incluait une clause selon laquelle la communauté en tant que telle était tenue de payer tous les loyers, que les maisons fussent occupées ou non. Finalement, avec la dévaluation de l’argent, la hausse générale des prix et la dégradation des bâtiments, les loyers fixes ne suffirent plus à compenser les dépenses des propriétaires, ne serait-ce que pour les réparations les plus nécessaires, qui étaient de plus en plus négligées ; c’était là l’une des causes des catastrophes structurelles mentionnées plus haut.

Mots et mets du ghetto

C’est peut-être la densité de sa population qui donna au ghetto la réputation d’être bruyant, et fare un ghetto devint le synonyme de « déclencher un tumulte » ; cela, en retour, fut peut-être la cause des voix perçantes qui devinrent un trait caractéristique du ghetto. La langue parlée était, bien sûr, l’italien, car les premiers arrivants, encouragés par la supériorité culturelle du pays, perdirent sans difficulté leur accent étranger, sauf à Livourne, et jusqu’à une certaine époque, à Venise.
Il est vrai que, comme dans d’autres pays, les Juifs tendaient à conserver la langue dans l’état précoce de son développement et, dans ce cas, il s’agissait du dialecte romain médiéval, à peine teinté de toscan, la langue en vogue. En outre, le mélange de langues, inévitable dans ce contexte, eut pour résultat des emprunts réciproques – en particulier avec l’hébreu – de mots usuels qu’on affectait parfois de flexions italiennes. À ces traits s’ajoutaient certaines particularités de prononciation et d’expression, conséquences naturelles de la consanguinité. Il en résulta la création d’un dialecte judéo-italien spécifique, semblable par sa nature au yiddish (judéo-allemand) et au ladino (judéo-espagnol).
A l’instar de ces derniers, le judéo-italien était souvent transcrit, et parfois même imprimé, en caractères hébraïques. Jusqu’au XXème siècle, le vieux Juif italien se distinguait de ses compatriotes chrétiens par des tournures de langue et une prononciation particulières et, à Rome tout au moins, le judéo-italien survit encore pour partie dans les classes populaires.

Carciofi alla Giudìa/Artichauds à la juive

Alors que la vie sociale des Juifs et de leurs voisins était pratiquement la même, il y avait inévitablement des différences. Certains mets du ghetto, par exemple les artichauts à la juive (Carciofi alla giudia) à Rome, étaient bien connus ; certains légumes, comme la betterave et l’aubergine, étaient peu consommés, sauf par les Juifs, et le goût de ces derniers pour l’oie, en particulier dans le Piémont, était proverbial.

Onomastique juive

L’onomastique des Juifs était le reflet de leur histoire. Les noms juifs italiens remontaient à une période lointaine et s’étaient généralisés dès le XVIème siècle ; il est clair qu’ils avaient été créés artificiellement et imposés par le pouvoir, comme cela avait été le cas dans des régions plus septentrionales au moment de la Révolution française. Il y avait un petit groupe de noms de famille très anciens (De’Rossi, De’Vecchi, etc.) qui, selon la légende, remontait aux premiers Juifs qui s’étaient établis dans le pays du temps de la chute de Jérusalem. D’autres dérivaient de noms de lieux essentiellement situés en Italie centrale et du nord, bien que parfois, en ces endroits, le séjour des Juifs ne fût plus qu’un vieux souvenir : Bassano, Pavia, Orvieto, Camerino, Viterbo, Perugia, Fano, Cividale, Foligno, Rieti, Recanati, Montefiore, Sonnino, etc. La provenance lointaine se manifestait dans des noms comme Grego (le grec), Polacco (le polonais), Tedesco (l’allemand), Gallico (le français).
Au fil du temps, les noms de lieux étrangers étaient parfois italianisés de manière élégante, comme dans les cas bien connus de Luzzatti, ou Luzzatto (de Lausitz), de Morpurgo (de Marbourg), et d’Ottolenghi (d’Ettlingen). Un ensemble de noms espagnols et portugais (Athias, Cardoso, etc.) était issu des émigrants marranes du XVIIème siècle. Certains noms subirent une italianisation par traduction de noms hébraïques (Pacifici pour Salomon, Sacerdote pour Cohen, Buonaventura pour Mazel-Tov), quelques-uns conservèrent leur forme originale (Jare, Rava, Bemporad) ou, en particulier à Livourne, furent empruntés à d’autres langues comme l’arabe. Depuis longtemps, les prénoms étaient bien souvent italianisés pour être mis au goût du jour. On rencontrait non seulement la classique et bien connue substitution de Judah par Leone, de Mordecai par Marco ou parfois Angelo, mais aussi, et c’était plus surprenant, le remplacement du nom par un homophone approximatif qui en rappelait vaguement le son, comme Gugliemo pour Benjamin ou Cesare pour ‘Hezkiah. 

Signes distinctifs

Pour un regard étranger, les habitants du ghetto n’étaient pas différents du reste de la population. Contrairement aux Juifs d’autres régions d’Europe, les Juifs italiens, présents dans le pays dès avant l’ère chrétienne, ne paraissaient en rien étrangers. C’est pourquoi, hormis peut-être quelques traits plus orientaux ou plus mobiles, un regard plus perçant et plus expressif et, disait-on, la lèvre plus épaisse et la bouche plus grande, rien ou presque ne les distinguait de leurs homologues italiens. Leurs vêtements non plus n’étaient pas différents et, au grand étonnement des rabbins barbus venus d’ailleurs, la plupart d’entre eux se rasaient la barbe.
Le résultat était qu’on considérait que l’instauration du ghetto ne suffisait pas à préserver les croyants contre la contamination par le ferment de l’incroyance. C’est pourquoi on imposa un costume juif particulier dès l’âge de treize ou quatorze ans. À cette époque, il s’agissait en général d’un chapeau ou, pour les femmes, d’un foulard, de couleur jaune dans les États de l’Église, ou rouge comme à Florence ou à Venise où, en 1680, un voyageur français le décrivait comme un chapeau recouvert d’une étoffe carmin, doublé et bordé de noir, ou d’un tissu ciré pour les plus pauvres.
Dans certaines régions, les marques distinctives étaient un peu moins voyantes : dans le Piémont, c’était une bande d’étoffe jaune cousue sur l’épaule droite et, dans le duché de Modène, une bande rouge de la largeur d’un doigt qui couvrait un huitième du chapeau.
Celui qui osait s’aventurer hors du ghetto sans le simane (signe), ou sciamanno, comme l’appelaient les Juifs, était passible d’une lourde amende. Régulièrement, on procédait à des inspections pour vérifier que le règlement était respecté, et des mesures étaient prises pour qu’il soit appliqué ; quiconque voyait un Juif dont la coiffure n’était pas de la couleur ou du style approprié pouvait la lui arracher de la tête, l’apporter à la police et, si une condamnation s’ensuivait, il recevait une récompense. Dans les États pontificaux, il était obligatoire de porter ce chapeau spécial même à l’intérieur du ghetto. Certains privilégiés étaient dispensés de l’obligation, comme les médecins, les étudiants des universités, les personnes protégées par des États étrangers ou (dans les régions plus instruites de la péninsule italienne) ceux auxquels le gouvernement était redevable ; cependant, lorsqu’ils voyageaient loin de leur ville, et qu’ils étaient exposés aux agressions, les Juifs étaient généralement autorisés à porter la même coiffure que les citoyens ordinaires, sauf dans les régions où la règle était plus strictement appliquée.

Au coeur du ghetto, la scuola

Le cœur de la vie du ghetto était la scuola (littéralement, l’école), c’est-à-dire la synagogue qui, dans certains endroits, faisait partie des curiosités touristiques de la ville et constituait souvent un but de visite pour les voyageurs chrétiens. L’extérieur était sans prétention, car il ne fallait pas enflammer la cupidité des Gentils, alors que l’intérieur présentait souvent une architecture raffinée et aux belles proportions. Parfois même, dans l’endroit le plus reculé, on découvrait de magnifiques détails rococos qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. 


Le rituel et les chants de la synagogue reflétaient l’origine des ancêtres de ses fidèles. Dans toute l’Italie centrale, on observait le rite « romain » ou « italien » ; dans le nord, c’était le rite « allemand » ou « ashkénaze », mais chaque lieu possédait ses particularités et ses propres traditions musicales. Le rite « espagnol » ou « sépharade » était observé dans les ports maritimes comme Livourne et Pise, et en partie à Venise et à Ancône (ainsi que dans certains lieux situés à l’intérieur des terres et avec lesquels ces deux villes entretenaient des liens). Dans le Piémont, il y avait un petit groupement de communautés – Asti, Fossano et Moncalvo – connu des érudits par ses initiales, l’APaM (P pour la translittération de Fossano en hébreu) où l’ancien rite français, celui pratiqué en France avant les expulsions du XIVème siècle, subsiste jusqu’à présent, du moins à l’occasion de certaines fêtes annuelles.
Dans de nombreuses villes, des lieux de culte obéissant à des traditions différentes se côtoyaient, par exemple Venise et Ferrare avec leurs synagogues allemande, italienne et espagnole, et également levantine dans le cas de Venise. À Rome encore, où, comme une seule synagogue était autorisée, un unique bâtiment abritait des petits oratoires dévolus respectivement aux rites castillan, catalan, sicilien et romains (on comptait deux rites romains), bien connus sous le nom des « Cinq Écoles », Cinque Scuole. Il faut signaler que ce qui ailleurs était considéré comme la plus grande différence entre les traditions ne s’appliquait pas ici, puisque toutes prononçaient l’hébreu de la même manière, à savoir celle de la variante italienne « sépharade ». Parfois, les synagogues étaient entretenues par, ou pour, une seule famille qui, avec le temps, se développait pour devenir une communauté conséquente, comme ce fut le cas, à Mantoue, de la Scuola Cases qui, au milieu du XVIIIème siècle, ne comptait pas moins de trois cents âmes. De la même façon, tandis que les immigrants d’autres pays importaient en Italie leur tradition liturgique, les émigrants de la péninsule emportèrent le rite italien vers d’autres contrées, et on retrouva celui-ci à Constantinople, à Salonique et ailleurs dans l’empire ottoman, à une certaine époque à Amsterdam, et peut-être dans d’autres lieux d’Europe du nord.
Outre les différences importantes dans la liturgie, chaque ville d’Italie développa au fil du temps ses propres traditions synagogales : des jours de jeûne pour commémorer un événement local, des fêtes spéciales pour se souvenir de la libération du joug d’un Haman plus proche dans le temps. On trouve sur les murs de mainte vieille synagogue des inscriptions rappelant comment la Providence avait permis d’échapper à un désastre qui, sans ces inscriptions, aurait été oublié. À Padoue, jusqu’au XXème siècle, il y avait tous les ans un jour de fête, le Purim del Fuoco (le Pourim du feu), remerciement de la communauté pour avoir été épargnée lors d’une explosion en 1795 : à Casale, c’était un Purim degli Spagnoli (Pourim des Espagnols), qui commémorait le sort chanceux des Juifs lors du siège par les Espagnols en 1630 ; à Livourne, on jeûnait le jour anniversaire du tremblement de terre de 1742 ; et, en plusieurs endroits, un Purim della bomba (Pourim de la bombe) commémorait comment, lors d’une guerre, un bombardement dramatique avait laissé indemnes la synagogue ou le quartier juif.

L’école

À côté de la synagogueet presque avant elle, si l’on parle de la considération dont elle jouissait – venait l’école. Celle-ci avait toujours occupé une place de premier ordre dans l’univers juif et, dans ce domaine, les Juifs d’Italie n’avaient rien à envier à leurs coreligionnaires. Une réglementation classique du XVIIIème siècle, dans une communauté de moins de mille âmes, prescrivait une école gratuite pour les garçons comme pour les filles, et tous la fréquentaient (à Ferrare, l’instruction était obligatoire jusqu’à l’âge de treize ans si les enfants étaient instruits en privé, et jusqu’à seize ans s’ils fréquentaient l’école gratuite de la communauté). Toutes les dépenses étaient prises en charge par des contributions volontaires, et l’on n’en acceptait aucune des parents. On enseignait la langue locale tout autant que l’hébreu. Il y avait au moins trois professeurs, autant d’assistants, et la taille des classes n’excédait pas vingt élèves environ. Les enfants les plus pauvres recevaient des repas gratuits et chaque année, au gros de l’hiver, pendant la fête de ‘Hanouka, on leur fabriquait des chaussures et des vêtements. 
Lorsqu’ils quittaient l’école, les garçons étaient censés continuer leurs études jusqu’à l’âge de dix-huit ans et leurs employeurs avaient l’obligation de leur accorder le temps nécessaire à cette fin. Des professeurs privés donnaient également des cours de littérature locale, de versification, de musique et de danse. Les cours pour adultes étaient courants, et tout chef de famille considérait qu’étudier, ou assister à des conférences publiques pendant ses heures de liberté, allait de soi. À Rome, en 1745, on inaugura un Talmud Torah spécial pour les filles. L’enseignement élémentaire, et ceci était une des caractéristiques du judaïsme italien, était dirigé par des femmes, dans ce qu’on appellerait des Dame Schools (écoles enfantines). Le résultat de tout cela était qu’à une époque où l’analphabétisme était endémique, il était exceptionnel – voire inexistant – dans le ghetto. On rapporte qu’au XVIIIème siècle, dans le grand port de Livourne, il n’y avait qu’une seule école gratuite pour toute la population, avec un seul professeur, alors qu’il y en avait plusieurs financées par la communauté juive, et au sein desquelles tous les enfants, sans exception, étaient scolarisés. 

Confréries, organisations, associations

Hormis l’enseignement, toutes les étapes de la vie étaient prises en charge par l’une des nombreuses confréries religieuses qui prospéraient dans le ghetto – à Rome, par exemple, on en comptait jusqu’à une trentaine, et une soixantaine à la grande époque de Livourne. En effet, la conception juive de la religion était suffisamment large pour inclure presque tous les domaines d’activité.
Nombreuses étaient les associations dont les buts étaient purement spirituels : elles pratiquaient le jeûne, la confession, les prières nocturnes, toutes choses destinées à éloigner la colère divine et à hâter la venue du Messie. À côté de celles-ci, il en était d’autres consacrées à l’étude qui, dans une perspective juive, constitue une forme alternative du culte, ou en est un complément. D’autres confréries encore s’occupaient de l’approvisionnement des nécessiteux en vêtements, nourriture et hébergement, ou les aidaient à accomplir leurs devoirs religieux. Une association aidait les jeunes accouchées, une autre s’occupait des circoncisions. Une confrérie fournissait leur dot aux jeunes mariées, une autre réconfortait les prisonniers. À chaque fois que se faisait sentir un besoin ou une nécessité, le malheureux pouvait compter sur le soutien de ses voisins, dans un domaine ou un autre. Quand un homme était frappé par la maladie, la confrérie des visiteurs de malades lui apportait réconfort, nourriture et médicaments ; lorsqu’il mourait, une confrérie s’occupait des endeuillés, une autre des obsèques, et une troisième de la veuve et des orphelins.


En outre, chaque ghetto avait son Hekdesh, mi-hôpital mi-hospice pour les indigents et les étrangers pauvres, tandis que, pour les plus fortunés, il existait généralement une auberge. À Venise et à Livourne, des confréries spéciales, financées par des impôts sur l’import/export, prenaient en charge le paiement des rançons pour les voyageurs juifs qui avaient été capturés et vendus comme esclaves par les Chevaliers de Malte ou les corsaires barbaresques, les uns comme les autres sans pitié pour les Juifs. 
Outre les associations caritatives et religieuses, il y avait quelques organisations professionnelles, par exemple la Guilde des marchands juifs qui existait à Ferrare en 1693. Il faut aussi comprendre que des organisations comme la Guilde des tailleurs à Rome, ou celle des chiffonniers à Padoue, dont nous savons qu’elles avaient existé à des périodes légèrement antérieures, survécurent pendant la période du ghetto. À la fin du XVIIème siècle, à Modène, la Guilde des marchands et la Guilde des chiffonniers fusionnèrent. (Il faut noter que des sociétés d’entraide, liées à l’occasion à des activités religieuses et associées à des lieux de culte, étaient, sinon aussi courantes, mais néanmoins habituelles dans la vie italienne en général ; il est certain qu’il existait des influences réciproques). 

Università degli ebrei : administrer les affaires de la communauté

La communauté juive, università degli ebrei, représentait le ghetto en sa qualité de collectif ; ses représentants officiels étaient autorisés à agir au nom de leurs coreligionnaires sur les plans juridique et politique. On ne peut pas dire que ce système de gouvernement fût démocratique. Certains détails variaient selon les lieux, mais une structure générale se dégage. Les responsables – massari (délégués communautaires), gastaldi (présidents), jattori (administrateurs), etc. – qui assumaient en général leur office deux par deux, à tour de rôle, pendant deux mois, étaient choisis par tirage au sort au sein d’un petit conseil de responsables qu’ils présidaient. Il y avait un autre conseil, dont les membres étaient plus nombreux, mais qui se réunissait plus rarement et prenait les décisions concernant les affaires importantes. Ces deux conseils étaient élus par une Congrégation Générale (Congregazione di pagatori : assemblée des contribuables) qui regroupait les plus gros contributeurs à l’impôt communal.
Au fil du temps, le minimum prescrit pour l’impôt augmenta, et l’assemblée tendit à se réduire : à Ferrare, par exemple, à la fin du XVIIIème siècle, elle ne comprenait pas plus de trente membres sur un total au moins dix fois plus important de foyers ; tandis qu’à Padoue, au cours du XVIIème siècle, le nombre d’électeurs s’amenuisa pour passer de quarante à quatorze, au grand désespoir du rabbin Isaac Vita Cantarini, aux idées plutôt démocratiques. Le prolétariat était ainsi privé de toute voix dans la conduite des affaires, ce qui reflétait la tendance croissante vers l’oligarchie qu’on retrouvait de façon générale dans la vie politique. En plus du massari qui avait un rôle politique, il y avait, dans les villes plus grandes, d’autres fonctionnaires aux noms similaires  qui s’occupaient des différents aspects de l’administration : le massari del ghetto, pour la discipline interne, le massari della polizia, pour les questions sanitaires, le massari alla carità, chargé des affaires caritatives. Ces exécutants étaient choisis par tirage au sort, pour garantir à terme la participation de chacun, et il était impossible de refuser de servir. 
À l’università degli ebrei ainsi organisée incombait, année après année, la tâche de lever le lourd impôt exigé par le gouvernement en échange de sa tolérance. À cela s’ajoutaient les dépenses internes à la communauté : l’entretien de la synagogue, l’aide aux pauvres, le nettoyage du cimetière, et le salaire des officiels de la communauté. Parmi ceux-ci, on comptait non seulement ceux qui étaient en relation directe avec la vie religieuse, comme le rabbin et le bedeau, mais aussi des officiels comme le sagatino (l’abatteur rituel), le secrétaire et l’éboueur.
Dans les villes plus importantes, il y avait également un facteur dont le salaire était si lucratif qu’il lui permettait de payer pour avoir l’exclusivité de l’emploi.
Il fallait, en plus, dégager un salaire pour les gardiens du ghetto, qui n’étaient pas nommés par les Juifs, et dont les Juifs se seraient le plus souvent volontiers passés. Les sommes nécessaires au paiement de ces dépenses étaient collectées grâce à un impôt proportionnel aux revenus ou au capital.
Dans ce cercle restreint, où chacun était non seulement le voisin de l’autre, mais aussi son concurrent en affaires, il n’était pas facile de vérifier la fortune des uns et des autres ; c’est pourquoi il incombait à chacun d’estimer sa contribution en son âme et conscience. À Venise, à Padoue et dans d’autres villes, cette estimation était effectuée par une commission secrète de tansadori (chargés de la répartition des impôts), dont l’identité était cachée à l’ensemble des autres contribuables. Dès la fin du XVIIème siècle, on étendit un nouveau système, connu sous le nom de cassella, du nom de la « boîte » dans laquelle on prélevait, à une date donnée, les sommes récoltées. Dans d’autres villes, on mettait aussi dans certains bâtiments du ghetto ces boîtes de collecte dans lesquelles on pouvait déposer immédiatement le pourcentage prescrit des commissions de courtage. Les principes qui régissaient le système, qui différaient beaucoup de ville à ville, paraissaient régulièrement sous forme d’imprimés qui permettaient de guider les contribuables. À Mantoue, où le niveau d’instruction semble avoir été particulièrement élevé, ces textes étaient distribués en hébreu, et ailleurs en italien. Dans certains endroits, en guise d’encouragement, on faisait à la synagogue un sermon spécial, qui insistait sur les besoins de la communauté et jetait l’opprobre sur l’évasion fiscale. Une malédiction générale était proclamée contre ceux qui, sciemment, seraient négligents – pénalité spirituelle qui, malgré tout, était plus à craindre que toute simple punition matérielle. Cependant, il était parfois impossible de rassembler la totalité des sommes exigées ; les communautés s’endettaient pour pouvoir remplir leurs obligations et, au cours du XVIIIème siècle, plus d’une fut réduite à la faillite.
C’est peut-être à Rome en particulier que le système était le plus complexe. Au XIIème siècle, Benjamin de Tudèle avait remarqué que la communauté n’était soumise à aucun impôt spécial. Mais à présent, en plus des prélèvements fiscaux, occasionnels mais exorbitants, des impôts réguliers servaient entre autres à l’entretien de la Casa dei Catecumeni (un institut catholique imaginé par Ignace de Loyola, où les infidèles recevaient une préparation pour devenir chrétiens), et y étaient inclus des impôts auxquels avaient été astreintes des communautés disparues depuis 1569 ; il y avait un impôt pour financer le carnaval, un autre pour les jeux annuels de Monte Testaccio et de Piazza Navona (impôt sans fondement car les jeux n’existaient plus), un autre encore, versé sur le compte de pension d’un certain apostat, et qui fut prolongé de façon permanente après sa mort.
Ici, la base du système financier était un impôt, non sur le revenu, mais sur la propriété sous toutes ses formes. Il fut autorisé officiellement en 1577 et fixé à 5 % au siècle suivant. Il y avait, en outre, une taxe sur les foyers et une taxe sur la viande qui constituaient l’une des sources de revenus les plus lucratives. Dans les autres États pontificaux, la taxe sur le capital continua aussi d’être imposée, quoiqu’à un taux beaucoup plus bas : 3 % à Ferrare, 1% (et plus tard 1.25%) à Ancône. Définir le montant de la taxe pour les visiteurs était délicat, d’autant plus que ces derniers n’obtenaient de droit de résidence qu’au prix de nombreuses difficultés ; ceci conduisit à des controverses sans fin entre certaines villes comme, au XVIIIème siècle, Vérone et Mantoue. Parfois, à l’inverse, des communautés comme celle de Mantoue et de Modène concluaient des pactes de réciprocité, accordant aux membres de l’autre communauté les mêmes droits qu’à leurs propres membres. 
En plus de l’impôt direct, les communautés juives avaient souvent l’obligation de prêter de l’argent à leurs gouvernements respectifs qui, en réalité, ne différaient pas tant l’un de l’autre. Ainsi, les communautés juive des territoires vénitiens durent-elles avancer un demi-million de ducats, avec un intérêt de seulement 4%, entre 1669 et 1691. Finalement, les communautés juives locales prêtèrent de façon perpétuelle au trésor un capital fixe d’un million et demi de ducats, à un taux d’intérêt qui variait, mais qui n’était jamais très élevé. Le contrôle qu’exerçait la communauté était non seulement très étendu, mais aussi très approfondi. Elle avait, du moins en théorie, un droit de veto sur les nouveaux arrivants ; malheureusement, la bienveillance juive, d’un côté, et la cupidité gouvernementale, de l’autre, faisaient que ce principe tendait à être foulé aux pieds. Quoiqu’en certains endroits, dans les États pontificaux en particulier (à Rome à partir de 1692 et à Ferrare à partir de 1708), l’autorité des tribunaux juifs fût finalement réduite aux questions d’ordre religieux, une indépendance judiciaire continua à s’exercer ailleurs – par exemple à Livourne, à Modène, et à Mantoue, où un accord sur de nouvelles réglementations pour les procédures légales fut conclu par les représentants juifs, et ratifié par le duc en 1691 (…).
De façon générale, on peut dire que le pouvoir juridique tendait, comme c’était le cas à Venise, à passer des mains des rabbins à celles des dirigeants laïcs de la communauté qui firent appliquer un système d’arbitrage plutôt qu’une jurisprudence talmudique sophistiquée. Quand un Juif se présentait au tribunal de la cité, il devait prêter devant le rabbin un serment particulièrement élaboré sur les phylactères (tefilines) qu’il portait pour prier. Ces formalités grotesques, sur lesquelles on semble avoir beaucoup insisté ailleurs, ne semblent pas avoir perduré ici.
Pour freiner les conduites ostentatoires et les dépenses exorbitantes qui, compte tenu de l’hostilité des Gentils, étaient doublement dangereuses, presque chaque communauté avait son code de lois somptuaires, connu généralement sous le nom de pragmatica, régulièrement revu et publié. La communauté de Mantoue fit paraître périodiquement, à partir de 1598, des affiches en hébreu, apposées sur les murs de la synagogue et d’autres lieux publics, qui donnaient à la maîtresse de maison des instructions détaillées concernant les tenues qu’elle pouvait ou ne pouvait pas porter, ce dont elle avait ou n’avait pas le droit de garnir sa table, y compris pour les occasions spéciales, et cela pendant les sept années suivantes.
D’autres communautés (Rome, Ancône, Reggio, Modène, etc.) publièrent leur réglementation en italien, sous forme d’opuscules. À Venise, les lois somptuaires de 1696-1697 interdisaient à quiconque de porter plus de deux rangs de brocart ou de dentelle, ou de dépenser plus de douze ducats pour une perruque, quatre pour un éventail, cinq pour un manchon. À l’occasion de toute fête privée, on ne pouvait gaspiller plus de deux ducats pour les fleurs, et le nombre d’invités ne devait pas excéder vingt. À Ferrare, en 1748, les bals masqués étaient interdits lors des mariages ou des circoncisions – ce qui parfois produisait des effets malheureux, même dans le ghetto.
En 1766, la Pragmatica d’Ancône spécifiait le nombre de torches dont pouvait disposer le fiancé lorsqu’il allait rendre visite à sa promise, la somme d’argent qu’il pouvait dépenser pour lui offrir le bouquet de mariage ainsi que pour l’éclairage lors de la signature du contrat de mariage ; enfin, il était interdit de lancer des fleurs ou des friandises le long du cortège nuptial.
Pour les fêtes comme le mariage, le nombre d’invités tout comme le nombre de plats qui devaient figurer au menu était également réglementé de façon précise, mais un détail caractéristique mérite d’être noté : il n’y avait pas de limite au nombre de pauvres qu’on accueillait. Certains codes interdisaient les jeux de cartes et les jeux d’argent, sauf à certaines occasions – autre souci des autorités communautaires, qui provoqua au moins une fois une vigoureuse protestation de la part d’un rabbin érudit, mais revendicatif, qui avait un faible pour les jeux de cartes et qui prouva par a+b que la mesure était ultra vires, autrement dit qu’elle constituait un abus de pouvoir de la part des autorités.

Une vie économique contrariée

Sur le plan économique, les Juifs italiens subissaient à présent des restrictions presque insupportables. Comme on l’a vu, en 1589 le pape Sixte V avait réorganisé le prêt bancaire dans les États pontificaux, et cela avait eu des répercussions dans tout le pays. Le prêt n’était plus une source presque intarissable de prospérité comme il l’avait été par le passé, et la centaine de petites entreprises romaines juives ne pouvait pas s’enorgueillir de posséder plus de 150 000 ducats, tous capitaux confondus. Au XVIIème siècle, quand le taux d’intérêt légal baissa de 18 à 12%, il apparut qu’une fois déduites les dépenses, le gain sur le capital investi n’était en réalité que de 4.5%. En 1682, le pape Innocent XI renouvela la vieille interdiction totale de l’usure, et le chapitre fut clos. Les banques de prêt, réduites à présent à de misérables officines de prêt sur gage, continuèrent d’exister dans la partie septentrionale de l’Italie, et à Venise, par exemple, la condotta, l’accord conventionnel entre le gouvernement et les Juifs, exigeait que fussent maintenus trois prêteurs sur gage subventionnés, qui travaillaient à perte. On ne peut pas dire que le prêt constituât encore une activité caractéristique des Juifs italiens, sauf dans certaines régions reculées comme le Piémont, où l’on comptait en tout cinquante-cinq prêteurs, autorisés à avancer de l’argent à un taux d’intérêt qui ne dépassait pas 18%, chacun payant environ 4800 florins annuels pour sa charge. Là encore, il était clair que beaucoup n’étaient que des hommes de paille pour des usuriers chrétiens qui touchaient une part des profits.

Tandis que la source traditionnelle de leur subsistance s’amenuisait, aucun autre moyen d’obtenir des revenus ne leur était accordé. De manière générale, les Juifs n’avaient pas le droit de posséder de boutique en dehors du ghetto, ni de se lancer dans le commerce de détail sauf parmi leurs coreligionnaires, ni de pratiquer quelque artisanat organisé que ce soit, ni d’accéder à une profession libérale, ni d’être employés dans une manufacture, ni d’employer de la main d’œuvre chrétienne. Ces lois étaient appliquées de façon si rigoureuse qu’à Venise, qui demeurait encore le centre principal de l’imprimerie pendant presque toute cette période, l’impression d’ouvrages en hébreu se faisait sous couvert du nom de familles patriciennes, les Bragadini et les Vendramini, qui apportaient de bonne grâce, sinon gratuitement, leur coopération à cette tâche.
En outre, chaque fois que les Juifs faisaient la moindre tentative pour développer leur champ d’activité, leurs concurrents chrétiens en appelaient au gouvernement pour qu’il intervienne. Ainsi, par exemple, au XVIIème siècle, lorsque des Juifs de Padoue tentèrent de survivre comme charpentiers et tourneurs sur bois, la guilde chrétienne s’indigna, protesta, força la Sérénissime à intervenir et eut gain de cause. Ce n’est que de l’industrie textile, à laquelle la participation sans faille des Juifs était à chaque étape, de la fabrication à la vente, une tradition bien ancrée, qu’il s’avéra impossible de les chasser entièrement. Pourtant, des tentatives avaient lieu périodiquement partout, sauf, semble-t-il, dans les duchés de Mantoue et de Modène, et la situation des Juifs n’était jamais garantie. Ainsi à Rovigo, où ils avaient financé l’industrie dès le XVème siècle, où ils avaient introduit le tissage de la soie en 1614 et redonné vie plus tard à l’industrie lainière qui périclitait, on tenta de les évincer ; cela prit du temps, mais fut couronné de succès. La même chose se produisit à Padoue, où l’industrie de la soie avait été introduite par le juif Moses Mantica au XVème siècle et où on disait qu’un siècle plus tard une seule fabrique fournissait des emplois temporaires à six mille personnes ; là aussi, on livra une bataille féroce, avec des perquisitions régulières (la plus impitoyable en 1683) pour trouver dans le ghetto des étoffes fabriquées « illégalement », pour finir par la fermeture des fabriques juives au XVIIIème siècle.
Il en fut de même à Florence, où les drapiers chrétiens protestaient sans cesse contre le rôle joué par les Juifs, que ce soit en 1620 les tisseurs de soie, ou en 1678 les fabricants de laine qui, à cette époque, étaient très prospères. Un ordre ducal de 1649 interdit aux Juifs de pratiquer le commerce de nouvelles étoffes et d’autres marchandises, car il devait rester le monopole des guildes chrétiennes ; les Juifs durent donc se rabattre sur le commerce de marchandises d’occasion et sur l’exportation. Cependant, à Sienne, au XVIIIème siècle, le commerce de la laine battait son plein et l’industrie textile était en partie aux mains des Juifs. Dans le Piémont, la charte de 1603 permettait aux Juifs de pratiquer légalement le commerce ainsi que l’artisanat ; mais ce privilège était purement théorique, car il fallait toujours obtenir la permission non seulement du Conservatore degli Ebrei (le préposé aux affaires juives), mais aussi des corporations ou des guildes de commerçants, qui rechignaient à admettre des membres qui n’étaient pas catholiques. Et là, pourtant, les Juifs purent finalement mettre un pied dans l’industrie, si bien qu’au XVIIIème siècle, il y avait des filatures de soie et de coton appartenant à des Juifs à Alessandria, Casale, Acqui, Cherasco, Moncalvo, Fossano et Busca, et une grande partie de l’étoffe importée de l’étranger passait entre leurs mains. Ils avaient une si grande importance que lorsqu’ils furent reclus dans le ghetto, à Turin, en 1679, les observateurs dépités eurent l’impression que toute l’industrie textile avait déserté le reste de la ville. Ce type d’évolution était cependant très localisé, et ne concernait, au mieux, qu’une minorité. Globalement, l’histoire économique des Juifs italiens à l’époque du ghetto se résume en un catalogue de tentatives stériles pour étendre leurs champs d’activités, tentatives ponctuées par des déchaînements de répression sauvage. 
À cette époque, une poignée d’importateurs de marchandises en gros – parmi eux une forte majorité d’Espagnols et de Portugais – et d’éphémères magnats du textile occupaient le sommet de l’échelle sociale, formant une petite aristocratie. Le commerce avec la Turquie, par exemple, était essentiellement aux mains des firmes Bonfil et Vivante à Venise, Gentilomo à Pesaro, Morpurgo à Ancône, firmes qui étaient parmi les plus importantes d’Italie.
Au bas de l’échelle, le prolétariat, immense majorité de la population, était composé essentiellement de vendeurs itinérants, de chiffonniers et de vendeurs de marchandise d’occasion. Le Juif, marchand de vieux vêtements, peinant à la tâche, omniprésent, avec sa voix rauque et son fardeau crasseux, était un personnage qui se rencontrait dans toutes les villes, et le ghetto empestait de ces tas de chiffons qu’il manipulait et qu’il remettait à neuf, quand c’était faisable. Il n’était pas surprenant de voir parfois des vêtements neufs disparaître, pour être ensuite déchirés, puis réparés et vendus comme neufs. À Rome, il y avait un nombre important de tailleurs, officiellement autorisés par la Rota (Rote romaine, un des trois tribunaux de l’Église catholique romaine) qui, au XVIIème siècle, avait jugé qu’il était impossible que tous les Juifs puissent gagner leur vie comme chiffonniers. Les jours d’été, on pouvait ainsi voir, devant les portes dans toutes les rues du ghetto, des groupes d’hommes et de femmes qui tiraient l’aiguille ; ils étaient si renommés pour la finesse de leur travail que, bien souvent, ils étaient employés par des tailleurs non-juifs.
À Florence, c’était la confection des boutons qui était aux mains des Juifs. Bien entendu, la collecte de chiffons conduisait inévitablement à un travail plus délétère pour la santé : le cardage de la laine et la réparation de matelas, travail invariablement effectué par des Juifs qui s’annonçaient en frappant deux bâtons l’un contre l’autre. Un autre gagne-pain, dont on aurait pu difficilement se passer et qui, par conséquent, était très pratiqué par les classes juives pauvres était le colportage, très répandu chez les Juifs italiens de l’ère classique à nos jours. On pouvait interdire aux Juifs d’ouvrir des échoppes pour y vendre des marchandises, mais il était difficile (quoique, de fait, Côme III de Tocane s’y fût essayé) de les empêcher de se charger les épaules d’objets de toutes sortes et de les apporter à des clients potentiels. Ils offraient donc un spectacle familier sur les foires et dans les rues de villages, leurs fardeaux remplis de bagatelles faciles à transporter – colifichets, dentelles, soies, boutons, parfois même quelques mètres d’étoffe.
Il leur arrivait aussi d’associer l’achat d’objets d’occasion avec la vente ou l’échange de vieux vêtements. Cependant, ils avaient interdiction de fréquenter les foires et les marchés sans une autorisation spéciale, de faire du colportage devant les portes des monastères et encore moins, il va sans dire, de franchir celles-ci.
Ramazzini, père des études sur les maladies professionnelles, a décrit les Juifs italiens de son temps et les maux dont ils étaient affectés en des termes très émouvants, dans son ouvrage célèbre, De morbis artificum (Traité des maladies des artisans), 1700 :

« Presque tous les Juifs, en particulier ceux des catégories pauvres, qui constituent la majorité, ont des métiers sédentaires qui les obligent à rester immobiles. Ils s’occupent surtout de travaux d’aiguille et de raccommodage de vieux vêtements, et c’est en particulier le cas des femmes, jeunes ou vieilles, qui gagnent leur vie grâce à la couture. Dans ce domaine, elles ont tant de pratique et de savoir-faire que, lorsqu’elles raccommodent des étoffes de laine, de soie ou de tout autre tissu, on ne peut déceler aucune trace des réparations. À Rome, on utilise pour cela le verbe rinacchiare. De tels travaux les obligent à regarder de très près. En outre, toutes les femmes juives restent à l’ouvrage des journées entières et tard dans la nuit, n’utilisant qu’une petite lampe et une mèche fine. C’est la raison pour laquelle elles souffrent de tous les maux liés à une vie sédentaire et finissent, en plus, par être atteintes de myopie sévère ; dès quarante ans, elles sont aveugles d’un œil, ou alors leur vision est très faible. Par ailleurs, dans la plupart des villes, les Juifs vivent dans des conditions misérables, enfermés dans des ruelles étroites, tandis que leurs femmes travaillent en toute saison, debout devant les fenêtres ouvertes pour avoir plus de lumière. Les conséquences de cela sont les maux de tête, d’oreilles, de dents, le rhume, les maux de gorge et des yeux douloureux. Nombre d’entre elles, en particulier dans les classes les plus pauvres, entendent mal et ont les yeux larmoyants. Quant aux hommes, ils passent leurs journées à coudre des vêtements, assis dans leur baraque, ou debout à attendre les clients auxquels ils pourront vendre quelque vieille fripe. Ils sont donc pour la plupart cachectiques, mélancoliques et maussades, et peu nombreux sont ceux qui, même parmi les plus riches, ne souffrent pas de démangeaisons.
En plus de la couture, il est courant pour les Juifs, du moins en Italie, de restaurer les matelas dont la laine a été tassée par des années d’utilisation. Ils disposent la laine sur une trame d’osier, la frappent avec des bâtons et la secouent, afin de rendre le matelas plus doux et plus confortable pour le dormeur. Ils vont ainsi de maison en maison, et ce travail leur permet de gagner un peu d’argent. Mais la vieille laine s’est imprégnée d’humidité, elle a été souillée de mille manières. En l’agitant et en y passant le peigne, ils inhalent une grande quantité de poussière sale. Cela cause des troubles graves, une toux effrayante, des difficultés respiratoires et des maux d’estomac. Nous avons l’habitude, après un décès, de faire venir un Juif pour qu’il secoue et nettoie les matelas de laine au soleil. Ainsi les Juifs sont contraints de respirer des poussières délétères tout en contractant des affections des poumons ». 

Et c’est ainsi que l’observateur attentif voyait le Juif typique du ghetto.
Mais il n’était pas toujours possible de mettre un frein à l’ingéniosité et à l’audace, et quelques-uns réussirent, malgré toutes les restrictions, à mettre à profit leur savoir-faire. Même à Rome, non seulement certains gardaient un pied dans la fabrication de la soie (introduite pas Meir Magino sous Sixte V), mais il y avait également, au XVIIème siècle, une petite fabrique juive de verre coloré. Là, de plus, afin d’alléger les dures conditions économiques du ghetto, la communauté juive en tant que telle bénéficiait, depuis 1698, d’un petit monopole pour la fourniture des lits et de la literie destinés aux soldats du pape, et cela constituait une de leurs sources régulières de revenu. Il y avait déjà eu une tentative dans ce sens un demi-siècle plus tôt, mais elle s’était soldée par un échec, car le prix demandé était resté impayé, et on avait renoncé à la concession peu après. Le commerce des épices fut introduit à Rome au XVIIème siècle par une famille juive d’Ancône, mais dès 1750 les Juifs en furent exclus. Pendant longtemps, des Juifs, à Venise et ailleurs, élaborèrent, selon un procédé secret, les ingrédients chimiques utilisés pour les pigments des artistes. Un Juif du nom de Lazzaro Levi remit au goût du jour la majolique, à Mantoue en 1626, mais il fut contraint de fermer boutique à cause des événements tragiques qui se produisirent trois années plus tard. Partout, on pouvait voir des orfèvres qui travaillaient l’or et l’argent, ainsi que des joaillers ; mais dans le Piémont, sur les protestations de la guilde des orfèvres, ils furent temporairement exclus du métier après 1623. On sait que, dans le quartier juif de Mantoue, il existait une rue des orfèvres juifs (orefici), tandis que les membres de la famille Formiggini, qui possédait sa synagogue privée à Modène, furent joaillers de père en fils à la cour des ducs d’Este pendant deux cents ans.
Dans les petites principautés du nord en particulier, certains Juifs exerçaient des monopoles accordés par le gouvernement – fabrication du papier ou de l’eau distillée, vente du tabac, etc. À Correggio et dans le duché de Modène, au XVIIème siècle, des Juifs dirigeaient la fabrication du papier monnaie, et parfois même on leur accordait un mandat pour frapper la monnaie pour les pays du Levant. Même Côme III, grand antisémite et grand-duc de Toscane, fut contraint, après plusieurs échecs, de remettre le monopole du tabac en fermage au Juif Solomone Vita Levi.
Un certain mécontentement se manifesta à Mantoue en 1755, quand on prétendit que tous les percepteurs nouvellement nommés étaient juifs. Pourtant, on était bien loin d’un monopole en ce domaine, car peu de temps auparavant, en 1749, les Juifs avaient été, lors d’une surenchère, totalement éliminés par une entreprise non-juive, qui, en outre, avait promis le versement d’une somme rondelette en espèces. 
Un autre métier, très répandu et lucratif à l’occasion, était celui de sensale, ou courtier, dont le rôle était de faire l’intermédiaire entre un vendeur et un acheteur, ou de partir à la recherche d’un objet dont on avait un besoin urgent, ou d’un service, cela en échange d’une commission. C’était une pratique commune parmi les Juifs des ports maritimes et des grands centres de commerce, quoique, même dans le Piémont, sa légitimité n’allait pas sans dire, et ceux qui exerçaient ce métier rencontraient parfois des difficultés. À Rome et à Venise, l’aménagement des palais loués temporairement par de riches étrangers lors de leur Grand Tour d’Europe, était source considérable de profit.
Le traditionnel intérêt pour la culture n’avait pas entièrement disparu. On pouvait encore rencontrer, ici et là, des professeurs de danse et de chant et, à Mantoue, à la fin du XVIIIème siècle, on comptait dans le ghetto quinze musiciens professionnels ; quant à Venise, elle vit naître Giacomo Basevi Cervetto, qui fit entrer le violoncelle en Angleterre du temps de George II. Certains prolétaires pouvaient arrondir leurs revenus, mais c’était au prix d’un labeur dégradant et épuisant : toujours à Mantoue, par exemple, il n’y avait à cette époque dans le ghetto pas moins de trente-six portefaix, sur une population de 2200 âmes. 

La médecine

En 1645, l’Inquisition romaine avait déclaré que, désormais, aucun Juif ne serait autorisé à pratiquer la médecine pour les chrétiens. Depuis la bulle de Grégoire XIII, quelques générations auparavant, les exceptions s’étaient faites de plus en plus rares ; mais, désormais, elles étaient pratiquement inexistantes. Néanmoins, les États de la papauté virent émerger quelques éminents praticiens, comme Benjamin (Gugliemo), dernier médecin de la famille Portaleone, autorisé à exercer son art à la cour de Mantoue, à la demande expresse du duc en 1655 ; ou comme Mario Morpurgo, qu’au XVIIIème siècle un doge de Venise appelait sa « librairie ambulante », tant son érudition était impressionnante ; ou encore comme Solomone Conegliano qui, dans sa maison de Venise, donnait des cours préparatoires de médecine à de jeunes juifs aspirant à être médecins ; ou comme – et c’est peut-être l’exemple le plus remarquable de tous – son frère Israel Conigliano qui, après avoir été médecin de l’ambassadeur de Venise à Constantinople, finit par se voir confier une charge diplomatique et devint, de fait, quoique jamais sous son nom, le principal délégué vénitien à la conférence de Carlowitz en 1698. En plus de ceux mentionnés ci-dessus, un bon nombre des rabbins officiels de la période du ghetto étaient également médecins : il faut citer Jacob Zahalon, mort à Ferrare, qui, dans son livre de médecine populaire Le trésor de la vie, fait un récit émouvant de la peste à Rome en 1656-1657 ; il faut mentionner aussi Isaac Vita Cantarini, chroniqueur des malheurs des Juifs dans sa ville natale de Padoue, dont on disait que nombre de ses confrères chrétiens venaient prendre l’avis. En Italie du nord, il y avait aussi un certain nombre d’éminents médecins qui avaient été marranes, comme Eljah Montalto de Venise, vaillant polémiste, qui fut ensuite appelé à la cour de France par Marie de Médicis ; ou comme l’auteur prolifique de livres de médecine Ezekiel (Pedro) de Castro, aux convictions religieuses changeantes, mais qui fut pendant un temps le médecin officiel de la communauté de Vérone ; ou, enfin, comme Isaac Cardoso, éminent apologiste du judaïsme qui, dans sa Philosophia Libera (Venise, 1673), se lança dans l’entreprise colossale d’écrire un ouvrage complet et moderne englobant tout le champ des sciences naturelles et de la philosophie. Entre les médecins juifs du ghetto et ceux d’une époque plus heureuse, il existait une différence de taille : ces derniers devaient pour partie leur réputation à l’accès qu’ils avaient à la tradition hébraïque et arabo-hébraïque ; les médecins du ghetto, eux, n’étaient que de simples médecins européens qui, en surmontant chacun à sa manière de nombreuses difficultés, avaient fini par obtenir une qualification et un certain prestige. 

Subir la violence

Le baptême forcé fut sans doute la plus abominable des violences infligées durant la période du ghetto. Depuis le Moyen-Âge, les papes avaient l’un après l’autre promulgué des bulles dans lesquelles ils condamnaient explicitement toute tentative de conversion par des moyens autres que non-violents. Mais il n’était pas toujours facile de déterminer le degré et la nature de la coercition, en particulier dans le cas des enfants ; et c’est aux responsables de la Casa dei Catecumeni, fondée à Rome par Paul III, et bien vite imitée ailleurs, qu’il incombait de surveiller la procédure, – ce qu’ils ne faisaient pas toujours de manière très objective. En 1635, on jugea que le baptême du chef de famille pouvait entraîner, s’il le désirait, le baptême de tous les membres de la famille mineurs ou dépendant de lui, et par la suite la procédure fut étendue à des membres de famille de plus en plus éloignés.

Pier Della Francesca/Torture du Juif/1452-1466/ Basilique San Francesco d’Arezzo

Il était à présent habituel que tout Juif sur lequel l’Église avait, pour une raison ou une autre, la moindre prétention, soit amené, au prétexte « d’examiner ses souhaits », à la Casa dei Catecumeni ou, s’il existait, à son équivalent féminin, le Monastero delle Convertite, où l’on faisait tout pour lui faire apprécier la supériorité spirituelle de la foi chrétienne. Toute tentative de dissuasion était punie de flagellation, et les peines les plus sévères étaient infligées à tout Juif qui essaierait ne serait-ce que de s’approcher du bâtiment, de peur qu’il ne contamine les néophytes dont la foi était encore fragile, qui, précaution supplémentaire, avaient l’interdiction de regarder par les fenêtres. En 1794 encore, au siècle des lumières à Venise, trois fripiers juifs furent dénoncés pour avoir hélé les chalands sur la fondamenta (quai) à l’extérieur de la Casa.
En outre s’était répandue une superstition populaire selon laquelle le paradis était assuré à celui qui obtenait le baptême d’un non-croyant ; il n’était donc pas rare de voir un voyou entaché de péchés ou une servante superstitieuse se jeter sur un enfant juif dans la rue, accomplir une parodie de baptême avec de l’eau du caniveau, et le déclarer chrétien. Au milieu du XVIIIème siècle, Benoît XIV décida qu’une fois baptisé, même si les prescriptions du droit canon n’avaient pas été respectées, un enfant devait être tenu pour chrétien et élevé selon les principes chrétiens. Par conséquent, les violences, bien que fermement condamnées et interdites par de nombreuses promulgations de lois, bénéficiaient virtuellement d’un aval officiel. Une plaisanterie faite à un mauvais moment, une farce stupide ou le prétendu souhait d’un parent apostat suffisaient pour qu’un enfant soit arraché des bras de ses parents, séparé d’eux, et élevé dans la foi chrétienne et, pour ceux qui n’étaient plus des enfants, qu’ils soient traînés brutalement sur les fonts baptismaux. 
Il est difficile aujourd’hui de se représenter l’intensité et la violence de certaines de ces atrocités. En 1602, un malheureux Juif romain fut arrêté par un prêtre et remis à une personne qui le garda prisonnier tout en essayant de le persuader de se faire baptiser ; trois jours plus tard, désespéré, l’homme essaya de se suicider en se jetant par une fenêtre, mais il échappa à la mort. Transféré à un autre prosélyte, il parvint à rejoindre le ghetto, mais on le reprit. Après deux semaines de persuasion, la foi triompha, et il consentit à être baptisé. Deux ans plus tard, Rabbi Joshua Ascarelli, sa femme et ses quatre enfants furent amenés à la Casa dei Catecumeni sous un prétexte quelconque. Les parents ne cédèrent pas et furent libérés au bout d’une très longue détention ; les enfants résistèrent pendant un certain temps, faisant preuve d’un courage remarquable pour leur âge, mais on finit par les convertir.
Un certain jour de 1639, alors qu’il devisait avec un frère dominicain, un Juif romain déclara qu’il accepterait que son enfant soit baptisé à condition que le pape en soit le parrain. Cette plaisanterie lui coûta, non pas un, mais deux enfants, car le plus jeune fut pris dans son berceau. C’en était plus que le Juif, offensé et piétiné, ne pouvait supporter, et l’incident provoqua dans le ghetto une véritable insurrection, suivie d’une répression impitoyable.
On cite aussi le cas d’un père apostat que sa femme n’avait pas voulu suivre dans sa conversion, et qui « revendiqua » le fœtus que portait sa femme ; on fit donc naître l’enfant dans un environnement chrétien, et on l’arracha sur le champ des bras de sa mère pour le baptiser. Des faits de violence similaires, tout aussi effrayants, se produisirent dans d’autres villes d’Italie. Même à Venise, où le gouvernement affirmait qu’il était vivement opposé au baptême forcé, la communauté juive fut un jour contrainte de payer une lourde amende pour avoir refusé de divulguer l’endroit où se cachaient la femme et les enfants d’un mari apostat. Alfonso III, duc de Modène, abdiqua au bout de quelques mois de règne pour devenir frère capucin sous le nom de Giambattista d’Este. Il s’avéra un prosélyte particulièrement zélé, avant comme après sa métamorphose, et pouvait se vanter d’un magnifique palmarès. À Reggio, pendant l’épidémie de peste de 1630, un barbier baptisa sommairement et à sa manière dix-sept ou dix-huit enfants dans la maison pour pestiférés qu’on avait installée à l’extérieur, leur rasant la tête afin de pouvoir les reconnaître plus tard. Deux d’entre eux seulement survécurent – ils furent pris et élevés en chrétiens. Très tardivement, à Ferrare en 1785, on essaya de convertir une jeune femme mariée, alors enceinte, à la suite d’une farce que lui avait faite, vingt-cinq ans auparavant, un camarade de jeux alors âgé de six ans.
C’était essentiellement par de tels moyens qu’entre 1634 et 1790, 2430 Juifs furent convertis dans la seule ville de Rome – Benoît III lui-même n’en baptisa pas moins de 26 personnellement – et 68 à Ferrare en une seule décennie, de 1691 à 1700. Cela devint l’une des plus grandes horreurs subies par les Juifs en Italie – en particulier dans les états soumis à la loi papale – et qui fut largement à l’origine d’émigrations vers des régions qui offraient de meilleures espérances de sécurité. Les baptêmes se célébraient en grande pompe, avec processions, feux d’artifice, fêtes populaires et publications de poésies triomphantes, et ils provoquaient parfois des manifestations hostiles dans le quartier juif. Si la personne qu’on arrêtait refusait d’embrasser la foi chrétienne, on réservait d’autres ennuis à la communauté juive, dont on attendait qu’elle paye effectivement – peut-on imaginer pire mesquinerie ? – les frais d’entretien à la Casa dei Catecumeni durant la période d’essai !
L’instauration de sermons destinés à amener les Juifs à se convertir s’inscrivait dans le droit fil de ce qui a été décrit précédemment. C’était devenu à présent une pratique courante dans de nombreuses régions d’Italie. Elle avait été réorganisée par le pape Grégoire XIII, et Sixte V l’avait limitée à quelques occasions de l’année (elle était même parfois entièrement abolie). Mais ces sermons furent réintroduits par Clément VIII, pour devenir une institution bien établie. C’était un divertissement populaire pour la foule que d’attendre le passage des Juifs qui se rendaient à l’église, et de lancer sur eux tout ce qui lui tombait sous la main. Dans les États pontificaux tout au moins, à Rome par exemple, on avait fixé le nombre de participants à 150 par semaine, quota que les fattori étaient tenus de faire respecter, ce qui assurait l’obéissance et la présence de tous. Des bedeaux armés de bâtons empêchaient les auditeurs de trouver une échappatoire dans le sommeil ; on examinait préalablement leurs oreilles pour s’assurer qu’ils ne les avaient pas eux-mêmes bouchées physiquement ou intellectuellement. À Ferrare, pour éviter que les Juifs ne soient insultés en chemin, on avait ménagé une entrée spéciale depuis le ghetto jusqu’à San Crispino, l’église où l’on prononçait les sermons. La présence aux sermons ne fut jamais obligatoire à Venise, et fut abolie dans le duché de Mantoue en 1699, mais elle continua à être une règle très répandue, en particulier dans les États pontificaux. Que les prédicateurs – dont les émoluments étaient, évidemment, payés par les Juifs ! – fussent bien souvent eux-mêmes des apostats rendait l’exercice encore plus intolérable.

Un autre motif récurrent de brimades était la censure imposée aux écrits hébraïques. Régulièrement, des descentes étaient organisées dans les maisons et les lieux publics du ghetto, et tous les livres étaient saisis afin d’être analysés. Des exemplaires du Talmud, ou d’ouvrages analogues, étaient brûlés publiquement, et ceux qui les possédaient étaient sévèrement punis. D’autres ouvrages pouvaient être conservés uniquement s’ils étaient assortis d’une autorisation émanant d’une autorité non-juive, ou s’ils portaient la signature d’un censeur ecclésiastique assurant qu’ils n’étaient en rien préjudiciables au christianisme. Le censeur en question était, comme il se doit, payé par les communautés juives – impôt supplémentaire d’autant plus cruel que le censeur était toujours un renégat. Les passages ou les mots équivoques étaient soit noircis, soit effacés, voire découpés, et le censeur apposait sa signature sur la dernière page du livre, parfois en hébreu, pour certifier que l’ouvrage avait été dûment expurgé, (un de ces vandales professionnels de la fin du XVIème siècle se vantait d’avoir ainsi censuré plus de 29000 volumes). Cela n’excluait pas, plus tard, un nouvel examen par un autre censeur, parfois plus sévère, mais non moins vénal.
On rédigea à cette époque, à l’usage des censeurs d’écrits juifs, un manuel semi-officiel qui contenait des instructions détaillées concernant leur travail. Les résultats étaient parfois absurdes, lorsque par exemple le mot Talmud lui-même, dans son sens littéral d’« étude », était supprimé, ainsi que toute référence, même inoffensive, à « Gentils », ou à « peuples ». D’ailleurs, la censure prétendait faire preuve de bienveillance envers les Juifs en les protégeant, parfois avec un curieux manque d’imagination, de ce qu’elle se plaisait à considérer comme des superstitions ou des enfantillages dans les écrits de la tradition. La rigueur de la censure pouvait varier selon les lieux – à Rome, les critères étaient extrêmement sévères, et peu d’ouvrages étaient autorisés, hormis la Bible et les œuvres liturgiques, alors qu’à Venise, la censure était relativement libérale. À Livourne, à la suite d’une promesse faite en 1593, il n’y avait aucune censure.
En plus de ses effets délétères sur les travaux intellectuels, la censure permettait très souvent que s’exerce le chantage. En 1603, pour mettre fin à ces désordres, le duc de Savoie promit que les écrits, une fois examinés, ne repasseraient pas entre les mains des censeurs, et l’exemple fut suivi dans d’autres régions. Cela n’empêcha pas qu’en 1630, à l’instigation d’un Juif récemment converti, on procédât à une descente dans le ghetto de Reggio et qu’on y confisquât tous les documents écrits ou imprimés, y compris les livres de comptes, pour les soumettre à examen, car l’évêque imaginait naïvement qu’on avait mis la main sur des écrits magiques de la plus haute importance. L’étau se relâcha temporairement après le milieu du XVIIème siècle, car les vieux livres avaient subi expurgation après expurgation, et les nouvelles publications avaient été soumises à une censure implacable. Mais cela n’empêcha pas les règles de se durcir à nouveau partout un peu plus tard. 
Les petites brimades, plus marquées à Rome et dans les États de l’Église, un peu moins à Livourne et à Pise, étaient de tous ordres. Dans certains cas, comme à Mirandola en 1637, de nouvelles synagogues, construites sans autorisation, furent détruites sur ordre de l’Inquisition. Les Juifs avaient l’interdiction d’employer des chrétiens, même pour de menus travaux, pourtant essentiels (pour eux), comme celui qui consistait à allumer le feu durant le Sabbat ; et bien que certains gouvernements, comme celui de Venise, fussent assez indulgents sur ce point, une grande rigueur était de mise dans les États de la papauté où, pour exercer ces tâches, on exigeait, même là où les règles étaient plus relâchées, une permission spéciale, d’une validité limitée.
De la même manière, il était illégal pour un Juif d’avoir recours à une nourrice pour ses enfants. Dans les cas où la chose était inévitable, il était obligatoire, non seulement d’obtenir un permis spécial, mais aussi de s’inscrire dans un registre sur lequel devaient figurer de façon permanente les noms de tous les acteurs concernés, qu’ils fussent impliqués activement ou passivement.
Il était même rigoureusement interdit d’employer des sages-femmes chrétiennes. En outre, dans les États de la papauté, une mesure particulièrement mesquine interdisait aux Juifs, lorsqu’ils escortaient leurs morts au cimetière, d’allumer des bougies ou de chanter des psaumes lors du cortège, comme le voulait la tradition ; après 1625, les Juifs ne furent même plus autorisés à ériger de pierres tombales, sauf à avoir du Saint Office un permis spécial, très difficile à obtenir. On procédait de temps en temps à des inspections concernant d’éventuelles violations de ces règles, et les tombes qui avaient été posées illégalement étaient détruites, ou apportées dans la maison des enfants ou de la famille du défunt, où elles resteraient, macabres témoignages, jusqu’au jour où le ghetto serait détruit. Dans de nombreuses régions, c’étaient les fattori ou les rabbins qui devaient répondre des crimes imputés aux Juifs, et c’est eux que l’on jetait en prison si on ne pouvait pas arrêter un suspect, ou même si on ne retrouvait pas un objet volé dont on soupçonnait qu’il avait été caché dans le ghetto ; on sait que, dans le Piémont, on pouvait aussi les arrêter si un créditeur réclamait une dette due par un Juif. À la fin du XVIIème siècle, en Toscane, le très bigot Côme III rivalisa avec le pape en faisant appliquer des mesures anti-juives extrêmement rudes. Il interdit formellement aux Juifs d’employer des nourrices chrétiennes, sauf s’ils avaient un permis spécial, et à condition que l’allaitement ait lieu chez eux. Il ne cessa de promulguer des arrêtés interdisant les relations entre Juifs et femmes chrétiennes, sous peine de sanctions féroces. En 1680, il défendit aux Juifs et aux chrétiens d’habiter sous le même toit, et même de partager une fenêtre, une terrasse ou un puits ; il menaça d’une très lourde amende quiconque fournirait gîte, couvert ou emploi à un Juif. Même à Livourne, il était interdit d’employer des domestiques juifs, et les Juifs risquaient des amendes très sévères s’ils essayaient de convertir leurs esclaves musulmans ; on y prononçait aussi des sermons prosélytes mais, en application des privilèges accordés en 1597, il n’était pas obligatoire d’y assister.
Aux premières chutes de neige, dans les villes universitaires, les étudiants jouissaient d’une prérogative : ils avaient le droit de bombarder les Juifs de boules de neige – à Turin, ce droit fut remplacé par un paiement annuel de vingt-cinq ducats et, à Mantoue, par une lourde rançon en papier à lettre et en papier d’emballage pour la confiserie. À Padoue, en plus d’un tribut en confiseries, les Juifs devaient aussi donner, le jour de la Saint Martin, un certain nombres de chapons, ou leur équivalent, afin que soit inaugurée dignement l’année universitaire. À Pise, le jour de la Sainte Catherine, qui était le premier jour officiel de l’hiver, les jeunes étudiants avaient coutume de prendre le Juif le plus gras possible, de le peser et d’exiger de la communauté son poids en sucreries. À Rome, lors d’un interrègne papal, il y eut encore d’autres petits impôts, comme une taxe sur les morts juifs. Et la communauté de Mantoue qui, après 1619, parvint, pour ce cas précis, à inclure la contribution des Juifs du Monferrat, était tenue de financer pour partie l’entretien des archers du duc. 
Dans la plupart des villes, les Juifs avaient la charge de fournir les tapisseries, les tentures et autres décorations destinées à orner les bâtiments publics ou les pavillons spéciaux érigés lors de célébrations particulières. Les jours de réjouissances publiques, il leur appartenait bien souvent de construire une arche triomphale, décorée d’inscriptions élogieuses et de maximes, ou de mettre en scène un spectacle destiné au public, ou de fournir les prix pour une course de chevaux, ou, comme c’était la coutume à Livourne, d’ériger ce qu’on appelait une cuccagna, un mât de cocagne, structure élaborée et dangereusement glissante surmontée de victuailles et de boissons, destinée au plaisir de la populace et à l’amusement de la galerie.
Bien entendu, aux grandes occasions, il fallait faire des cadeaux aux familles régnantes, qui ne se seraient pas abaissées à accepter de maigres présents ; ainsi la jeune épouse de l’héritier apparenté au duché de Modène se contenta-t-elle, à l’occasion de son mariage en 1608, de rien de moins qu’un collier de diamants offert par la communauté de Reggio. Quant aux personnages officiels, comme le Capitano Grande, le chef de la police à Venise, il allait de soi qu’ils devaient recevoir des cadeaux de temps à autre, par exemple lorsqu’ils prenaient leurs fonctions ou pour la nouvelle année. 
Parmi les autres formes de petites persécutions, il y avait les chansons anti-juives entonnées par la populace, et qui, en dépit des déclarations réprobatrices émises régulièrement par le gouvernement, servaient de prélude à des explosions de violence. Ainsi, au début du XVIIIème siècle, un poème diffamatoire écrit par un certain Antonio Viccei, Il pasto degli ebrei (Le festin des Juifs), fut à l’origine de grands ennuis et de grosses dépenses ; cependant, comme on le verra plus tard, l’épisode était bien loin d’être le pire du genre.
Dans la Rome pontificale, dont on aurait pu attendre un plus grand sens des valeurs, des pièces de théâtre connues sous le nom de giudate (de juif, mais aussi de Judah), qui se moquaient de la vie des Juifs et de leurs coutumes, constituaient le gros des pièces populaires qu’on jouait sur des chars à bœufs, dans les rues, lors du carnaval ; la guilde des pêcheurs se faisait une spécialité, à cette époque de l’année, de dépeindre de façon burlesque les cérémonies juives, comme cette parodie d’enterrement d’un rabbin qui constitua le clou des festivités de 1709, et fut reprise, à sa demande et devant son palais, par le prince Alexandre Sobieski de Pologne. Ce n’est qu’en 1768 que ces pratiques humiliantes furent interdites. Même à Mantoue, en 1737, les Juifs durent demander l’annulation d’une comédie antisémite qui créait un climat inquiétant. Toutes ces vexations semblent peut-être anodines, mais elles pouvaient parfois avoir des conséquences désastreuses. 
Les Juifs romains furent l’objet d’une humiliation toute particulière durant une bonne partie de la période du ghetto. En 1466, le pape Paul II avait fait en sorte de pimenter le carnaval de Rome en inventant une série de courses à pied, dont un morceau d’étoffe (palio) était à la fois le but et la récompense ; un jour c’étaient de jeunes garçons qui couraient, le lendemain des vieillards, un jour des buffles, et le lendemain des Juifs – à l’origine ils avaient moins de vingt ans. Au départ, ces compétitions étaient relativement innocentes. On possède une description détaillée de l’événement de 1511, quand douze Juifs coururent de la place Saint-Pierre au château Saint-Ange sous la houlette du médecin du pape, « Messer Rabi » (peut-être Samuel Sarfatti), dont l’escorte était constituée de cent Juifs en armes à cheval qui le précédaient, et de cinquante autres à ses côtés, portant des branches d’olivier et des oriflammes aux armes du pape et de la ville de Rome. La description ajoute que, quand la course fut terminée, il convia les gagnants à une fête en sa demeure. Mais, le temps passant, l’ambiance se mit à changer, pour le pire, et les courses se transformèrent pour laisser place à des violences intolérables. Les participants, vêtus seulement d’un pagne d’étoffe, devaient se faufiler à travers la foule railleuse, aiguillonnés par des soldats à cheval qui galopaient à leurs trousses. Bien souvent, la course avait lieu une deuxième fois, sous le prétexte qu’il y avait eu une légère irrégularité. La limite d’âge fut abolie, car on trouvait que les vieux étaient plus amusants que le jeunes, et on forçait les participants à se gaver de nourriture avant le départ, afin de rendre le spectacle encore plus grotesque. On sait qu’au moins une fois, l’un des participants s’écroula et mourut. Ces festivités eurent lieu, année après année, jusqu’en 1668. Finalement, au nom de l’ordre public – et non de l’amour du prochain, – elles furent abolies, tout comme l’obligation, pour les représentants de la communauté juive, lors de l’ouverture du carnaval, de participer, sous les quolibets de la foule, au cortège d’inauguration du sénateur. Mais elles furent compensées par un nouvel impôt et par une cérémonie humiliante d’hommage devant les conservatori (magistrats) de la ville, où les Juifs étaient affublés de culottes courtes et de capes qui flottaient au vent. 
Même plus tard, les représentants de la communauté juive étaient tenus, ainsi que l’avaient été leurs ancêtres depuis des temps immémoriaux, de saluer tout nouveau pape lors de sa première sortie officielle, le Possesso. La cérémonie devait avoir lieu à proximité de l’arche de Titus, symbole de la défaite du peuple juif, que les Juifs avaient pour tâche de décorer pour l’occasion ; d’ailleurs, ils refusaient de passer eux-mêmes sous l’arche, mais payaient un impôt pour passer par une maison qui la jouxtait si leurs pas les conduisaient sur sa trajectoire. Ils apportaient solennellement les rouleaux du Pentateuque que le Vicaire de Dieu leur rendait, accompagnant son geste de paroles chargées d’opprobre. Au XVIIème siècle, le pape Urbain VII agrémenta la cérémonie d’une nouvelle humiliation qu’on aura peine à imaginer : désormais, lors de la sortie du pape, les Juifs n’auraient plus le droit de baiser son pied, mais uniquement l’endroit où il l’avait posé. 

Malgré tout…

Mais même à cette époque, alors que le malheur des Juifs était à son comble, l’Italie restait l’Italie, les Italiens restaient les Italiens, et ils n’avaient rien perdu de la bonté qui les caractérisait. Les difficultés de la vie quotidienne étaient immenses. Pourtant, les explosions de violence étaient rares et espacées dans le temps, et aucune ne fut suffisamment aiguë ni assez longue pour provoquer des pertes en vies humaines. À l’occasion, des calomnies concernant le meurtre rituel refaisaient surface – à Vérone en 1603, à Casale en 1611, 1628 et 1700, à Venise en 1705 et à Viterbe durant la même année, à Ancône en 1711, à Senaglia en 1721. Mais, bien que des émeutes eussent lieu à l’occasion, et que des actions en justice fussent parfois engagées, les accusations ne furent jamais entérinées officiellement et n’aboutirent jamais à une situation grave.
Et il faut dire que, même durant les périodes où les réactions furent les plus vives, les papes n’approuvèrent jamais ces violences ; l’un des témoignages les plus nobles de la bataille contre ces calomnies est un rapport rédigé au XVIIème siècle par le cardinal Ganganelli, qui devint plus tard le pape Clément XIV, quand une vague d’accusations de crimes rituels eut lieu en Pologne et que les communautés juives du pays envoyèrent au Saint-Siège une délégation pour demander réparation. 
Il y avait de temps en temps des déchaînements anti-Juifs, parfois provoqués de manière artificielle, mais ils étaient invariablement jugulés sans effusion de sang, et les communautés instauraient alors de nouvelles célébrations anniversaires pour se rappeler qu’elles avaient échappé à la mort. L’événement le plus funeste eut lieu en 1684, au moment du siège de Buda, quand le mythe se répandit que des hordes de Juifs prêtaient assistance à l’ennemi turc. Un vif ressentiment avait alors gagné toute l’Italie. À Rome, ce sentiment était si fort qu’il était dangereux pour un Juif de sortir dans la rue non-accompagné, et seule la solidité de ses portes protégeait le ghetto contre les attaques. Dans une partie des territoires vénitiens, la situation n’était pas meilleure : à Padoue, en particulier, une récente décision permettant aux Juifs de prendre part au commerce du textile avait attisé la rancœur de la population, et des émeutes avaient éclaté qui durèrent six jours, mettant le ghetto en grand danger. Parfois aussi, c’étaient des événements extérieurs qui provoquaient les troubles : ainsi à Turin, où les échoppes furent pillées lors de la prise de la ville pendant la guerre civile de 1639. Quant à Pise, l’enthousiasme des étudiants y provoqua des épisodes déplaisants dans le quartier juif à l’occasion de l’élection d’un nouveau vice-recteur en 1718. Mais, même lors des pires événements, il n’y eut jamais vraiment de sang versé.
Bien que l’humiliation fût permanente, bien que la vie juive fût tourmentée sans relâche, bien que tout fût fait pour attiser l’animosité de la population, bien qu’il fût toujours risqué et parfois même très dangereux pour un Juif de s’aventurer dans les rues, il n’arriva rien, durant toute la période du ghetto, qui puisse s’apparenter aux pogromes qui ont entaché le XXème siècle. Cela était dû pour partie au fait que le ghetto, quoique symbole même de l’humiliation, permettait aux Juifs d’être défendus et de se défendre eux-mêmes plus facilement. Et de fait, des rabbins, qui avaient observé cela et qui voyaient que le ghetto constituait, du moins superficiellement, un moyen puissant de préserver la solidarité communautaire et la culture traditionnelle, en vinrent à penser que cette institution était finalement une aubaine : c’est ainsi qu’à Vérone et à Mantoue, tout au moins, la fête annuelle qui commémorait l’inauguration de la nouvelle synagogue se transforma en un office spécial de remerciement pour l’existence du ghetto. Et c’était peut-être l’aspect le plus tragique de cette affaire : les prisonniers avaient à tel point perdu la notion de la liberté qu’ils remerciaient Dieu de leur avoir accordé une prison.
Comme pour se consoler des malheurs de leur existence, les Juifs du ghetto imaginèrent de magnifiques contes et légendes qu’ils se transmettaient de génération en génération. Grâce à ces fictions, ils enjolivaient leur présent, ou embellissaient les merveilles de leur passé. Des légendes racontaient l’exil depuis l’Espagne, puis les souffrances et les succès qui avaient suivi en Italie. D’autres rapportaient comment des mystiques avaient sauvé le ghetto en apposant des amulettes cabalistiques sur les portes. Certains exaltaient la détermination de ceux qui avaient été envoyés dans la tant redoutée Casa dei Catecumeni. Un conte faisait le récit de ce néophyte qui, au moment d’être promu cardinal, fut soudain convaincu que les cloches annonçaient la venue du messie. Un récit relatait le sauvetage miraculeux de la communauté juive, alors qu’elle se trouvait dans la synagogue encerclée par une foule haineuse et que, par miracle, une bombe explosa en avant des assaillants. Il y avait la légende de ce grand duc qui adorait les spécialités culinaires du ghetto ; celle du rabbin dont la sagesse avait permis à un jeune innocent, désigné par tirage au sort lors de la semaine sainte, d’échapper à la torture. Et surtout, l’histoire de ce garçon juif qu’on avait kidnappé, et qui était devenu évêque, ou cardinal, ou même pape. Les récits folkloriques des ghettos italiens n’ont jamais été transcrits et, à présent, il est malheureusement trop tard.
La fibre artistique italienne marqua fortement le ghetto. Parfois, les synagogues étaient construites par les architectes les plus célèbres de l’époque – le grand Longhena à Venise, par exemple – et on ne ménageait ni efforts ni dépenses pour en faire des lieux où l’art et l’esthétique auraient la part belle. Dans la synagogue de Pesaro, deux lions dorés, reliques rapportées d’Ascoli quand sa communauté avait été détruite, surveillèrent pendant longtemps le parcours qui menait vers l’arche sainte, sans que jamais ne s’élève la moindre protestation, même pas de la part des ultra-orthodoxes.


Les objets destinés aux cérémonies étaient finement travaillés, et pas toujours par des artisans juifs ; pendant les longues nuits d’hiver, les femmes s’abîmaient les yeux pour créer des broderies très élaborées ; les anneaux de mariage étaient parfois de véritables chefs-d’œuvre d’orfèvrerie ; les jeunes mariées se rendaient à la synagogue portant des livres de prières reliés d’argent délicatement ciselé ; aucun aspect de l’univers juif n’échappait à la recherche du beau.
Le rouleau d’Esther, qu’on lisait lors de la joyeuse fête de Pourim, mais aussi des écrits, comme les contrats de mariage, ou même les diplômes rabbiniques, étaient le plus souvent décorés d’enluminures, parfois à l’excès.
Les mélodies liturgiques italiennes furent transcrites presque deux siècles avant que cette pratique ne soit introduite ailleurs ; certaines autorités acceptèrent qu’on joue de l’orgue pour les accompagner ; et, à l’aube du XVIIème siècle, à Mantoue, le musicien de la cour, Salamone de Rossi, assisté du rabbin de Venise, Leone da Modena, fit une tentative courageuse, quoique prématurée, pour réécrire la musique synagogale et la mettre au goût du jour et en accord avec les idées nouvelles.
Les aristocrates du ghetto, et même certains rabbins, ne rechignaient pas à voir peint leur portrait, nonobstant le deuxième commandement et, à Florence, les maisons élégantes du ghetto étaient décorées de fresques de qualité représentant des scènes de l’Ancien Testament. On a connaissance d’un peintre juif, du nom de Jonah Ostiglia, qui vécut à Florence au XVIIème siècle et peignait dans le style de Salvatore Rosa ; un artiste et marchand d’art, Jacob da Carpi, émigra au XVIIIème siècle de Vérone à Amsterdam, où il conquit une brillante clientèle ; quant à Aron Wolf, graveur allemand, il exerçait son art à Livourne, à la même époque. Il faut encore ajouter que Francesco Ruschi, peintre d’église très actif à Venise, et Pietro Liberi, qui devint artiste de la cour à Vienne, appartenaient tous deux à des familles juives. 
La vie du monde extérieur au ghetto ne s’y reflétait pas seulement dans le domaine artistique. Les Juifs étaient toujours prompts à imiter les modes et les comportements sociaux du reste du peuple italien. Les jeunes gens portaient souvent des armes, faisant fi de la désapprobation du gouvernement comme de celle des autorités communautaires, et ils n’hésitaient pas, à l’occasion, à en faire usage. La violence était rare, mais il est certain qu’elle existait ; pourtant – et les faits ont été relatés – l’arrivée des Juifs restaurait parfois le calme dans un quartier surpeuplé, réputé pour son non-respect de la loi, tandis que le processus s’inversait quand les Juifs partaient. À Rome, cependant, alors qu’une large proportion des dépenses engagées pour la célébration du carnaval était payée par les Juifs eux-mêmes, ceux-ci n’hésitaient pas, au risque d’être fouettés par le bourreau s’ils étaient découverts, à se mêler à la foule déchaînée de leurs concitoyens qui célébraient cette fête ; ils se dissimulaient derrière des masques et sous des capuchons, au mépris des règles qui interdisent le mélange d’étoffes. De fait, les sermons dans les synagogues étaient parfois annulés durant cette période, pour permettre aux croyants d’aller prestement s’adonner à leur plaisir. 
Ce ne sont pas les distractions qui manquaient dans le ghetto. En 1629, des réfugiés venus de Mantoue, cité très mélomane, permirent que se crée à Venise une société musicale juive, au nom nostalgique de « Quand nous nous rappelions Sion » et qui, grâce au rabbin qui la dirigeait, échangeait des politesses, mais aussi des compositions musicales, avec d’autres sociétés analogues non-juives. Le soir de Sim’hate Torah, les dames du ghetto, le visage dissimulé derrières des masques élégants, se rendaient dans les synagogues des hommes, et il y a fort à parier que d’innocents badinages allaient bon train.
Dans les villes plus importantes, à Pourim, avait lieu la foire du ghetto, avec ses pantomimes, sa liesse et, à nouveau, ses jeunes gens masqués – certains pieux individus discutaient néanmoins pour savoir si tout ça était compatible avec la rigueur iconoclastique de la Bible. Jusqu’à la fin du XVIème siècle au moins, la coutume voulait qu’on élût un « Roi de Pourim », personnage burlesque qui imposait sa volonté à tout le quartier juif. C’était aussi le temps où se produisaient les théâtres amateurs du ghetto, qui mettaient en scène l’histoire de Mardochée et d’Esther, ou de Joseph et de ses frères, et alors, même des admirateurs chrétiens assistaient aux représentations quand cela leur était permis.
Des représentations semblables avaient lieu lors d’autres fêtes, comme à Pessa’h et, à l’occasion, les écoliers présentaient des dialogues moraux sous forme théâtrale, pour l’édification de leurs aînés. Ces représentations atteignirent leur apogée à Venise où, au XVIIème siècle, on créa effectivement un théâtre dans le ghetto, au grand dam des religieux de l’époque ; hommes et femmes de toutes conditions se pressaient avec enthousiasme pour assister à ces représentations. L’intérêt pour le théâtre ne s’éteignit pas avec le XVIIème siècle : même à Rome, vers la fin du XVIIIème siècle, on accordait aux Juifs le droit de présenter des comédies dans le ghetto, à condition qu’aucun chrétien n’y assistât ; à Sienne, en 1793, on autorisa la représentation d’une tragedia sacra à l’approche de Pessa’h, mais les hommes et les femmes étaient assis séparément, quoiqu’on eût prévu de surcroît une représentation spéciale destinée au beau sexe. 
L’institution du ghetto ne suffit pas à rompre entièrement les relations amicales entre Juifs et chrétiens, même à cette période. Ils trinquaient ensemble, partageaient des expériences, jouaient à des jeux d’argent, voyageaient de conserve, et parfois, même, entretenaient des relations sentimentales. Quoique sévèrement punies (encore au XVIIème siècle, la maîtresse d’un noble romain fut brûlée vive quand on découvrit qu’elle était juive), les intrigues amoureuses entre Juifs et Gentils existaient bel et bien ; et les pieux rabbins se lamentaient de voir qu’on négligeait les rituels sacrés, que de jeunes dandys juifs se mettaient à se raser la barbe, renonçaient à mettre leurs phylactères et allaient jusqu’à se faire aider pour s’habiller, même le Sabbat ! Les chrétiens visitaient souvent les synagogues, écoutaient les sermons avec intérêt, bravant ainsi l’autorité ecclésiastique qui désapprouvait catégoriquement, et il arrivait que les rabbins retournent le compliment par une visite aux églises. On raconte qu’en certains endroits, quand le gouvernement de la cité ne permettait pas aux chrétiens d’entrer dans les maisons juives pour allumer le feu les jours du Sabbat, c’étaient bien souvent les gardiens du ghetto eux-mêmes qui s’acquittaient de la tâche ; et que, lorsqu’était prévue une perquisition destinée à dénicher des écrits interdits, les Juifs étaient maintes fois prévenus par des amis chrétiens. Selon un écrivain juif du XVIIème siècle, les Vénitiens étaient « plus aimables et plus amicaux avec les Juifs que tous les autres peuples du monde », tandis que, malgré les préjugés de certains patriciens et de certains zélotes, les gens ordinaires étaient « amicaux et avenants, ils les aimaient beaucoup ». Si aucun élément extérieur ne venait troubler cette harmonie, on aurait pu en dire autant des autres villes. 
La fréqu ence avec laquelle, y compris à Rome, des édits dénonçaient les relations cordiales entre Juifs et chrétiens montre, s’il en était besoin, combien ces relations étaient courantes et naturelles. 

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Il n’aurait pu en être autrement, car le ghetto faisait partie intégrante, autant du monde italien que du monde juif, et aucune législation, si dure fût-elle, n’aurait pu abolir l’humanité partagée par deux composantes d’un même peuple

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