« Soyez querelleurs, cherchez la confrontation »

par Annelies Augustyns


Ruth KLÜGER, Refus de témoigner : Une jeunesse, Titre original : weiter leben : Eine Jugend (1992), Traduit de l’allemand par J. Étoré, Paris, Viviane Hamy, 1997.



Caustique, offensif, provocateur… le ton qu’adopte Ruth Klüger pour raconter son expérience de la Shoah est singulier, voire unique. Pas d’appel au pathétique ; pas de concession au kitsch. Le témoignage de cette Juive viennoise se situe aux antipodes de tout discours lénifiant ; elle ne ménage guère son lecteur et s’adresse en tout cas à son esprit critique, à son intelligence autant qu’à sa sensibilité. 
Un million et demi d’enfants ont été déportés dans des camps de concentration et seuls quelques-uns ont survécu à la Shoah. Quand ils ont eu la ‘chance’ de rester en vie, la plupart d’entre eux ont tu, toute leur existence durant, les horreurs de leur enfance. Ruth Klüger est l’une de ces victimes restée longtemps muette ; sur le tard, à l’âge de 58 ans, elle rompt ce silence en écrivant weiter leben : Eine Jugend/la vie continue : Une jeunesse, traduit en français sous le titre de : Refus de témoigner : Une jeunesse.

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Elle est née le 30 octobre 1931 à Vienne dans une famille juive émancipée, sans être assimilée. Son père, un médecin, est arrêté pour avoir aidé une femme à avorter. À peine sorti de prison, il s’enfuit en Italie ; fuyant le régime fasciste, il espère trouver refuge dans une démocratie accueillante, la France. Il y est arrêté et livré aux Allemands. Il meurt gazé à Auschwitz en 1944 sans avoir pu revoir sa fille et son épouse, restées à Vienne. 
Ainsi, la mère et la fillette vivent au quotidien l’exclusion systématique des Juifs de la vie publique jusqu’à leur déportation, en septembre 1942, au camp de Theresienstadt. De là, elles ont été déportées à Auschwitz-Birkenau où l’enfant échappe « par hasard » à la sélection fatale.
Plus tard, elles sont transférées à Christianstadt, un sous-camp de Groß-Rosen, dont elles s’échappent en 1945 dans une « marche de la mort ». Lorsque la guerre a pris fin, l’adolescente réussit à passer son bac en Allemagne. Mais deux ans et demi plus tard, c’est encore la fuite! Cette fois, vers les États-Unis où la jeune rescapée entreprend des études de germanistique la menant à une brillante carrière d’universitaire. 
L’Autriche, Theresienstadt, Auschwitz-Birkenau, Christianstadt, l’Allemagne puis l’Amérique… Ces lieux qui sont autant d’étapes d’une vie passée à échapper aux dangers, ordonnent et structurent l’autobiographie de la perpétuelle fugitive : De Vienne (p.9-74) aux camps (p.75-184) ; de l’Allemagne (p.185-244) à New-York (p.245-298).

Ruth Klüger n’a entrepris de raconter son histoire qu’en 1989. L’élément déclencheur en est, comme elle l’explique dans l’Épilogue (p. 297-316), un accident qui lui est arrivé à Göttingen, le 4 novembre 1988 : alors qu’elle allait chercher une étudiante le soir pour se rendre au théâtre, elle est heurtée par un cycliste. Par chance, elle échappe de peu à une paraplégie. 
En revenant sur cet épisode, elle y voit un symbole : quarante ans après les camps de concentration, elle subit une autre agression en Allemagne au cours de laquelle elle aurait pu également perdre la vie. Cette collision réveille ses souvenirs de l’époque hitlérienne, comme elle l’exprime de manière émouvante : « C’était comme si des cambrioleurs avaient tout chamboulé, étaient allés chercher jusque dans les moindres recoins les vieux papiers soigneusement emballés et ensuite, les trouvant inutilisables et sans valeur, les avaient rageusement éparpillés dans toute la maison, avaient arraché tous les tiroirs, lacérés les vêtements (…) et laissé toutes les armoires béantes ; et des objets vétustes, qu’on croyait avoir mis depuis longtemps à la poubelle, se retrouvaient projetés en pleine lumière.On se sent dépossédé, parce que ce chambardement fait paraître la maison elle-même endommagée et étrangère. Petit à petit l’on s’aperçoit que ce chaos apparemment irréparable recèle plus de vous-mêmes que la situation antérieure et son ordre apparent », p. 306.  

La prise de parole

Dès lors qu’elle prend la parole, qu’elle l’écrit, elle recourt à plusieurs artifices stylistiques. Pour dire dans toute sa profondeur son expérience douloureuse difficile à partager, elle déploie un art littéraire consommé.
Tout d’abord, les comparaisons, frappantes, tranchantes, qui éclairent ses expériences souvent obscures et difficiles à communiquer. Elle rompt avec la réticence générale à comparer la Shoah avec autre chose, car, dit-elle, « on ne s’en tire pas sans comparaisons », p.122.
La fragmentation est un autre moyen dont elle use pour approcher au plus près son expérience. Bien que son récit soit structuré chronologiquement, la narration est traversée par de constantes oscillations entre différentes époques ; des commentaires impromptus fusent ; des réflexions soudaines ponctuent sans répit le récit. 
Enfin, la poésie est sans cesse présente dans cette prose dense et tendue : elle insère à plusieurs reprises plusieurs de ses propres poèmes, accompagnés de leur interprétation ;  comme celui qu’elle a composé dans le camp de Christianstadt sur les fours crématoires d’Auschwitz : « Tous les jours derrière les barbelés,/Le soleil se lève tout empourpré,/Mais sa lumière faiblit et pâlit,/Quand vers le ciel l’autre flamme jaillit », p.138 …
On le voit, même si c’est encore, comme elle le reconnaît un poème d’enfant encore plein de ses lectures romantiques, la précoce lettrée qu’est Ruth Klüger sait « composer » sa parole.

Mais ce qui frappe le plus le lecteur, c’est la nouveauté du ton, sa vérité ! Un ton véhément, très critique, ironique, parfois sarcastique. En effet, pour l’écrivain, l’éclaircissement et la vérité sont essentiels même si des tabous doivent être brisés. Ainsi, dans son autobiographie, elle rend compte publiquement de la relation très conflictuelle qu’elle entretient, dès son enfance, avec sa mère. Le lecteur est presque choqué de ce règlement de comptes…, car de telles considérations intimes ne respectent pas les conventions de bienséances habituelles dans la littérature des camps.  
Il en va d’ailleurs de même pour d’autres sujets comme les usages et pratiques de la religion juive qu’elle ne se prive pas de critiquer. Ainsi, influencée sans aucun doute par le féminisme des années 1960 qu’elle découvre sur les campus des États-Unis, elle se plaint, à plusieurs reprises, de la domination des hommes dans le judaïsme traditionnel. Elle déplore par exemple le fait que seuls les hommes soient autorisés à dire le Kadiche et que les femmes ne jouent qu’un rôle subalterne – « Chez nous autres Juifs, seuls les hommes disent le Kaddish, la prière des morts », p. 28. Elle aimerait tellement le dire pour sa famille assassinée…

Ruth Klüger

 

Célébrer le nom

Elle célèbre autrement le nom de son père et son frère tués et celui d’autres victimes de l’horreur nazie : par la seule évocation de leurs noms. Le pouvoir de la nomination conjure le silence de l’oubli.
Elle ne se réfère pas, sur le mode réaliste, aux vrais noms de ses proches. Les noms qu’elle choisit de rappeler sont toujours significatifs conférant ainsi à son texte valeur d’inscription funéraire. Elle nomme, par exemple, une de ses amies, Anneliese ;  or c’ était le nom d’une jeune fille que cette amie avait connue et qui était morte dans un camp de concentration. En ré-utilisant le nom d’un défunt, Ruth Klüger rend hommage à une jeune fille assassinée ; elle en perpétue le souvenir, en  « gravant » son nom dans le texte. C’est le procédé dit de l’épitaphe, typique dans ce que l’on nomme « la littérature de la Shoah » : les victimes privées de vraie sépulture en acquièrent une ainsi, désormais, dans l’écriture. Consciente du fait que « tout génocide est un mnémocide », l’écrivain lutte également, par ce geste, contre l’oubli. Pendant la Shoah, la valeur des individus avait été abolie et l’on était réduit à l’insulte : « juif », ou pire encore à un numéro. Par la littérature, les victimes recouvrent leur nom. C’est une juste réparation. En d’autres termes, l’autobiographie de Klüger n’est pas seulement un témoignage, mais aussi un travail actif de commémoration.
Un acte de gratitude et de reconnaissance aussi bien. Dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, lors de la sélection, une femme lui demande son âge. La petite fille admet qu’elle n’a que douze ans – ce qui était trop jeune pour le travail physique dur ; cet aveu aurait pu conduire l’enfant immédiatement aux chambres à gaz. L’inconnue prenant un risque qu’elle aurait pu payer de sa vie, lui chuchote de mentir et de dire qu’elle a quinze ans. C’est grâce à la générosité de cette anonyme que la pré-adolescente est resté en vie. Bien qu’elle ne l’ait plus jamais revue, elle n’oublie pas de la remercier.
Écrire, c’est s’acquitter d’une dette.

Soyez critiques et quittez votre fauteuil confortable

Pourtant, Ruth Klüger ne se veut pas seulement gardienne de la mémoire du passé, mais – ce qui est plus important – aspire à sauvegarder la mémoire pour l’avenir. Afin d’atteindre cet objectif, elle s’adresse sans détour au lecteur  pour susciter le dialogue. Elle l’interpelle, le prend à parti, l’incite à ouvrir les yeux, à observer, à juger et conformer son attitude à sa pensée. L’âpre confrontation est la voie d’un dialogue authentique.   
La narratrice revient ainsi constamment, tout en racontant sa propre histoire, sur les discours que l’on tient à propos d’ Auschwitz. Elle brosse, avec quelque férocité, le portrait de ceux qui ne prennent pas la mesure de la tragédie ou tentent de la minimiser : « Teresienstadt n’était pas si terrible »,  m’informa une Allemande mariée à un de mes collègues à Princeton», p. 94.
Une semblable formule semble choquante, mais de telles réactions ne sont pas rares. Ce sont exactement le genre de phrases qui l’irrite profondément qui semble occulter le passé et le réduire en l’édulcorant ou le relativisant.
Ces malentendus font redouter à l’intellectuelle toujours en alerte que le souvenir des morts ne plonge définitivement dans l’oubli ; beaucoup, dans « les générations d’après », ne veulent plus entendre parler de ce terrible passé.

Cette attitude de lassitude, de dénigrement ou de surdité, elle la diagnostique et l’analyse chez la femme de son cousin Hans : « La femme de Hans, la non-Juive et Anglaise de naissance sort de la pièce : elle a entendu tout cela assez souvent et plus qu’assez. Ce qui est sûrement vrai. Et pourtant, elle n’a rien retenu, ses propos le manifestent aussi », p.13. 
Ruth Klüger déplore cette indifférence ou cet aveuglement chez ceux qui ne veulent pas être confrontés à la souffrance : « on en a trop parlé »… Même lorsqu’elle veut relater la terrible mort de son père, qui a été gazé, elle est interrompue de la façon suivante : « Oui […], nous nous rendons compte que c’était un coup dur pour vous, […] Mais nous ne voyons pas le problème cognitif. Votre père a mené une vie normale et est malheureusement décédé d’une mort non naturelle. Triste – mais où est la difficulté ? »,  p. 35.

L’autobiographe écrit sans jamais atténuer la violence de son propos : elle entend éveiller le lecteur avec lequel elle dialogue. Même une de ses tantes qui vit aux États-Unis lui recommande, pour son bien, d’oublier tout son passé et de ne plus y penser. En entendant un tel discours,  elle manque de se mettre en colère : ce passé est la seule chose qu’elle possède, c’est sa vie, « la vie déjà vécue » . De plus, cela signifierait « une trahison de [son] peuple, de [ses] morts ».
Si l’on supprime ou qu’on oublie le passé, on oublie également les assassinés, et c’est précisément contre cela que Ruth Klüger écrit : elle veut protéger les morts de la seconde mort, que l’oubli leur réserve. Elle recommande et insiste de parler de ce sujet complexe le plus ouvertement possible, car parler, c’est aussi se battre. C’est pourquoi elle plaide ouvertement pour un dialogue public : « Mais au moins, réagissez, ne vous voilez pas la face, ne prétendez pas d’emblée que cela ne vous concerne en rien, ou ne vous concerne que dans un cadre bien précisément tracé à la règle et au compas, et que vous avez déjà supporté la vue des photographies avec les tas de cadavres et payé votre tribut de culpabilité collective et de pitié. Montrez-vous combatifs, cherchez l’affrontement », p 155.

Werdet streitsüchtig, sucht die Auseinandersetzung… Cette phrase pourrait résumer la pensée de cette militante de la mémoire qui ne cesse d’appeler à la réflexion critique et à se battre contre l’amnésie. Les lecteurs du célèbre Journal d’Anne Frank voient dans cette adolescente une victime qu’ils pleurent.
De la pitié et des larmes, Ruth Klüger ne veut pas ; pas plus qu’elle ne souhaite qu’on la considère comme une victime. Elle se voit davantage comme une opposante, une lutteuse. Ce qu’elle cherche, c’est la confrontation d’où jaillit la réflexion et le dialogue vrai. 
Son livre est ainsi, par là même, une réponse aux révisionnistes qui prétendent que finalement tout n’était pas si mal, qu’il faut  relativiser, que la Shoah n’est qu’un point de détail dans la totalité du second conflit mondial. 
Accepter le passé tel qu’il a été et le regarder bien en face, c’est le fil rouge qui traverse l’oeuvre d’une autobiographie. L’auteur veut briser le rideau « de barbelés que le monde de l’après-guerre accrochait autour des camps. », « les barbelés infranchissables entre nous et les morts », p.108. 

La rime et la raison

Ce témoignage sur la Shoah n’est donc pas seulement un mémoire rétrospectif qui traite d’un passé révolu. Au contraire, il est surtout tourné vers l’avenir ; il vise à maintenir un état moral de conscience dans un avenir indéfini. La littérature est l’auxiliaire privilégié de cette exigence morale.
La littérature a guidé la jeune Ruth dés son enfance et pendant toute sa vie ; toujours heureuse lorsqu’elle obtient quelque chose à lire, elle parle même d’une « dépendance à la lecture ». Depuis toujours, la passion pour les livres la possédait, la rendant sensible jusqu’à la sonorité même des mots. Découvrant sur la plaque d’identité de son père l’inscription « Doktor Viktor Klüger« , l’enfant s’amuse du redoublement de la syllabe « tor », p.29 .

À ce don des langues, il faut ajouter qu’elle était capable de mémoriser tout ce qui rimait. Ce talent qu’elle s’était déjà découvert à Vienne lui a été très utile lorsqu’elle était dans les camps de concentration. Pendant les heures d’appel, qui parfois semblaient durer une éternité, elle se récitait des poèmes.  Ce faisant, elle a pu échapper à la terrible réalité pendant un certain temps. Les poèmes avaient la fonction d’une formule magique : « Les ballades de Schiller furent les poèmes des appels, grâce à elles je pouvais rester, des heures au soleil sans m’évanouir, parce qu’il y avait toujours un autre vers à dire, et quand on ne trouvait plus le vers suivant, on le cherchait dans sa tête et ça évitait de penser à sa propre faiblesse. Puis l’appel se terminait, on arrêtait le disque dans sa tête, à peu près à : « Que votre bouche de métal/ne se voue qu’à des êtres choses éternelles et graves. » On pouvait s’en aller, et boire de l’eau. Jusqu’à l’appel suivant. », p. 136. Au lieu de penser à la faim ou à la soif, elle a récité ses poèmes, faisant reculer l’horreur du moment présent. 
Elle n’a pas seulement dit, mais aussi écrit des poèmes elle-même, qu’elle a intégrés dans le corps de son autobiographie. Ce recours à la poésie, qui est loin d’être unique dans les camps, offrait une sorte de consolation et constituait une manière de contrepoids à la terrible réalité. La littérature a pu être aussi une arme spirituelle.
On peut supposer que ces poèmes lui ont offert la seule ou la dernière sécurité dans les camps de concentration où régnait un certain chaos ; ils étaient un élément puissant dans la stratégie de survie : « Celui qui se contente de subir la vie, sans rime ni raison, court le risque de perdre la tête (…). Je n’ai pas perdu la raison, j’ai fait des rimes », p. 140.
Pour la défense de la littérature et de la poésie en particulier, elle engage une discussion avec le propos de Theodor W. Adorno souvent cité et débattu, selon lequel écrire un poème après Auschwitz est barbare et affirme contradictoirement que seule la littérature est capable de rendre les événements d’Auschwitz compréhensibles pour la postérité, « car les poèmes sont un certain type de critique de la vie et pourraient aider à  la comprendre ».

***

Ainsi, le récit autobiographique de Ruth Klüger dépasse  la simple évocation de son histoire personnelle ;  au lieu de mettre son « je » au centre, elle convoque en permanence son lecteur présent et futur qu’elle appelle à réfléchir. Elle le contraint à regarder dans son propre cœur, mis à nu.


Références bibliographiques

C. Coquio, A. Kalisky (Textes choisis, annotés et présentés par), L’enfant et le génocide : Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris,  Robert Laffont, 2007, Collection Bouquins Laffont.
Une présentation succincte ce recueil de textes : M. Dautrey, « L’enfant et le génocide », Acta fabula, vol. 9, n° 3, Mars 2008.

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